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n 1900, dans un article visionnaire
intitulé « La diffusion à venir des grandes villes », H. G. Wells
inventait le terme de « cité-tourbillon » (« whirpool-city ») capable
d'attirer à elle et d'absorber en son sein et les populations et les industries des
contrées les plus reculées. Dans La Ville globale (1), Saskia Sassen dresse avec brio le portrait d'un
nouveau type de métropole, centre de commandement du capitalisme planétaire, né du
double mouvement paradoxal de « dispersion » des activités
manufacturières à travers le globe et de « centralisation » des
fonctions de coordination, de prévision et de gestion « mondialisées », dont
New York, Londres et Tokyo nous livrent l'archétype.
L'ouvrage s'organise autour de quatre thèses,
qui définissent autant de propriétés distinctives de la « ville mondiale ».
Premièrement, plus l'économie s'internationalise et plus les fonctions de contrôle des « grandes
firmes s'agglomèrent dans un petit nombre de sites », niches au coeur des pays
les plus avancés, puisque c'est sur ces derniers que l'investissement transnational s'est
recentré depuis la fin des accords de Bretton-Woods. Par conséquent, et en second lieu,
la « ville mondiale » n'est pas un simple pôle de décision
stratégique : c'est aussi « un site de production » très
particulier puisque les marchandises qui s'y fabriquent sont les services spécialisés
nécessaires aux entreprises multinationales (assurances, droit, comptabilité et
fiscalité, publicité et relations publiques) et les nouveaux instruments financiers
indispensables au management planétarisé. Ensemble, ces deux secteurs constituent le fer
de lance de la nouvelle économie urbaine.
Troisième idée-clef, l'apparition des
« villes mondiales » « remodèle la hiérarchie urbaine »,
nationale et internationale : d'une part, elle accentue le déclin relatif des
métropoles secondaires, dépendantes des industries traditionnelles ; d'autre part,
loin d'être rivales, ces villes s'inscrivent dans un même réseau planétaire qui
transcende les frontières et ronge la souveraineté de leurs Etats respectifs. Enfin,
l'ascension de cette nouvelle espèce de métropole se traduit par la « dualisation »
de la structure socioprofessionnelle et spatiale de leurs populations, par
l'institutionnalisation du marché du travail informel et par l'accroissement corrélatif
des inégalités de classe. Ainsi la haute noblesse d'entreprise vivant dans les quartiers
huppés en plein boom et le sous-prolétariat des bas quartiers déshérités à forte
proportion d'immigrés croissent-ils partout dans une relation symbiotique.
Solidement documentées, les thèses de Sassen
soulèvent autant de problèmes qu'elles en résolvent. Tout d'abord, nombre des tendances
économiques récentes, hâtivement attribuées à la « mondialisation »,
s'observent tout au long du XXe siècle pour peu qu'on élargisse la période
d'observation (2). Ensuite,
en sélectionnant comme sites empiriques les trois places financières hégémoniques du
moment, Sassen ne se condamne-t-elle pas à trouver que le nouveau « régime
urbain » est dominé par la finance internationale ? Dans la foulée, on ne
voit pas clairement pourquoi les mêmes innovations technologiques qui facilitent la
dispersion de la production manufacturière n'ont pas autorisé l'éclatement de la
production des « capacités de contrôle mondialisé ». Enfin, on peut
regretter que l'économie politique que pratique Sassen mette par trop l'accent sur
l'économie au détriment du politique : le rôle de l'Etat n'y est guère
qu'effleuré (3) alors que
toutes les études comparatives montrent que ce dernier contribue fortement à déterminer
la nature, la forme et l'étendue des inégalités sociales.
Ces critiques n'enlèvent rien au mérite de Saskia
Sassen : par sa force et sa clarté analytiques autant que par les questionnements
qu'il fait surgir, le modèle théorique proposé est indispensable pour repenser
l'articulation entre l'ordre urbain (inter)national in statu nascendi et le nouvel
ordre capitaliste planétaire.
(1) Saskia Sassen, La Ville globale. New York,
Londres, Tokyo, Descartes amp; Cie, Paris, 1996, 530 pages, 220 F.
(2) Neil Fligstein, « Mythe et réalités de
la mondialisation », Actes de la recherche en sciences sociales, septembre
1997.
(3) On trouvera un début de correction in Saskia
Sassen, Losing Control ? The State in the Global Economy, Columbia University
Press, New York, 1997.
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