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  Loïc Wacquant

 
   

   Politique

 
   

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  Loïc wacquant

 

 LES SOCIALISTES PRIS DANS
 LEUR PROPRE PIÈGE SÉCURITAIRE.

 
 

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Loïc Wacquant, sociologue, professeur à l’Université de Californie et chercheur au Centre de sociologie européenne du Collège de France.
Une version de ce texte, sous le titre Le piège sécuritaire est parue dans Les Inrockuptibles, p.29, n° 335, du 24 au 30 avril 2002.

 

 

  

C omment expliquez-vous les résultats de ce premier tour et considérez-vous que la thématique sécuritaire a contribué à embourber la campagne de Lionel Jospin?

Les socialistes n'ont qu'eux-mêmes à blâmer pour cet échec retentissant. Car la grande surprise de ce premier tour, ce n’est pas le vote Le Pen (il retrouve en voix en gros le même nombre d’électeurs qu’en 1995) mais l'effondrement du PS et de la gauche gouvernementale alors que la droite, elle aussi éparpillée, est conduite par un politicien usé, délinquant multirécidiviste et menteur professionnel, qui n’a plus comme programme que sa seule perpétuation à la tête de l’État (afin d’éviter la prison). Cet échec est dû a trois facteurs : le reniement des promesses et des idéaux de gauche dont Jospin s’était fait le champion en 1997, l’attentisme sur certains dossiers critiques, et un autisme stupéfiant, principe d’une erreur stratégique grossière sur la sécurité. Les Socialistes croyaient, avec ce thème, poser un collet pour neutraliser la droite et c’est eux qui sont tombés dans une trappe sans fond et ont offert un marche-pied en or à Le Pen.

Le reniement touche à plusieurs éléments-clefs de la politique de gauche promise en 1997 et que Jospin s’est empressé de mettre au rebut à peine élu. Ainsi le refus du pacte de stabilité européen s’est mué en soumission aux diktats budgétaires de Maastricht, la création d’un «gouvernement économique» au niveau de l'Europe s’est transformée en gadget toujours remis à plus tard et le projet d’une «Europe sociale» en incantation aussi sonore que creuse. Les lois Pasqua-Debré qui devaient être abrogées ont été maintenues et la régularisation des sans papiers entamée puis interrompue à mi-chemin. Le salariat précaire, loin de reculer, a été normalisé et le travail flexible étendu par le biais de la loi sur les 35 heures. Jospin avait aussi juré de défendre le service public et d’arrêter les privatisations; il a plus privatisé que Chirac, Balladur et Juppé réunis et largement engagé le bradage des télécoms avec en ligne de mire la poste, le gaz, les transports ferroviaires, etc. Du fait de ces reniements, la précarité et les inégalités sociales n’ont cessé d’augmenter en cinq ans : contrairement au discours ambiant d’auto-satisfaction du PS, la gauche gouvernementale partait plombée.

Ensuite, Jospin a fait preuve d’un attentisme étonnant sur un certain nombre de grands dossiers, comme l’éducation (où on a ressortit Lang du placard mitterrandien pour essuyer pendant un an les plâtres du typhon Allègre et surtout ne rien faire), l’écotaxe et la loi sur l’eau (où les lobbies industriels et paysans s’en sont donné à cœur joie) et les retraites (qu’on promet brusquement de régler en un an après les présidentielles alors qu’on n'a rien fait en cinq ans avant). Un cycliste qui fait du surplace n’enflamme pas les foules.

Enfin, les socialistes ont souffert d’autisme suraigu qui les a conduit à faire des bévues formidables. Pierre Bourdieu l’avait montré dans La Misère du monde dès 1993 : la classe politique française dans son ensemble est déconnectée du pays, enfermée dans son petit monde à elle; elle vit en vase clos et en cercle fermé avec les gens de média, de télévision, abreuvée de sondages (qui avaient tout faux une fois de plus et qu’on continue pourtant de citer et de discuter savamment) et ignorante des réalités du pays. Ignorante d’abord de l'insécurité sociale,et je souligne «sociale» trois fois, générée par la transformation du rapport salarial et la décomposition des anciennes formes de solidarité de classe. Quand Jospin glose sur le «retour au plein emploi» à l’horizon d’une législature alors qu'il y a plus de deux millions de personnes au chômage et que le taux d’adultes sans emploi dépasse 50 ou 60% dans nombre de quartiers populaires dévastés par 25 ans de politiques de «désinflation compétitive», c'est de la provocation. Qui fait le jeu de l'extrême droite, qui elle reconnaît que les choses ne vont pas bien et que la France «moderne» est d’abord une France qui fait mal aux petits.

La question de l'insécurité vient se greffer sur tout ça, elle ne détermine rien en elle-même et par elle-même. La grande erreur des socialistes est justement d’avoir autonomisé puis canonisé le thème de la délinquance. Alors il faut se garder de reproduire cette erreur dans l’analyse et d’en faire l’unique raison de la débâcle du PS. En vérité, la montée de la précarité et du salariat désocialisé a produit dans le pays une très grande anxiété sociale, une peur de l’avenir, peur de la chute et de la déchéance sociales, peur aussi de ne pas pouvoir transmettre son statut à ses enfants dans une compétition sociale accrue et incertaine. Cette insécurité sociale diffuse, qui touche (objectivement) les familles de classes populaires mais aussi (subjectivement) de larges fractions des classes moyennes, s’est focalisée, grâce au discours des politiciens et des médias, sur la question de l'insécurité «criminelle». La faute politique de Jospin a été de croire qu’il pouvait tirer un bénéfice électoral en faisant l’impasse sur la question sociale pour s’occuper à la place de la question criminelle pire, de manipuler la thématique de la délinquance pour faire écran à la montée de la précarité et de la misère sous un gouvernement de gauche.

On attendait que le PS agisse et fasse des propositions sur ce terrain de l'insécurité "sociale"...

Oui, et c'est là que Lionel Jospin et le PS ont commis une trahison et une erreur politique historiques, comme la gauche néolibéralisée des pays européens voisins, en important un discours américain préfabriqué qui réduit la question sociale à la question criminelle et qui propose de traiter les problèmes sociaux en s'appuyant sur l’appareil policier, judiciaire et pénitentiaire (comme je l’ai montré dans mon livre Les Prisons de la misère). Ce discours, c'est le complément en matière de «justice» de la politique de dérégulation économique et de rétraction de la protection sociale. Cette politique de pénalisation de la pauvreté sert au passage a réaffirmer la capacité d'action de l’État et à redonner une légitimité à des politiciens qui, justement, prêchent désormais à l’unisson l’impuissance publique sur le front économique et social. En légitimant le discours sécuritaire de droite, Jospin a ouvert un boulevard à Chirac et tous deux ont banalisé le discours lepéniste.

On m’opposera que cette montée de la politique sécuritaire est en rapport avec une nouvelle réalité «de terrain» mais c'est là une escroquerie intellectuelle extraordinaire. Quand on regarde les courbes des crimes et délits en France, on observe que la criminalité n'a pas brusquement changé d'échelle ou de physionomie ces dernières années. Ce qui a changé, c'est la façon dont on la perçoit, dont on la traite et l’amplifie médiatiquement, et dont on propose d'y réagir politiquement. Il suffit de regarder les couvertures des magazines, qui tous depuis trois mois titrent sur l'"insécurité", de regarder les journaux télévisés (y compris sur les chaines publiques) qui sont réduits à la chronique des faits divers de délinquance. L’institut TNS Média produit une courbe UBM, Unité de Bruit Médiatique, qui montre que dans l'année passée, le thème de l'insécurité est arrivé loin devant tous les autres thèmes avec dix fois plus de «bruit médiatique» que le chômage. Qui pourrait maintenir aujourd'hui que l'insécurité est un problème dix fois plus grave que le chômage?

Comment l'électorat de gauche a-t-il réagi à la campagne de Jospin et de ses partenaires de gouvernement?

La gauche gouvernementale a donné la preuve qu’elle est totalement et sans doute définitivement déconnectée des classes populaires. Elle est aveugle aux souffrances des fractions déclinantes de la vieille classe ouvrière des usines, frappées de plein fouet par la désindustrialisation et les délocalisations qui ont continué bon train depuis cinq ans, et qui, dépitées par la participation du PCF au gouvernement, se sont réfugiées dans l’abstention (le refus de voter atteint 50% dans certaines villes industrielles et parmi les chômeurs) ou ralliée au discours onirique et haineux du Front national. Et elle est sourde aux revendications et aux mobilisations qui animent les fractions montantes du nouveau prolétariat des services, emmené par les jeunes salariés précaires et sous-payés des McDonald, Fnac et autres Go-Sport, qui eux se sont tournés vers l’extrême gauche. Et on ne voit pas pourquoi les uns et les autres soutiendraient un Premier Ministre qui s’est présenté d’emblée en disant qu’il n’était pas «socialiste» et dont le gouvernement s’est plus soucié de réduire les impôts sur les cadres expatriés des multinationales que d’augmenter les minima sociaux. Alors à entendre les caciques du PS bramer dimanche soir après les résultats que ces électeurs de l’extrême gauche doivent regretter leur vote, on se dit qu’ils n’ont décidément rien compris et que ce n’est pas sur eux que l’on peut compter pour remettre les idéaux de justice sociale au centre de la vie politique française.
   

 
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