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Traduit
de l’anglais par Cécile Koufou.
Serge
Halimi : journaliste au Monde Diplomatique, auteur, entre
autres, de Quand la gauche essayait, Édition Arléa-Poche,
2000, 646 pages, 11,45 euros.
Loïc Wacquant : sociologue à l’université
californienne de Berkeley et au centre de sociologie européenne
du Collège de France, auteur, entre autres, de Corps et
âme – Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur,
Éd. Agone, 268 pages, 16,77 euros.
Texte
à paraître in Le
Passant Ordinaire.
Une première version non remaniée de cet article est
parue dans le journal britannique The Guardian le 24/04/02.
Il est en ligne, en version originale,
sur le site http://www.homme-moderne.org/, site qui assure également
la mise en ligne de Pour Lire Pas Lu (PLPL) http://www.plpl.org.
dont les numéros 6 et 8 ont abordé respectivement la
question de l’insécurité dans les médias et celle
des reniements de la gauche plurielle.
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ien
de très nouveau dans l’ascension relative de Le Pen. Ce phénomène
ne saurait être expliqué par les problèmes fourre-tout
de la xénophobie, de l’antisémitisme et de « la
peur de l’autre », même si ces sujets nourrissent une quantité
industrielle de réflexions d’essayistes médiocres rêvant
de voir leurs analyses sur « l’ethnicité » et la
« fragmentation » traduites dans leur pays de prédilection,
les États-Unis (d’où elle sont au demeurant importées).
Non, le cœur du problème réside dans la trahison de
classe des « nouveaux socialistes ». En France et ailleurs
en Europe.
En 1988, Jean-Marie Le Pen a obtenu 4 400 000 voix au premier
tour de l’élection présidentielle. Sept ans plus tard,
il en recueillait 4 600 000. Dimanche 21 avril son score
a atteint 4 800 000 voix. Rien de très spectaculaire
là-dedans, à ceci près que Le Pen a réussi
cette année à se qualifier à l’arrachée
pour le second tour — pour y être écrasé.
Au fond, il s’est passé peu de choses depuis cinq ans (voire
vingt-cinq ans), susceptibles d’éloigner de l’extrême
droite les suffrages des classes populaires qui ont vu leurs conditions
de vie continuer à se dégrader et qui étaient
tentées de répondre à cette dégradation
en déposant ce qui à leurs yeux s’apparentait à
une bombe dans l’urne, un vote Le Pen.
L’ascension de l’extrême droite, engagée au début
des années 80, a coïncidé avec l’abandon, par la
gauche française, de sa tradition prolétarienne et de
son ambition de « rupture avec le capitalisme ». Au moment
où le Parti Socialiste modifiait sa doctrine et son action
politique dans le but de séduire les classes moyennes éduquées
— entraînant dans ce mouvement le Parti Communiste (au
travers de sa participation au gouvernement), le Front National est
devenu le parti qui saurait attirer le plus grand nombre d’ouvriers
et de chômeurs.
« Arracher ses racines pour mieux s’épanouir est le
geste idiot d’un idiot » avait prévenu François
Mitterrand avant de consacrer lui-même beaucoup d’énergie
à ce genre de jardinage. Depuis, son reniement a été
théorisé à plusieurs reprises par les socialistes,
en particulier par les plus « modernes » d’entre eux :
Laurent Fabius, Pierre Moscovici, Dominique Strauss-Kahn. Porte-parole
du candidat Jospin et premier ministrable dans le cas où celui-ci
l’aurait emporté, Dominique Strauss Kahn a ainsi expliqué
que, dans un pays riche qui compte néanmoins près de
trois millions de chômeurs et de quatre millions de personnes
vivant officiellement en dessous du seuil de pauvreté, « il
me semble que la société considère aujourd'hui
qu'elle est proche de la limite en matière de redistribution ».
Il a complété son « analyse » en estimant
que « du groupe le plus défavorisé, on
ne peut malheureusement pas toujours attendre une participation sereine
à une démocratie parlementaire. Non pas qu’il se désintéresse
de l’Histoire, mais ses irruptions s’y manifestent parfois dans la
violence ». Le 21 avril dernier, une fraction significative
de ce « groupe le plus défavorisé »
a manifesté son absence de sérénité de
la manière qu’on connaît… Ce qui a d’ailleurs promptement
permis à M. Strauss-Kahn et à ses amis de manifester
contre la montée du Front national, le pyromane affectant souvent
de devenir pompier.
Il y a quelques mois, le New Labour de M. Blair avait
même été pris pour modèle par les socialistes
français. Sitôt connue la seconde victoire consécutive
des travaillistes, M. Moscovici, ministre des Affaires Européennes
et proche de M. Jospin, n’exultait-il pas dans les colonnes très
prolétariennes du Financial Times : « Cette
victoire est une excellente nouvelle pour la gauche et pour l’Europe.
M. Blair est un exemple formidable pour les autres sociaux-démocrates. » ?
Formidable exemple en effet, pour la gauche, que ce porte-parole de
la politique étrangère de M. George W. Bush et
cet allié en Europe des orientations ultra-libérales
de MM. Berlusconi et Aznar.
Nous savons désormais que la France n’est pas le Royaume-Uni,
et qu’une « social-démocratie » de type blairiste
est rejetée, ici, par le peuple de gauche. Le système
électoral à deux tours permet l’expression d’un tel
rejet que le refus de la soumission au dogme néo-libéral
rend naturel. Une partie massive de l’électorat a donc voté
contre les « partis de gouvernement » les renvoyant dos
à dos, consciente à la fois de leur désir de
cibler presque exclusivement les classes moyennes, et de leur dédain
affiché des ouvriers et des pauvres. En France, les électeurs
de gauche et les fractions les plus prolétariennes de la société
ont encore la possibilité de punir les candidats qui trahissent
leurs engagements électoraux.
Lionel Jospin avait pris l’engagement solennel de préserver
le secteur public : « Je suis pour arrêter le programme
de privatisations. » promettait-il en 1995,
lors du débat l’opposant à Jacques Chirac. Il est devenu
le plus grand « privatiseur » de l’histoire de France, et
il s’apprêtait à laisser basculer les chemins de fer,
la Poste et EDF dans ce même système de « concurrence »,
pour satisfaire les commissaires bruxellois chargés de faire
régner l’ordre libéral. Jospin avait promis de renégocier
le pacte européen de stabilité qui oblige les membres
signataires à mener des politiques fiscales et monétaires
orthodoxes. Il l’a signé tel quel une semaine après
son arrivée à Matignon. Jospin avait promis de défendre
les salaires et les emplois à temps complet. Au lieu de cela,
la loi sur les 35 heures s’est révélée être
une machine à flexibiliser le travail de millions d’ouvriers
et d’employés, les obligeant à travailler la nuit, les
week-ends, et à consentir à un gel de leur pouvoir d’achat.
Aiguillonné par un Laurent Fabius qui, brillamment, avait prédit
que la gauche perdrait l’élection présidentielle si
elle ne baissait pas le taux de l’IRPP…, Jospin est même devenu
le premier chef d’un gouvernement de l’histoire de la gauche française
à avoir réduit le niveau d’imposition des classes favorisées.
En septembre 1999, théorisant déjà son impuissance
à conduire une politique de gauche, il déclarait : « Je
ne crois pas qu’on puisse désormais administrer l’économie.
Ce n’est pas par la loi, par les textes, qu’on régule l’économie.
Tout le monde admet le marché ». Pourtant, la victoire
de Jospin en 1997 reposait sur la promesse d’un retour au volontarisme
politique, lequel devait, précisément, rompre avec cette
dictature de « marché ». N’était-ce pas là
l’une des leçons du mouvement social de novembre-décembre
1995 ?
Parce qu’il a affirmé l’impuissance de l’État sur le
front économique et social (quatre années d’une robuste
croissance économique ont augmenté l’opulence des riches
sans réduire le nombre et le dénuement des pauvres),
Jospin a dû investir sa légitimité de gouvernant
sur un autre front. Ce fut celui de la lutte contre la délinquance.
En plagiant le triste slogan publicitaire de Blair : « intraitable
face à la délinquance, intraitable devant ses causes »,
il a favorisé la consécration d’un thème traditionnel
de la droite, celui du maintien de l’ordre, et ouvert ainsi une vaste
zone de conquête politique à la fois à Chirac
et à Le Pen. Le racolage des médias aidant, « l’insécurité »
allait bientôt envahir presque toute la sphère publique.
Des programmes de la télévision-poubelle aux journaux
prétendument de référence (comme l’a rappelé
le numéro 6 de PLPL, Le Monde a diffusé chez
les kiosquiers des affichettes hurlant « Insécurité :
alerte ! »), les médias ont martelé ce thème
ad nauseam. À tel point qu’on aurait pu croire que la
France était engloutie dans la spirale d’un effondrement de
l’ordre public. Dans un pays où le chômage demeurait
juché à un niveau historiquement élevé,
les reportages et les articles ayant trait à « l’insécurité »
furent près de dix fois plus nombreux que ceux qui abordaient
la question du chômage, c'est-à-dire de la première
des insécurités sociales. Le Pen n’eut pas besoin d’exposer
ses idées, les médias firent campagne pour lui. En avril
dernier, il s’en félicita en ces termes : « Les
hommes politiques, les journalistes et les politologues parlent un
langage qui n'est pas très éloigné du mien, quand
il ne le recouvre pas, voire le dépasse. Je me suis normalisé
puisque tout le monde parle comme moi. » Entre les deux tours,
remords civique ou commerce antifasciste oblige, chacun, hommes politiques,
journalistes et politologues, se mobilisa contre la « peste brune »…
La vague de désespoir qui a balayé la France au moment
du premier tour n’a pas été effacée par l’échec
cuisant de Le Pen au second tour. Au sein des couches les plus défavorisées
de la société, celles qui ont été abandonnées
par les partis de gauche, ce désespoir demeure. Tant qu’en
France et en Europe, la gauche continuera à ignorer le développement
de l’insécurité sociale engendré par la déréglementation
économique, elle méritera de perdre le pouvoir. Un « pouvoir »
auquel elle a cessé de croire.
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