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soir, je suis allé au cinéma voir Wesh Wesh.
À ma gauche, une rangée devant, est venu s’asseoir Jean-Pierre
Chevènement. Comment, dès lors, regarder ce film-vérité
sur la souffrance quotidienne de cette "sous-France"—comme
dit joliment Daniel Mermet— enfermée dans la misère
et le désœuvrement des banlieues anciennement ouvrières
abandonnées de tous sans faire mentalement la navette entre
l’écran et ce spectateur particulier ? Particulier car,
même si Rabah Ameur-Zaïmèche, le réalisateur,
n’a pas fait figurer son nom au générique, Monsieur
Chevènement, en sa qualité de Ministre de l’intérieur
qui négocia avec vigueur et fierté le virage sécuritaire
de la "gauche plurielle" en 1997 et contribua à banaliser
le discours répressif sur la délinquance par ses saillies
sur les "sauvageons", est un acteur du film à plus
d’un titre.
La
mise en coupe policière des cités populaires mises en
jachère économique et sociale par vingt ans de politiques
de dérégulation, de privatisation, et d’abandon urbain
(de gauche comme de droite), avec ses "cellules de veille",
"groupements locaux de traitement de la délinquance",
CRS sédentarisés et autres comparutions immédiates
à la pelle, c’est lui.
La
normalisation du harcèlement des jeunes au bas des bâtiments,
la banalisation des incivilités et des violences policières,
tutoiement de rigueur, insultes de routine, regards narquois et comportements
agressifs, arrestations au faciès, contrôles humiliants,
interventions brutales et gachettes faciles, c’est lui. C’est curieux
d’ailleurs comme, lorsqu’on parle d’incivilités et d’insécurité,
on ne mentionne pratiquement jamais celles que les forces de l’ordre
génèrent en bien des lieux, par leur présence
à la fois trop discrète (pour être efficace) et
trop ostentatoire (là où elles sont le seul "service
public" qui reste), leur surveillance tatillonne, et surtout
l’impunité totale dont elles jouissent de la part de leur supérieurs
et leurs tuteurs politiques quand il leur arrive de "déraper"
(on pense aux policiers meurtriers récemment acquitté
à Mantes-la-Jolie et blanchi à Orléans, à
qui les tribunaux ont accordé un permis de tuer quand bon leur
semble dans les quartiers dits sensibles). Non que leur métier
soit facile et agréable, tout au contraire. Mais justement :
pourquoi leur demander de faire en sus du maintien de l’ordre le travail
que le travail social ne fait plus et qui n’est pas le leur ?
Le
maintien de la double peine, châtiment inique et injustifiable,
condamné à moultes reprises par la Cour européenne
des droits de l’homme, qui fait qu’on paie deux fois pour le même
crime si on n’affiche pas la nationalité qu’il faut devant
le juge, qu’on se voit déporté dans un pays où
souvent on a à peine mis les pieds, maintenue et appliquée
alors que la gauche en campagne avait promis son abolition, c’est
aussi lui.
Enfin,
la régularisation avortée des sans-papiers, qui plongea
dans une détresse et une illégalité accrues ceux-là
mêmes qu’on avait promis d’en sauver, comme Kamel, le héros
du film, acculé à l’ombre et réduit à
l’infraction comme dernier recours contre le néant d’une existence
niée, c’est encore et toujours lui.
C’est
dire que, si Wesh Wesh devait concourir pour les oscars, Mr.
Chevènement mériterait de figurer dans la compétition
pour le "meilleur second rôle" (bien qu’invisible
à l’écran) ou bien comme co-scénariste, et avec
lui le gouvernement Jospin. Car ce film est une sorte de catalogue
vivant et visuel des promesses non tenues de la gauche gouvernementale
envers les quartiers et les populations que la langue technocratique
dit "à problèmes".
Wesh
wesh : qu’est-ce qui se passe dans la tête et le cœur
d’un ancien ministre dit de gauche quand il voit, de ses yeux, qu’il
a, par ses décisions, par son discours, par son action et son
inaction conjuguées, contribué à ancrer la désespérance
et l’injustice sociales au plus profond de la République ?
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