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Présentation :
1939,
au cœur des montagnes de Haute Kabylie. Dans un village gouverné
par les valeurs et les coutumes ancestrales, les existences se déroulent
au rythme des saisons. Mokrane y est né, y a grandi et y vit
dans l'alternance des douleurs, des espoirs, des vengeances. Au moment
de la guerre, la mobilisation et le départ des hommes engendrent
un désarroi confusément ressenti comme une malédiction
sur le village. Les habitudes et les mentalités changent, l'ordre
colonial commence à ébranler l'harmonie séculaire
d'un monde enchanté sentant sa fin prochaine.
Glossaire
Aourir
: village berbère de Kabylie.
Aroumi : l'Européen, et en particulier le Français.
Baraka: pouvoir surnaturel d'un saint.
Cheikh : en arabe, « ancien ». Sage, chef de tribu. Titre
honorifique, d'usage multiple, désignant un dignitaire.
Tajmaït : assemblée du village.
Takoravt : cimetière de Tasga.
Taleb : étudiant d'une école coranique.
Tasga : village du narrateur.
Timechret : sacrifice de moutons ou de bœufs fait par tout un village
à certaines occasions.
Iroumien : pluriel de Aroumi.
e
toute façon on ne parlait plus que de cela, les femmes à
la fontaine, sur les routes, les hommes sur la place publique, dans
les cafés, les marchés. Pour des raisons diverses et
par une étrange inconséquence chez ces hommes et ces
femmes qui n'en auraient à subir que les ruines, c'était
presque dans l'allégresse qu'on attendait la guerre. Enfin
un grand événement, essentiel, puisqu'on y laissait
la vie, général, puisqu'il affectait tout le monde,
allait briser la monotonie de vivre. Comme si chacun était
fatigué de n'attendre chaque jour que ce qu'il avait connu
la veille, ils augmentaient encore du poids de leur consentement exprimé
ou tacite la course folle vers la solution stupide. Du reste tout
les y poussait : le bourrage de crâne de la presse, celui
de la radio, des racontars à l'origine soigneusement calculés,
la misère. Cette grande veulerie et cette indigence qui depuis
des années s'étaient abattues sur Tasga et tous les
autres villages de la montagne allaient peut-être trouver là
leur remède ? Tous en étaient arrivés sinon
à la vouloir, du moins à vaguement l'attendre.
Depuis
longtemps en effet, notre cité souffrait d'une maladie étrange,
insaisissable. Elle était partout et nulle part; elle semblait
disparaître quelques mois, puis fondait brusquement, terriblement,
comme pour rattraper le court moment de répit qu'elle nous
avait laissé. On avait essayé tous les remèdes ;
rien n'y faisait, d'autant plus que nul ne savait exactement quelle
était la cause du mal, quel saint on avait offensé,
en quoi les jeunes avaient dépassé la juste mesure ou
les vieux fait à l'assemblée des raisonnements faux
et pris des décisions injustes.
Deux
ans de suite toutes les sources avaient tari, et il avait fallu descendre
chercher l'eau très bas, dans la vallée. La grêle
avait brûlé le blé en herbe ; on avait éteint
dans le même été quatre incendies à quelques
jours d'intervalle dans la même forêt d'Ifran. Les enfants
ne se battaient plus; ils s'asseyaient en rond sur la place, comme
les vieux, et parlaient d'automobiles ou du prix des denrées,
ils ne jouaient pas, comme nous jadis, aux chacals, aux sangliers,
aux jeux aventureux qui nous menaient jusqu'à Aourir et plus
loin ; il n'était jamais question parmi eux de batailles
à coups de pierres ; et les vieux qui nous les interdisaient
à cause des blessures et des ravages que les deux camps faisaient
dans les champs, finirent par regretter que nulle troupe jamais ne
couchât les moissons dans sa course rapide. Il naissait toujours
autant d'enfants, mais c'étaient surtout des filles; il y avait
aussi beaucoup de morts, mais c'étaient plutôt des garçons
qui mouraient. Un vent maléfique soufflait sur Tasga ;
tous les vieux se souvenaient d'être sortis tête nue sous
la neige ; il avait suffit à notre cordonnier de rester
sous le vent du nord le temps de ferrer son âne : on l'a
enterré le lendemain. Un si brave homme, qui vous raccommodait
des chaussures pour presque rien.
Mais
le plus grave n'était pas là, le plus grave, c'était
cette tristesse qui suintait des murs ; ces ânes lents
qui descendaient la pente de Takoravt, ces bœufs somnolents, ces femmes
chargées semblaient s'acquitter sans joie d'une corvée
insipide qu'ils avaient tout le temps de finir : il semblait
qu'ils avaient devant eux l'éternité, alors ils ne se
pressaient pas ; on aurait dit que les hommes et les femmes n'attendaient
plus rien, à les voir si indifférents à la joie.
Et
puis trop de jeunes gens partaient pour la France, où ils allaient
gagner de l'argent. La terre ne pouvait pas suffire à tous
les besoins. Nos grands-pères avaient deux fois moins de besoins
et quatre fois plus de terre que nous. Alors tout le monde partait.
Cela avait commencé par les deux fils du cordonnier, après
la mort de leur père ; puis Mebarek était parti,
Ouali, Ali, puis Idir, mais de celui-ci on ne pouvait rien dire ;
ce n'était certainement pas pour travailler qu'il était
parti ; et on ne savait même pas s'il reviendrait.
Alors
les rues vidées des groupes bruyants, brutaux et gais de tous
ces jeunes gens partis gagner de l'argent devinrent propres et froides.
Les jeunes filles, que personne n'attendait maintenant sur les places,
ne cherchaient plus que le nombre exact de cruches qu'il leur fallait,
alors qu'autrefois elles repassaient si souvent qu'elles devaient,
comme disait Ouali, verser leur eau dans des jarres percées ;
encore ne venaient-elles que lentement et sagement et aux fontaines
les plus proches, au lieu que jadis elles riaient et se détournaient
et allaient chercher l'eau de l'autre côté du village.
Et les fontaines et les chemins, privés des rires et des jeux
des jeunes filles, étaient devenus austères et sereins
comme les raisonnements des sages.
D'ailleurs
il y avait trop de jeunes filles, il y en avait tant que cela devenait
inquiétant. On n'en avait jamais tant vu à Tasga, car
les jeunes gens ne se mariaient plus. Ils disaient comme les Iroumien
qu'il leur fallait d'abord gagner assez d'argent pour deux ;
ils croyaient, les impies, que c'est du travail de leurs bras que
sortirait la nourriture de leurs enfants ; ils ignoraient que
c'est Dieu qui comble et Dieu qui appauvrit. Nos aïeux étaient
sages qui se mariaient d'abord, sachant bien que c'est une nécessité
naturelle et un devoir envers Dieu et la loi du prophète et
qui ensuite tâchaient de pourvoir aux besoins de la maison,
car Dieu est clément et miséricordieux.
Mais
il n'y avait pas que cela. Il y avait aussi que les discussions à
la tajmaït devenaient de plus en plus un long dialogue entre
le cheikh et mon père. Il n'y avait plus à Tasga d'orateur
qui pût parler longuement et dignement ; les vieux, parce
qu'après le cheikh et mon père, ils n'avaient rien à
dire, les jeunes parce qu'ils étaient incapables de prononcer
en kabyle un discours soutenu ; quand par hasard l'un d'eux prenait
la parole, on voyait s'abaisser une à une les têtes barbues
et ravagées de tous les vieux assis en ligne sur les dalles
du fond; un malaise les parcourait tous, car les discours des jeunes
ressemblaient aux conversations des épiciers : ils étaient
secs, froids, sans ordre, sans citations, ils ne visaient à
rien qu'à la solution d'un petit détail précis,
leur grand mot était « lmoufid », le minimum :
alors qu'est-ce que l'assemblée pouvait attendre de harangues
qui visaient ouvertement au minimum ?
C'était
comme si Sidi Hand-ou-Malek, le Saint qui veillait depuis près
de quatre siècles sur notre village et notre tribu tout entière,
s'était désintéressé de nous. Il y avait
partout comme un avilissement, une fatigue de vivre, et, n'était
le respect dû à leur ancêtre aimé de Dieu,
c'était à se demander si aux prières de nos marabouts,
la baraka du grand saint ne restait pas muette, comme s'il ne nous
aimait plus, sourde comme si elle n'entendait plus nos voix.
Il
est vrai qu'on avait tout fait pour mériter cette malédiction.
Le maquignon de chez nous n'avait-il pas eu un jour l'audace de proposer
à l'assemblée que fût supprimée Timechret,
le sacrifice de moutons ou de bœufs que le village tout entier faisait
à la petite aïd ou au début du printemps ?
« Cela coûte trop cher et puis à quoi cela sert-il ? »
Même un faux taleb, récemment arrivé de l'Université
d'El-Azhar au Caire, avait dit que c'était péché
dans notre religion, mais Dieu lui pardonne d'avoir émis ce
blasphème, il est si jeune.
Cependant
la majorité des hommes du village était de cet avis.
Le dernier argument avait emporté les derniers scrupules :
« À quoi ça sert ? » À la fin de la
harangue du maquignon la rumeur d'approbation avait été
si forte que le cheikh, sentant la partie perdue, avait levé
la séance avant qu'aucune décision fût prise :
on déciderait à la prochaine réunion; il espérait
qu'entre-temps Dieu éclairerait les aveugles
-
Nous trancherons cela plus tard, dit-il, s'il plaît à
Dieu. À chaque jour suffit sa peine.
Et
de cela inlassablement il parlait à mon père et à
tous les vieux
-
Nous aurons une timechret cette année, leur disait-il, cette
année et toutes les années qui seront avant celle de
ma mort, puis, après moi, que les gens de Tasga fassent comme
il est écrit qu'ils feront.
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