|
onsieur,
J'ai porté ma main contre mes yeux pour voir si je ne dormais point, lorsque j'ai lu dans
votre lettre que vous aviez dessein de venir ici ; et maintenant encore je n'ose me
réjouir autrement de cette nouvelle, que comme si je l'avais seulement songée. Toutefois
je ne trouve pas fort étrange qu'un esprit, grand et généreux comme le vôtre, ne se
puisse accommoder à ces contraintes serviles, auxquelles on est obligé dans la Cour ; et
puisque vous m'assurez tout de bon, que Dieu vous a inspiré de quitter le monde, je
croirais pécher contre le Saint-Esprit, si je tâchais à vous détourner d'une si sainte
résolution. Même vous devez pardonner à mon zèle, si je vous convie de choisir
Amsterdam pour votre retraite et de la préférer, je ne vous dirai pas seulement à tous
les couvents des Capucins et des Chartreux, où force honnêtes gens se retirent, mais
aussi à toutes les plus belles demeures de France et d'Italie, même à ce célèbre
Ermitage dans lequel vous étiez l'année passée. Quelque accomplie que puisse être une
maison des champs, il y manque toujours une infinité de commodités, qui ne se trouvent
que dans les villes ; et la solitude même qu'on y espère, ne s'y rencontre jamais toute
parfaite. Je veux bien que vous y trouviez un canal, qui fasse rêver les plus grands
parleurs, et une vallée si solitaire, qu'elle puisse leur inspirer du transport et de la
joie ; mais malaisément se peut-il faire, que vous n'ayez aussi quantité de petits
voisins, qui vous vont quelquefois importuner, et de qui les visites sont encore plus
incommodes que celles que vous recevez à Paris ; au lieu qu'en cette grande ville où je
suis, n'y ayant aucun homme, excepté moi, qui n'exerce la marchandise, chacun y est
tellement attentif à son profit, que j'y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais
vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d'un grand peuple,
avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées, et je n'y
considère pas autrement les hommes que j'y vois, que je ferais les arbres qui se
rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas
n'interrompt pas plus mes rêveries, que ferait celui de quelque ruisseau. Que si je fais
quelquefois réflexion sur leurs actions, j'en reçois le même plaisir, que vous feriez
de voir les paysans qui cultivent vos campagnes ; car je vois que tout leur travail sert
à embellir le lieu de ma demeure, et à faire que je n'y aie manque d'aucune chose. Que
s'il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers, et a y être dans
l'abondance jusques aux yeux, pensez-vous qu'il n'y en ait pas bien autant, à voir venir
ici des vaisseaux, qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes, et
tout ce qu'il y a de rare en l'Europe. Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du
monde, où toutes les commodités de la vie, et toutes les curiosités qui peuvent être
souhaitées, soient si faciles à trouver qu'en celui-ci ? Quel autre pays où l'on puisse
jouir d'une liberté si entière, où l'on puisse dormir avec moins d'inquiétude, où il
y ait toujours des armées sur pied exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les
trahisons, les calomnies soient moins connus, et où il soit demeuré plus de reste de
l'innocence de nos aïeux ? Je ne sais comment vous pouvez tant aimer l'air d'Italie, avec
lequel on respire si souvent la peste, et où toujours la chaleur du jour est
insupportable, la fraîcheur du soir malsaine, et où l'obscurité de la nuit couvre des
larcins et des meurtres. Que si vous craignez les hivers du septentrion dites-moi quelles
ombres, quel éventail, quelles fontaines vous pourraient si bien préserver à Rome des
incommodités de la chaleur, comme un poêle et un grand feu vous exempteront ici d'avoir
froid. Au reste, je vous dirai que je vous attends avec un petit recueil de rêveries, qui
ne vous seront peut-être pas désagréables, et soit que vous veniez, ou que vous ne
veniez pas, je serai toujours passionnément, etc. |
|