| 'ai lu, l'autre jour, dans un journal, que M. Victor Lemoine, le savant horticulteur de Nancy, avait été nommé officier de la Légion d'honneur. En général, ces distinctions me laissent froid, même lorsqu'elles atteignent mes amis. J'ai l'habitude d'aimer ceux que j'aime pour d'autres raisons que ce petit ruban rouge passé à leur boutonnière, et je les juge sur leur uvre, non sur les récompenses officielles qu'ils en tirent. Mais quand on est un journaliste digne de ce nom, il faut faire concorder le goût qu'on a de certaines personnalités avec l'exigence de la plus stricte actualité. Je m'étais donc promis, en consacrant, cette semaine, mon article à M. Victor Lemoine et à ses travaux, de parler de l'émouvante beauté des fleurs et de l'art si charmant des jardins. Hélas ! on ne fait jamais rien de ce que l'on voudrait faire. Le journaliste propose, et M. Clément, plus terrible que Dieu, dispose. Tandis que je me préparais à une débauche de lyrisme floral, voilà que, tout à coup, j'apprends que M. Félix Fénéon a été arrêté par la police. « Anarchiste dangereux et militant » disent les notes, association de malfaiteurs, et toute la série des accusations en usage ! Il est vrai que, à part ces indications très vagues, les renseignements précis nous manquent, Comme principal motif à cette arrestation, si extraordinairement imprévue, on allègue que la police trouva, dans l'une des poches du pardessus de M. Félix Fénéon, une boîte en nickel, « sur laquelle était collé un portrait d'homme, et qui contenait des capsules de petit modèle ». Voilà une boîte qui me paraît de la même famille que ce dangereux tube, ce mystérieux tube, ce tube si épouvantant, trouvé chez M. Alexandre Cohen, lequel tube, après de méticuleuses expériences et de prudents dévissages, fut reconnu, finalement, pour être une canne. Quoiqu'il en soit, M. Félix Fénéon est arrêté. Il est au Dépôt. Avant que d'être relâché, il va subir le long calvaire des interrogatoires, des promenades entre deux gardes, le long des couloirs du Palais de justice, des attentes dans les cabinets des juges d'instruction. Ce n'est pas le moment de rire. Et tout cela, quand il semble que les haines se détendent, et que l'on peut croire que tout l'apaisement va enfin venir ! Mon collaborateur Bernard Lazare a dit de cet homme charmant qu'est Félix Fénéon, de ce précieux artiste, de ce probe et ponctuel employé, tout ce qu'il fallait dire. On me permettra pourtant d'ajouter quelques mots, car Félix Fénéon est mon ami, et je l'aime pour toutes les qualités de son esprit et de son cur. J'ai connu peu d'hommes qui m'aient inspiré, autant que Félix Fénéon, le sentiment si rare et si doux de la sécurité. Malgré son aspect volontairement froid, sa politique un peu roide, le dandysme spécial de ses manières, réservées et hautaines, il a un cur chaud et fidèle. Mais il ne le donne pas à tout le monde, car personne n'est moins banal que lui. Sa confiance une fois gagnée, on peut se reposer en lui comme sous un toit hospitalier. On sait qu'on y sera choyé et défendu, au besoin. C'est à cette qualité qu'il doit la douloureuse aventure de son arrestation ; car la police et la justice ne comprennent rien aux vertus des âmes droites et des curs forts. Fénéon connaissait beaucoup Alexandre Cohen, Cohen habitait en face de chez lui. Les deux amis se voyaient souvent, unis l'un à l'autre par une commune passion de la littérature et de l'art. Lors de l'expulsion de Cohen, Fénéon continua à ce dernier la fidélité de son affection. Il tenta, par des démarches courageuses, d'intéresser quelques personnes à cette détresse, de rendre à cet exilé l'exil moins amer et plus supportable. Il fit cela, tout bravement, tout naïvement, pensant que ce n'était pas un crime, puni par les lois, que de ne pas abandonner un ami malheureux, et de s'employer à lui être utile et consolateur. Car il était ainsi, cet anarchiste féroce, ce malfaiteur. Une fois qu'il se donnait à quelqu'un, il se donnait tout entier, et quand le malheur arrivait, son amitié ingénieuse et charmante devenait quelque chose de plus profond : du dévouement. Je me souviens, avec un serrement de cur, que, il y a quelques semaines à peine, Félix Fénéon était venu passer une journée chez moi. Et j'ai encore dans l'esprit le charme de sa causerie si élégamment spirituelle, de ses vues si originales sur l'art, de sa voix si musicale, disant tour à tour des choses légères, ironiques ou profondes. Sur la table de mon cabinet, il y avait les Contes à moi-même de M. Henri de Régnier. Fénéon prit le livre, l'ouvrit, en lut à haute voix des fragments, saisi par la beauté mystérieuse de cette uvre, et s'interrompant de lire pour commenter, avec son esprit si net, si compréhensif, tout ce que ce livre contient de hauts symboles, et tout ce qu'il dévoile sur la vie intérieure, sur l'invisible promenade dans la campagne ; mais la nuit nous surprit, lui à lire les merveilleux poèmes d'Henri de Régnier, moi à les écouter. Comment aurais-je pu croire que j'avais chez moi un hardi criminel, dans les poches de qui j'eusse pu trouver, peut-être, une boîte en nickel, sur laquelle était collé un portrait d'homme et qui contenait des capsules ! Fénéon avait deux parts de sa vie : son bureau, qui était son gagne-pain, et la littérature, qui était l'ornement de son existence. C'était, comme je l'ai dit, un employé ponctuel, ce qu'on appelle un employé modèle. Au ministère de la Guerre, il était très aimé de ses camarades, très estimé de ses chefs, qui reconnaissaient en lui une intelligence d'élite et une activité toujours prête à quelque travail. Je tiens ce détail d'un de ses collègues : « Personne ne savait comme lui rédiger un rapport sur n'importe quoi, et il se faisait une joie de rédiger les rapports des autres, pour qui ce travail intellectuel était une angoisse, une torture, et souvent une insurmontable difficulté. Les rapports de Fénéon étaient, paraît-il, des façons de chefs-d'uvre, nets, précis, d'une langue administrative parfaite. Ce subtil et délicieux artiste, qui se plaisait parfois aux curieux déhanchements de la phrase, aux concordances de rythmes bizarres, avait la faculté d'écrire comme un rédacteur de codes. Il aimait à plaisanter ce talent particulier, mais qui prouve, contrairement aux récits de quelques nouvellistes, lesquels me paraissent ne guère connaître celui qu'ils biographient et jugent avec tant d'assurance, combien son esprit était clair ». Bernard Lazare a dit le littérateur original et modeste, le pénétrant critique, l'esprit ouvert à toutes les beautés, qu'est Félix Fénéon. Il a dit aussi le cur ferme et fidèle, le caractère séduisant, l'enthousiaste qu'il est, sous l'apparence d'un masque froid. Je ne crois pas qu'aucun de ceux qui l'ont réellement connu, et par conséquent aimé, ne soit heureux de témoigner l'estime profonde qu'il avait pour lui. Et je pense aussi qu'il y a, quelque part, dans un petit appartement modeste, et ou tout lui parle de l'amour de son fils, une pauvre mère qui pleure et deux petites filles qui attendent leur oncle bien-aimé, celui qui était la joie constante, la constante consolation de la maison, de cette maison où un deuil cruel succède à un deuil plus cruel encore, et qui laisse autour de la table du soir deux places vides... | |