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« Tout écrivain complet aboutit à un
humoriste. »
(Stéphane Mallarmé)
I
à Michel Lecamp
Pour Daniel
Pommereulle, la pensée était cette boîte de peinture jaune, hérissée de lames de
rasoir * :
imprenable comme la «vue» (celle de Roussel, sans doute)
, mais toujours comme la «vue» non refermée sur
elle-même, car nayant lieu (« RIEN... NAURA EU LIEU... QUE LE
LIEU ») que dans une relation particulière, infiniment recommencée, tranchante,
avec qui, daventure, à ses risques & périls, la manipule : une
pragmatique.
« Qui
sy frotte sy pique », cest la pensée &, dans son plus trans-chant,
lécriture. Sy pique, à vif, au vif, au jeu mais ny reste
pas muet : «Aïe !», sécrie le manipulateur, ponctuant son commentaire. **
Comment se
taire, en effet ? Na-t-elle pas « les moyens de vous faire parler » ?
Voire, «les extrêmes» ? Plus obstinément elle se tait, senveloppant au besoin de
tout un apparat dhermétisme ou jouant de la frénésie, plus immanquablement elle
appelle la glose, & la glotte. En prendre acte, en faire actes,
en même temps que, de manière délibérément (un tantinet) provocatrice, dun
certain manque de piquant mais, qui na pas le piquant du
Manque ! caractéristique de la «littérature» actuelle : les
lames émoussées, ça se vendrait donc mieux ?...
*
Dentrée de jeu, donc (à entendre au sens des «jeux de langage» de
Wittgenstein), le caractère anonyme &, plus encore sans doute, directement collectif
de lécriture & de la signature, malgré tout, qui en scelle (cèle ?) le geste
producteur il sagit de donner un nom propre, singulier, à
cet « agencement collectif dénonciation » comme diraient Gilles Deleuze
& Félix Guattari , la présence dune «préface», dune
«prose» ouvertement polémique qui, en quelque sorte, le redouble glose
& incitation à la glose ou, aussi bien, à lécriture qui appellera la glose
& ainsi de suite (incidemment...) , enfin une référence constante à tel ou
tel moment, ou constante, de lhistoire (& non : de la tradition
!) des «avant-gardes» de ce siècle singulièrement, Dada, Duchamp,
certaines expérimentations surréalistes situent sans trop
dambiguïté (avec quoi lon ne confondra pas ouverture & polysémie) le
propos & sa portée : le propos, justement (& à juste titre), se soucie
de sa propre portée (musique, maïeutique, ombre, balistique, cabalistique : je
ne développe pas !) ; lécriture &, singulièrement, lécriture poétique,
en sa lettre même qui en travaille & en fragmente, à linfini, le
dire, inclut, non seulement une théorie de lécriture, mais de la réception,
de sa propre réception («Répliques») : celle-ci étant partie intégrante,
& non pur épiphénomène, de celle-là.
(Comprendre la réception comme lune des dimensions dune pragmatique
totalement «intégrée» mais intégrant, à son tour, la visée esthétique &
les moyens, proprement esthétiques, quelle se donne.)
On se propose, donc, de repartir, non à «zéro» (ce nest
pas de lordre, toujours mythique, de la Création, ou de la Structure, du «Livre»
ne se soutenant que de soi-même, etc.), mais (cest de lordre ou du désordre
de la co-production, voire, de la copro-duction!) du commencement (du comment ce
men, du comme ensemencement, du commence ment...) qui prend la forme tranchante
& tranchée car, cest bien dune guerre quil sagit,
quon sagite : de «tenir» quelques (pro)positions de
laphorisme ou, au plus, de lapologue. Non par primitivisme
un peu court cest une archéologie du savoir de la littérature : ce
quelle sait, ce savoir quelle est, ce ça voir...
Len-jeu en est
tout aussi clair (en littérature aussi, il y a une «ligne claire»...) : le diagnostic
manque de piquant, cest dit : ni esprit, ni cactus ! étant des plus
accablants, il faut un traitement de choc. Électre aux chocs, maltraitement de
textes. Doù : un goût certain pour le calembour tmèses,
métagrammes & catachrèses... La littérature est donc mise en demeure de renoncer
une bonne fois à cette grande tentation qui, depuis toujours, la guette au tournant, aux
méandres de chaque «belle» ou pas phrase : le côté arts déco ratés,
hypostase bien maladroite & suicidaire de sa fonction/fiction
esthétique arbitrairement coupée des autres sphères dactivité ou de connaissance
& qui la prive de toute visée pratique, morale & cognitive au profit (pour qui ?)
dun embaumement prématuré («lettre morte»).
Il sagit au
contraire, elle sagite, de «faire signe» (lexpression,
comme dit le populaire, « dit bien ce quelle veut dire » : «signe»,
comme «lamour», change de sens quand il est précédé de «faire»...) : le vieux
conflit esthétique/sémantique que ne règleront jamais les pseudo-solutions de
type systématique (structuraliste, etc.) pas plus que les pseudo-solutions de type
essentialiste (dévoilements, retours à...) sy dynamise &, à la fin,
sy abolit («bibelot...») dans une visée ouvertement dialectique &
pragmatique dont témoigne, de manière immédiate (brute) & non sans une
certaine violence, une volonté de provoquer, précisément, le rire, létonnement,
une crispation ou, plus fondamentalement, la glose...
On est bien
loin, alors, & malgré certaines apparences brièveté, prosaïsme
parfois, présence du «blanc» (à ne pas confondre avec quelque mystique «Silence»)
, dune poésie qui, telle quelle est aujourdhui encore pratiquée,
savoue impraticable par absence ou refus de tout souci de type pragmatique
enfermée quelle est dans une confiance aveugle en quelque occulte pouvoir des
mots, laissés (pour ainsi dire) « à eux-mêmes » : Mallarmé perverti...
*
Ainsi, la
forme dénoncé a priori la plus univoque &, authentiquement, la plus
rigoureuse (algébrique) trivialement : la moins «poétique»...
voisine-t-elle, en bonne intelligence, avec des textes où le travail formel,
«poétique», est plus ouvertement affirmé, & assumé. Cest quon
voudrait, par là, révéler, dans une mise en place qui élève le paradoxe,
lincongru, le hue & le dia, le tohu & le bohu à la hauteur
dune poétique, des ressources insoupçonnées dans lordre ou, donc, plutôt,
le désordre de léquivoque ou de la manipulation minimale
ouvrant, contre toute «attente», la langue aux mots, à leur «grammaire» & à ceux
qui en usent, appels dair où devrait se vérifier la «portée» de
lintuition dont se soutiennent, dans leur insuffisance même, ces quelques «notes»
: il sagit quelle (la langue, la poésie) sagite & que, par là, elle
agisse...
Le sujet de la poésie est le sujet de la science, cest-à-dire : le sujet
de laction.
II
MANIFESTE
...poésie «brute», moi ? Déjà,
«poésie», hein... Mais, soit : Dire ce que ça peut être (peut-être)
une «poésie» qui soit «brute» ? ou, ce quil y aurait de
«brut» dans cette «poésie» que jécris, «moi» ? Une poésie du peu
dêtre... tout le contraire du «peu de réalité» !
Le reproche quon me
fait, le plus souvent, ce serait plutôt linverse : celui
dintellectualité ; ou, linverse encore : de maniérisme.
Lintellect, oui, jassume : écrire, en quelque sorte il
faut que ça sorte , pour être en intelligence avec moi,
avec ça, avec vous. La manière, oui, jassume aussi rien à voir
avec les manies : le style, cest linhumain ; à
condition, toutefois, dy ajouter : la matière. Un matérialisme
maniériste, oui, ça mirait assez. Et : «en intelligence» avec...
lEnnemi !
Brute peut-être cette
poésie-là qui sapparente aux graffiti, ou en procède ; mais brute aussi
sans doute brutale en ce quelle doute , une
écriture plus «travaillée», ou «réfléchie» (aux deux sens de ces deux mots), plus
froide, qui éludant les pièges dun lénifiant lyrisme, ou
dun illusoire réalisme restitue au plus près la native vigueur,
les énergies intactes...
Brr (la peur), ut (la
clé)... Poésie-bruits (la langue)... Brute, au sens du champagne plutôt que du
pétrole. Brute de langue. Brute de décoffrage. Brute de
délanguage. Poésie architecte. Les rythmes...
III
à François Huglo
Isidore
Ducasse, dans sa lettre ou, plus exactement (ce qui devrait, jy songe, entrer aussi
en ligne de compte), dans le post-scriptum à sa lettre à Verbckhoven ou,
plus vraisemblablement, à Poulet-Malassis, du 21 février 1870, écrivait :
Dans un ouvrage que je
porterai à Lacroix aux 1ers jours de Mars, je prends à part les plus belles poésies de
Lamartine, de Victor Hugo, dAlfred de Musset, de Byron et de Baudelaire, et je les
corrige dans le sens de lespoir ; jindique comment il aurait fallu
faire.
Ce programme,
tant que jen restais à une conception encore vaguelettement «romantique»
(cest-à-dire, paradoxalement, à la fois «nihiliste» &, au sens hegelien, «positive»)
de lécriture &, singulièrement (cest-à-dire, plus que toute autre
&, à la fois, en ce quelle sautorise de la singularité, élevée au rang
dabsolu, dun «sujet» : l«auteur» & son «moi»...), de
lécriture poétique hâtivement assimilée (cest-à-dire, réduite) au «lyrisme»
rapporté (tout aussi hâtivement, & de manière réductrice) à un individu (ah ! «le
Poëte»...), ce programme, donc, il est clair que je ne pouvais guère
lentendre, & moins encore, en mesurer, en apprécier leffet proprement révolutionnaire
(moins critique que, plus radicalement, de démontage, de rupture),
comme il est clair, hélas ! quaujourdhui encore malgré le grand
déblayage accompli par les «avant-gardes» de naguère , quaujourdhui
plus que jamais à la faveur de la prétendue liquidation de ces «avant-gardes»
&, pire ! de leur principe, même , bien peu en mesurent tant
linsurmontable drôlerie que limplacable justesse
théorique.
*
Cest
quil ne sagit pas, seulement, ni même essentiellement, dattenter au
prestige de valeurs un peu trop sûres & sures... , il sagit, vaste
ambition ! de reprendre, là où les Romantiques lavaient noyé sous les visqueuses
déclamations dune « culture du moi » qui (pour détourner quelque peu
le propos de Rrose Sélavy) risque fort, au bout des contes, de nêtre que « moiteur
du cul », le principe même de la modernité, qui est aussi bien celui,
selon Rimbaud, de la «poésie objective» celle qui sera, comme on sait, «en
avant» de «laction» & qui (cest la même pensée) ne peut «avoir
pour but» que «la vérité pratique».
Aussi
ajoute-t-il, coupant dans le même mouvement les branches mortes &, ô combien !
encombrantes le mythe Maldoror nest pas près de séteindre...
de ce qui fut, juge-t-il, sa propre compromission (sous un autre nom) avec ce
Romantisme-là : « Jy corrige en même temps 6 pièces des plus mauvaises de
mon sacré bouquin. » Or, cela sappellera, précisément : Poésies, «publication
permanente» & ne ressemblant à rien (quoique «plagiant», nécessairement,
tout !) de ce quon sattendait alors &, ne nous leurrons pas, de ce
quon sattend toujours le plus souvent la poésie séteindra, que
le mythe de la Poésie nen aura pas fini de se repaître de ce charnier natal &
fatal & dy prendre la pose du Maudit, aux rodomontades dÊtre... à
trouver, sous une telle dénomination.
Autrement dit
: la poésie, ce nest pas ce que vous & moi, trop préoccupés de notre
pauvre individu, ou de notre idéal du moi, avions imaginé que cétait ; il est
temps de renverser la vapeur ou ce quil en reste, je donne le branle, entrez-y, il
ny a ni commencement ni fin !
Ou encore :
La poésie doit être
faite par tous. Non par un.
Rien à voir avec la
démagogie. Rien à voir avec lexaltation de chaque subjectivité singulière :
« Tics, tics, et tics. » La poésie serait, dans le langage, cet espace
jamais sûr où sexpérimente le seul véritable principe démocratique
: celui dune co-énonciation intersubjective. Seule voie qui permette un
jour au poète dêtre « plus utile quaucun citoyen de sa tribu ».
Ainsi le «Livre»
de Mallarmé, qui, « autant quon sen sépare comme auteur »,
« a lieu tout seul : fait, étant. » Mais lIdéalisme sy conjugue
avec lhypostase de la négativité, doù ce nihilisme aristocratique qui
caractérise, justement, lauteur tant celui des Divagations, que des
Poésies, & du Coup de Dés.
Ainsi le «chantier»
de Rimbaud qui (cest le plus vraisemblable & tout semble lattester),
sil na jamais eu vent ni de Lautréamont ni de Ducasse & lon
sait avec quelle constance, lui & Mallarmé signorèrent , nen
énonce & nen met pas moins en uvre le même programme :
Si les vieux
imbéciles navaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous
naurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont
accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en sen clamant les auteurs !
Ce quil vise,
donc, cest le refus, ou lincapacité, des «Modernes» revêtus des oripeaux
romantiques, parnassiens ou positivistes, à prendre en compte cette dimension
de négativité dont nulle authentique Modernité ne saurait faire léconomie
(ni un absolu : nihilisme !), sauf à sitôt se convertir en une risible &
obscurantiste hypostase de ce «Moi» qui, en tant que subjectivité critique,
devrait précisément en être la cheville ouvrière ; &, à linstar
de Ducasse, il naura de cesse de «plagier» (lui aussi !), de détourner, de
«corriger» donc au sens, inclusivement, de «donner une raclée»... ,
les uvres des uns & des autres le cas le plus célèbre &,
cependant, le plus ambigu, étant celui de Banville dans Ce quon dit au poète à
propos de fleurs (pour lequel il recourt à une «autre» signature : « Alcide
Bava. Pardon »), mais aussi : Léon Dierx dans Le bateau ivre, Balzac
(Le père Goriot) dans Une saison, & maint autre à travers les pièces
de l«Album zutique» (également signées d«autres noms»,
cest-à-dire, à chaque fois, en loccurrence, dun des noms de «lautre»...),
à condition, toutefois, quon sabstienne de les marginaliser ou, purement
& simplement, de les ignorer (comme on le fait, encore aujourdhui ! un
peu trop souvent, montrant par là combien on se trompe sur le projet de Rimbaud
comme sur celui de Ducasse) , sans oublier, non plus, de «corriger»
quelques-uns de ses propres poèmes, ce quil fait, explicitement, dans Une saison coupant,
lui aussi, les branches mortes de ce qui fut, juge-t-il, sa propre compromission avec «la
vieillerie poétique»...
*
Voilà donc,
soyons clair, ce quest pour nous la poésie si une pareille chose peut
véritablement exister (cest-à-dire, se soutenir, se justifier). En un mot : la
poésie, cest la critique &, en tout premier lieu, la critique de la
poésie.
* On peut
voir cela dans La collectionneuse, film dÉric Rohmer, 1966, « Deuxième
prologue : Daniel ».
** Dans le film, Alain Jouffroy. |
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