8
avril (2001)
Il
ne s’agit que de fiction, écrira l’auteur faussement retors
(pensera le lecteur farouche). Il s’agit d’abord d’écriture.
J’ai
décidé de tenir ce journal pour en finir (si
cela est possible). Comprenne qui pourra.
Dimanche
(8.IV)
Je
devrais commencer par le commencement. Impossible. Il n’y a
jamais de commencement. L’idée même de commencement
est une imposture. Chaque jour avec J. est une épreuve qui
nous oppose et nous distille, aussi, d’amères satisfactions.
Ainsi ce dimanche. Pluvieux. Maison silencieuse (nous ne nous parlons
guère). Difficulté d’évoquer sans « vulgarité »
une existence qui, elle…
(Certaines filles, comme J., savent si bien se cambrer… Certaines
femmes, aurais-je dû écrire.)
Elle
cherche, semble-t-il, le moyen de ma rédemption (« Dieu
a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique,
afin que quiconque croit en Lui ne périsse pas, mais qu'il
ait la vie éternelle, gna gna gna. »). Idiote.
Présomptueuse. Elle sait pourtant bien comment cela se termine
la plupart du temps. Piéta modique (mais ce corps !).
Non pas « le corps de J. » mais « J.,
corps », comme on décline son identité.
Corps complaisant (ainsi tôt ce matin je la réveille
je la secoue elle s’assoit dans la pénombre je lui dis simplement
ce que d’elle j’attends, ce qu’elle a deviné (« tiens »,
ou « vas-y », je ne sais plus). Elle répond
qu’elle a sommeil mais elle ouvre la bouche. La bouche, pas les yeux.
Ensuite elle se recouche. Elle avale, se rendort. Je la borde gentiment.
La pluie n’a pas cessé).
C’est
écrire qui me fait bander. Le reste… fugace. La pluie, le vent,
les bruits de la maison. Tristesse habituelle. Je passe mon temps
à essayer d’arranger les choses. J. aussi, à sa manière.
Les
pies, dehors.
Lundi
(9. avril).
J’ai
trop écrit hier. Cela ne convient pas. Ne me convient
pas.
J.
est en vacances. Je lui ai demandé de sortir, d’aller faire
des courses, n’importe quoi. Je veux rester tranquille, traîner.
(elle
est blonde en ce moment, porte des vêtements bleus un rouge
à lèvres fatigant ; « délicieusement
vulgaire » ; mais elle ne comprend rien)
« Fascinée
par mon goût pour la pornographie ». Goût ?
Fascinée ?
Je
l’encourage ( ?) à écrire de petits poèmes
crus. J’insiste. Elle me les lit avec un air idiot.
« Mon
cul
Ton
doigt dans mon cul
Tes
doigts
doigts
dans mon cul
Dans
la rue
cul
dans la rue (du cul)
Seule
avec
Tes
doigts (dans la rue) »
etc.
Elle écrit ça pour me faire plaisir. Ça me ressemble
trop. Narquois, je lui ai suggéré d’envoyer ces poèmes
à des revues (il y en a des pages). Ecrit par une femme, lui
dis-je, ce type de « texte » plaît. Il
arrive que je prononce les guillemets.
Elle
ne veut pas. Elle craint des ennuis. L’idée d’utiliser un pseudonyme
ne la rassure pas. Je garde le cahier : « si tu n'es
pas sage, je le montrerai à tes amis ». Elle rit
nerveusement. Elle est toujours très sage. Elle n’a
pas d’amis.
Musique
triste : enterrement (photographies).
J.
gagne assez bien sa vie et je ne coûte pas cher. Je reste
à la maison, je regarde par la fenêtre. Temps maussade.
Je fais le malin. Je vieillis assez mal.
MA.10.
Ecrire
aux cabinets (j’aime le niais connoté de ce mot. si j’avais
mis « écrire aux toilettes » ou « écrire
aux WC » c’eut été plus digne sûrement ;
plus froid aussi). Pendant que je trace ces lignes, l’étron
se détache de moi. Adulte enfin, il va vivre sa vie.
J.
vaque dans l’appartement. Je l’évite. Je reste longtemps
— aux cabinets. Bruits de plomberie, sonnerie de téléphone
dans un appartement voisin, souffle organique de la « VMC ».
Ventilation Mécanique Contrôlée !
Tout un poème.
Je
voulais évoquer notre rencontre (une fastidieuse « lecture
de poésie » à laquelle je n’avais pas eu
la dignité de me soustraire), son pantalon en cuir noir, son
visage joliment discordant (dissymétrique). Ses cheveux courts.
Beau cul, bonnes manières. Pas d’alliance.
Nous
nous sommes plu, semble-t-il (et pour être bien sûr je
fis mon numéro, qu’elle ne soit pas déçue — dans
un sens ou dans l’autre). Déplaisant ; antipathique. Hantipathique.
Nous
marmonnions à l’écart au milieu des artistes. Les livres.
Alors,
vous m’invitez à dîner ? ai-je conclu, bougon, presqu’agressif.
Ah oui, elle m’invita. (Me souvenir de la soirée.
D’elle. Pas jolie, peut-être belle. Cheveux : très
courts oui ; châtain clair ? ces yeux (qu’elle a toujours,
tellement fatigués) et ces mains, fines, délicates.
Elle prétendait « connaître mon travail ».)
Dans
le taxi qui nous ramenait chez elle après un dîner médiocre
bien arrosé, mains fines délicates, elle me branlait
à travers le pantalon. D’écrire ces lignes m'émeut
encore. M’émeut : me fait bander. Je l’avais incitée
(j’avais pris sa main comme par mégarde, j’avais caressé
distraitement ses doigts quelques secondes puis — à-Dieu-vat —
l’avait posée sur ma braguette). Elle sourit (je mens :
dans l’obscurité je ne pouvais le voir ; je l’ai sentie
sourire) et se montra aimable. Et si la course avait duré quelques
minutes de plus, j’aurais joui, comme cela. Comme un puceau (mais
pourquoi cette idée ?). Je sus ensuite que le vin blanc
y était pour beaucoup.
[…]
cette jeune femme que « j’écoute », absent
(ce n’est pas J.), raconter ses malheurs… simplement je me demande
combien de temps pour l’amener au lit, persuadée que je l’aime,
animée par ce désir que suscite mon désir supposé…
je la désire oh oui ; en pièces détachées.
Sa bouche, ses cheveux. Ses jambes peut-être. Le reste de son
corps échappe à mon entendement.
Il
devrait y avoir, partout, des endroits pour écrire.
Oui
oui, dis-je à l’homme qui cherchait à m’entraîner,
je cherche des choses un peu spéciales : la mort, la viande ;
la tristesse. Le repos. Découragé, il hochait la tête
et s’éloignait de moi.
Le
sexe, c’est un orteil (ou bien une fille toute maigre avec un sourire
triste entre les mains de quelques brutes).
Parfois
je dors très peu. Parfois je dors beaucoup. C’est toujours
convenable (je n’aime pas le bruit).
« Tu
es vraiment un obsédé », me dit-elle
parfois. C’est inexact. Cela ne m’obsède pas. C’est
là, simplement. Tout le temps. Dès qu’on
ouvre les yeux, dès que l’on tend la main.
me
11.
Bavard,
bavard. Le bavard silencieux. Décevant.
Corps
lourd. Les os qui restent droit, la chair s’affaisse tout autour.
Vieux
con, vieux con, vieux con (moi, moi, moi).
Voyage
en bus. Agréable inconfort. Voisinage agréablement déplaisant.
Cargaison. J. est à la maison. Elle « m’attend ».
Je ne sais pas si j’ai faim ou si j’ai la nausée. Ventre, sous-vêtements
« sexy ». Lamentable. Types en civil avec des
talkies-walkies. C’est toujours la guerre, toujours.
jeudi
12
À
la recherche de quelque chose : « viens jouer au docteur ».Cela
m’agace. Elle est assise sagement. A travers le chemisier j’écoute
le cœur, les bronches. J’examine ses yeux, sa bouche. Elle tire la
langue. Dans la minute qui suit elle est sur le lit, main dans
l’ombre de ses jambes ouvertes. Ma main. Son sourire hésitant
(elle sait que je n’aime pas ça).
Rien
d’autre (comme souvent). Je préfère… (Strindberg, Journal
occulte).
Grève
des bus, dégoût du jour. Je traîne dehors, par
les rues. Peu d’argent en poche. Peu de tentations (hormis toutes
ces femmes qui arpentent la planète).
J’ai,
comme dit le cuistre, « tout ce qu’il faut à la
maison » : une jeune femme complaisante qui a — presque
— vingt ans de moins que moi. Mais la tristesse — que cela ne chasse
pas, ne dissipe pas. Que cela entretient (quand on croyait que ce
serait remède), attise.
Clavicules,
côtes, crêtes iliaques.
Journal,
gageure idiote. Je ne tiendrai pas deux mois.
Chercher
à se punir des erreurs que nous n’avons pas commises.
V13
J’ai
très vite compris que J., contrairement à d’autres (Y.
par exemple — penser à noter plus tard l’histoire
de Y.), n’était pas idiote. Rien à voir avec sa profession :
je connais des idiotes plus diplômées. Mais par sa manière,
son style. Complice de ce qui la tourmente.
—
Très vite je me suis mis à la frapper. J’ai vu sa gratitude.
Je m’y emploie régulièrement. Protocole implicite également :
pas de marques visibles. Ainsi : peu de gifles. De petits rites
méchants rappelant l’école primaire (une école
primaire inventée de toutes pièces) ou les jeux
secrets d’enfants perturbés : coups de règle
sur les doigts, piqûres, strangulation, boissons infectes, allumettes.
Paysage de fantaisie.
Comme
je le souhaite, elle fait le ménage presque nue (gants en caoutchouc
rose). Elle s’approche, je la touche. Main au cul. Elle se
dérobe. Je hausse le ton. A quatre pattes sur le carrelage
avec sa serpillière malpropre. Je suis derrière elle.
Je me. Puis je pisse sur elle. Sur le sol. Qu’elle nettoie. Je retourne
me coucher (il fait froid : cette manie d’aérer).
Pas un récit de rêve.
S14
Je
voulais simplement te regarder dormir. Tu n’es pas morte n’est-ce
pas ?
Le
désir s’amenuise. La jouissance… Je lui demande de « s’occuper
de ses affaires ». Je lui demande également de se
masturber. A table, ou près de moi lorsque j’écris.
Ou lorsqu’elle est à son bureau et qu’elle travaille.
À
la maison, quand il ne fait pas trop froid, ne porter qu’un tee-shirt.
Pas trop long. Lorsqu’il fait froid je lui demande de faire un effort.
Elle finit par se lamenter (pour une vilaine robe de chambre).
J’aime
lorsqu’elle est malade, moiteur du lit, moiteur dans le lit, son corps
mou presque mort. Je prends sa température. Lui fais avaler
des tisanes douteuses. Lui porte gentiment une bouillotte bien trop
chaude. Notre numéro est au point. Elle n’ira pas travailler.
Elle dort. Elle abuse des somnifères. Alcool également.
Lorsqu’elle a ce sommeil déplaisant je peux jouer. Ce jeu s’appelle
« abuser d’elle sans la réveiller ».
Je peux la remuer doucement, la tourner. Je peux mettre les doigts
et même la prendre gentiment. Si je l’encule : elle se
réveille. Perdu. Mais un doigt dans le cul, un seul doigt introduit
lentement (doucereusement), ne la réveille pas. Ça se
termine souvent sur son visage/sa poitrine. Ses cheveux. Les draps.
Cela non plus ne la réveille pas.
D15
Se
laver les mains avec de la merde…
Temps
mitigé, humeur mitigée. Froid. Nous regardons la
télé. Je la caresse machinalement. Comme si je lui
devais ça.
Comment
lutter contre l’ennui qui, très vite, s’installe dès
qu’on atteint une sorte d’équilibre ? On ne peut pas tout
démolir tout le temps. Pas moi. Même pas moi. J’aimerais
dormir davantage. C’est impossible. Même dormir m’ennuie. Dès
que j’ouvre un œil, dès que la tête se met en route,
je m’insupporte, dans ce lit, dans cet état d’hébétude.
J. dort scrupuleusement. Je l’envie.
Cœur
qui bat, bite tendue dans le slip trop petit (c’est mieux que le contraire).
Cœur qui bat, couteau, large couteau toujours là, posé
à portée de la main.
Pour
qu’il y ait humiliation il ne faut pas consentement. De là
mes contrariétés. Mes aigreurs.
—
J., obéissante, est contrariante.