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Charles Bösersach

JOURNAL MALADE

 
 

Semaine du 16 au 22 avril 2001.

 
 

   

 L.16.IV

Y. (avant que je n’oublie). Jeune, à peine dix-huit ans. Je logeais dans un minuscule meublé près du fleuve.
Nous étions quelques-uns à traîner et à boire, le soir, sur les quais. Je parlais peu.
Insensiblement, comme obéissant à une règle immuable, des couples se formaient. Bientôt, il ne resta plus qu’elle et moi. Il était tard, le froid venait. La fatigue. Elle n’avait nulle part où aller (parents abominables : elle préférait mourir — ça n’avait pas marché). J’ai proposé qu’elle dorme chez moi.
Y. était jolie parce qu’elle était jeune. Elle semblait décidée, elle n’était que butée. Ce soir-là elle me raconta ses quelques aventures. Je jouis juste après l’avoir pénétrée, gardant assez d’ardeur pourtant, pour lui faire plaisir — à défaut de réellement faire illusion. J’avais à cette époque, entre autres choses, un problème d’alcool.
J’aimais son odeur un peu lourde, sa mollesse. Sa complaisance (bêtise). Chaque geste plus osé était pour elle preuve d’amour. Elle raffolait des chanteurs de variété. Elle aimait dessiner des fleurs et écrire son prénom sur les papiers qui jonchaient mon bureau.
Les autres semblaient contents de nous savoir ensemble.
Souvent nous nous couchions tôt. J’étais bien avec elle. Simplifié.
(Langue dans mon oreille, dans mes narines. Impatient ou distrait — et fébrile parfois —, je jouissais trop vite. Elle ne se plaignait pas. Parfois je la prenais le matin, avant qu’elle parte travailler (obscur emploi ingrat qui l’obligeait à se lever bien avant l’aube) ; j’étais alors bien plus vaillant (l’envie de pisser). Elle me disait son plaisir de manière simple (« elle est grosse » ou « elle est dure »). Malgré l’agacement que cela m’inspirait, ces petites phrases avaient le don de me flatter. Elle partait sans se laver. Sans déjeuner.

 M17

J. mal réveillée. Moi pis. Elle reprend le travail. Elle se plaint. Quand je lui dis de penser à la bite de ses étudiants, elle a ce sourire biais que je n’aime pas tellement.
(complément du lundi) Y. avait la poitrine un peu molle. Y. ne m’a jamais sucé. Le lui ai fait au moins une fois. Elle s’est persuadée qu’il s’agissait d’une preuve d’amour irréfutable. J’en fus assez fâché. Je passai le reste de la soirée à tâcher de lui expliquer les nuances qui distinguent l’amour et le désir. Elle pleurait. Nous nous couchâmes tard et je la pris avec une sorte de méchanceté veule qui lui valut de jouir bien plus qu’à l’accoutumée. Elle parla ensuite de mariage, de suicide ; je faisais semblant de dormir. Les jours suivants je me fis inviter ici ou là. Il m’arriva également de ne pas répondre quand on sonnait à ma porte, le soir. J’en concevais cette sorte de mauvaise conscience dont on tire également de délicieuses satisfactions. Enfin, je « sortis »avec N. (une grande blonde délicate dont je me demande encore ce qu’elle pouvait me trouver — hormis cet « humour »détestable, peut-être). Y. disparut de ma vie. J’ai oublié son visage, son corps. Pas son odeur ni certaines de ses caresses. Sa langue surtout : vorace, chaude ; liquide. Capiteuse mollesse.

J. me reproche parfois ces amours lointaines. Comme une infidélité. Je ne lui dois rien. Je lui rappelle que je ne lui dois rien (ce qui est faux). Je prétends même avoir eu quelques aventures depuis que nous sommes ensemble (ce qui est vrai).

J’ai souvent envie de tuer quelqu'un. Personne en particulier. Juste « histoire de tuer » (rien de sanglant, qu’on se rassure). Je crois que je ferais un assez bon étrangleur. Althusser nous a montré, aussi (l’avenir dure longtemps) comme il est facile d’occire sa prochaine (penser aussi à Buffet Froid). Je crois que tuer apaise les nerfs. On doit se sentir vide, calme. Songeur.

Y. : j’aurais pu la tuer (ou tout au moins la laisser mourir).

Enfin, je me prends à songer à l’holocauste : ces millions de spermatozoïdes gâchés chaque jour…

Il y avait une manifestation rassemblant peu de monde mais aux fenêtres des jeunes femmes, poitrines arrogantes moulées dans des pulls aux couleurs éclatantes. Partout, toutes les fenêtres de la ville. Une musique tonitruante, le soleil, des banderoles. Non, j’exagère.

Lire — un livre. Ecouter — la radio. Plaisanter avec une femme.
J. et moi sommes rentrés tôt, chacun de son côté. Dans la cuisine, je n’ai cessé de l’importuner (elle préparait « quelque chose de bon »).
— Moi aussi j’ai quelque chose de bon répétais-je (très agaçant).
Couteau dans la cuisine, à portée de la main. Le fera-t-elle un jour ?

— Si tu me mets dehors je viendrai crever sur ton paillasson. Je ferai… (pas d’idée). On bien je te tuerai.

Pas envie de manger. Le soir, je me couche avec ma bite. J. dort profondément.

 Me 18.

Bruit de l’ascenseur. Les gens s’amusent (eux !). De toute façon, je n’ai pas envie de m’amuser. Je ne sais pas m’amuser. « Faire la fête ». Comme on « fait » l’Italie, la Corse. Comme on fait — le con.
Mes amis (?) me prétendent aigri. Cela me plaît beaucoup.
J. a prévenu qu’elle rentrerait tard (réunion). Du temps pour penser à H. Ou à L. H. habitait dans un mauvais quartier. Infirmière. Algérienne. Superbe et vorace. Et tellement sensible. Elle n’avait semble-t-il pas souvent l’occasion de baiser ; la première fois j’étais soûl et elle a abusé. J’ai adoré son « je te suce si tu veux », et le bruit de sa blouse et l’odeur un peu âcre de mon appartement (j’en eus rarement de plus sale), le tout mêlé composant un ensemble parfait.

L., que je vois encore. Disponible (parfois). Je crois que J. ne lui plairait pas : trop compliquée. Avec L., l’amour est un exercice aussi naturel que boire ou manger. J’exècre cette façon de penser mais — sa poitrine menue, ses petites fesses musclées, son rire, ses cheveux. Sa manière évidente de se déshabiller. Moi je suis le vieil homme malin qui sait faire semblant d’écouter, faire semblant de comprendre (ses petites histoires de jeune femme ordinaire). Je sais aussi faire d’agréable cunnilinctus (semble-t-il). Je pense à Kundera (l’odeur dans les cheveux — mais moi j’ai bientôt le crâne comme l’os). J’ai tellement de plaisir à la sucer que bien souvent je me répands sur le drap. Elle s’en fiche. Mais pas du genre à y mettre les doigts (comme J.).
J. m’exaspère : elle me connaît trop bien, m’utilise contre elle.

 J19

Mouvement pendulaire entre l’ascèse et l’abjection. Et pas grand chose (d’intéressant) entre les deux : l’habituel bric-à-brac du quotidien. Comment sortir de là (pas pour « faire le malin », juste réduire cet ennui, cette fatigue, intimement liés aux conditions même de l’existence). Se sortir de l’ordinaire.
Les femmes, la littérature y peuvent quelque chose. C’est un réel crétin celui qui écrivit « la chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres ».
Autant de culs autant de livres. Autant de bouches, d'yeux, de nuques, d’oreilles, de chevelures. Il n'y a pas que mauvais livres — il n'y a pas que vilaines femmes…

 20 avril

Un vieux monsieur qui ne sait pas le temps qu’il fait. Se soucier de régler le chauffage (s’il fait trop froid elle ne sera pas détendue ; trop chaud : soupçonneuse et mal à l’aise).

Mondes en vrac : je suis capable d’échanger des propos brillants avec des personnages importants. Mais à quoi bon ? « Ayez surtout le souci de séparer les choses du bruit qu’elles font » (Sénèque). Soin : j’aurais écrit soin plutôt que souci.

Elle voulait savoir si j’écrivais sur elle.

Proverbe Ch.B. : « Même quand tu suces un chien tu dois être élégante ».

Si une femme te courtise, laisse-toi faire. Amène-la à la maison. Tu diras que je suis ton père.

Larges aréoles : je n’aime pas.

La chair est triste et j'ai lu tous les livres : impuissant et prétentieux.

 S.

En juillet l’an dernier cette soirée dont J. prétend ne pas se souvenir. Deux amis étaient venus dîner. J’ai préparé des cocktails assez forts avec deux comprimés de somnifère dissouts dans le verre de J. Nous bûmes assez. Vers le milieu du repas je vis que J. commençait de chavirer. Elle bafouillait, riait bizarrement. La conversation avait également pris un tour particulier. Nous parlions de sexe. Nous parlions des femmes qui s’offrent à des groupes d’hommes. Je dis combien j’aimerais que J. se livre, au moins une fois, à ce genre d’exercice — exercice de style — pour me faire plaisir. Mais tout ceci paraissait théorique, complaisant…
Nous étions passé au salon. J. s’était endormie, affalée sans grâce sur le canapé. Nous bûmes encore. Brusquement, je proposai à mes amis de profiter de l’état de J. pour s’amuser un peu. Ils ne répondirent pas. Gêne. J’écartai les jambes de J., pris sa main et la glissai dans sa culotte. Je lui demandai de sa masturber. Elle bâilla, soupira, marmonna quelque chose que nous ne comprîmes pas. Elle bavait un peu. Elle semblait ne pas entendre. Je répétai ma demande et J. finit par s’exécuter maladroitement. Je fis alors glisser les bretelles de sa robe, dénudant sa poitrine.
— Je ne crois pas qu’elle sera en état de vous sucer, dis-je à mes deux invités qui restaient silencieux, et c’est dommage car elle fait ça très bien… Pour le reste, elle est à vous…
Sa main remuait faiblement sous le coton blanc, c’était réellement émouvant. Pathétique.

Je retirai sa culotte ; elle continua de se caresser. Embarrassés, les deux hommes se levèrent, me saluèrent à peine et prirent congé rapidement.

 D.

Musique au loin. Froid. J. dort. Elle a passé une mauvaise nuit (fièvre, insomnie). Aucun désir. Je la tourne et la retourne comme un poids mort. Elle tousse. Je pense à ses bronches (ses seins). En elle quand elle tousse : très plaisant.
Ne plus toucher à rien (fausse délicatesse).
Elle a des périodes d’insomnie (moi pas). J’ai fini par la convaincre, lorsqu’elle ne dort pas et qu’elle s’ennuie, de me tâter : si je suis en érection, qu’elle me branle, me suce… Ainsi il m’est arrivé quelques fois d’être réveillé par la chaude caresse de la bouche de J., le poids de sa tête sur mon ventre, sa main posée sur mes [testicules /couilles]. Alors je lui gratte la nuque. Elle avale ; elle finit par s’endormir.

Aimer et être aimé était plus doux pour moi si je jouissais aussi du corps de mon amante. Ainsi donc, je souillais la source de l'amitié avec les ordures de la concupiscence, et j'assombrissais sa blancheur des infernales vapeurs du désir, tandis que, dégoûtant et grossier, j'aspirais à passer, dans l'excès de ma vanité, pour distingué et raffiné. Ainsi, je m'abîmai dans l'amour où je désirais être pris. Mon Dieu, ma miséricorde, de combien de fiel, et avec quelle bonté, vous avez aspergé la douceur que j'y ressentais, car je fus aimé, et je parvins en cachette au nœud de la jouissance, et j'étais entravé, heureux, dans de dangereuses étreintes, finissant par être frappé par les verges de fer brûlantes de la jalousie, des soupçons, des angoisses, des colères et des disputes. — Saint-Augustin, Les Confessions, livre troisième.

  

 

Charles Bösersach

Charles Bösersach  
    

  
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