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Charles Bösersach

JOURNAL MALADE

 
 

Semaine du 4 au 10 juin 2001.

 
 

   

 4 juin

On les contraint à s’entre-dévorer. Les plus habiles ont une tactique infaillible : captieuses, elles attirent les autres, les prennent sur leurs genoux après les avoir gentiment déshabillées, les bercent, les endorment en les embrassant. Une morte qui dort — étrange n’est-ce pas ? Ce n’est pas le sommeil c’est : paupières et bouche close, mutisme. Enfin, aux baisers, à la langue suave succèdent les grignotements puis, une fois acquis cet abandon de grandes filles trop sages, le groin et les canines font ce qu’ils ont à faire.

M. me raconte que ses frères la battent tout le temps. Elle me montre les ecchymoses. Cela m’intrigue. J'essaie d'en savoir plus, en vain. Mais j'imagine... M. me décrit sa mère, cette vie idyllique qu'elle aimerait mener avec elle (en fait, il semble qu'il s'agisse d'une épouvantable mégère).

Calliphora vicina, la grosse mouche bleue à viande, arrive la première. La femelle pond des œufs au niveau des plis et des orifices naturels humides du cadavre. Si la présence de Calliphora vomitoria, espèce champêtre, est constatée sur un cadavre trouvé dans une maison, penser à un déplacement du corps.

 mardi

Je note ce qu’elle dit : « c’étaient de petits personnages schématiques… une armée inexpérimentée… ils allaient de gauche à droite, toujours. J’avais acquis une dextérité, une habitude… et les bonshommes s’étaient simplifiés. Je commençais doucement (mais j’étais déjà très troublée). C’était comme une envie de faire pipi. Je me tortillais, je serrais les jambes. Et puis cela commençait : ils tombaient dans un ravin (ils avançaient comme des lemmings)… j’ai joué à ça avec des graviers aussi, depuis le pont au-dessus de la rivière : pousser tout doucement les petits cailloux, qui étaient des prisonniers. J’étais sans pitié, une sorte de Dieu mauvais. Tout ce que je pouvais concéder c’était de ralentir le processus : pousser très lentement, laisser le petit caillou en équilibre instable sur le bord du parapet… je les regardais tomber, c’était délicieux, délicieux, je ne me lassais pas… »

À la belle saison, la deuxième escouade (Sarcophaga, Lucilia et autres diptères) surgit très rapidement lorsqu’une odeur prononcée se fait sentir et repousse les Calliphora : les fermentations sont à leur apogée. La fermentation butyrique rancit les graisses ; elle est réalisée essentiellement par des bactéries anaérobies strictes : les Clostridium. Il se dégage des acides gras volatils, dont l’acide butyrique, à l’odeur nauséabonde.

 me.6

Elle (M.) a de nouveau fugué. L'ai rencontrée « par hasard », sur la presqu’île. Passive, docile. Elle a l'air abrutie. Me raconte une histoire d'argent de poche très embrouillée. Elle me suit sans problème à l'hôtel puis veut que je la paye. Ne lui ai rien donné. RV demain « à la maison » (J. ne sera pas là).
Elle me parle de ses frères. Ils sont toujours malades. Son père boit. Aurait abusé d’elle (mais elle aurait été plus ou moins consentante, voire pis). Elle dit qu'elle se prostitue.
Au lit : très docile. Elle fait tout sans problème.
(Sa gueule d'ingénue).

Les dessins (J., le soir).
— Les dessins c’était mieux : il y avait le ravin, les sables mouvants, le feu, les flèches, les exécutions (pendaisons, décapitations, écartèlement…). Décapitation : à la hache. La guillotine, c’était trop long à dessiner. Je dessinais de plus en plus vite à mesure que cela s’aggravait. Personne n’a jamais vu ces dessins je crois. Je les détruisais. J’avais honte. C’était… une sorte de… de pornographie…
— Ça a duré des années. Ça a commencé quelques temps après la mort de ma sœur. Je devais avoir six, sept ans, et jusqu’à mes douze ans peut-être…

(Les émanations attirent une faune nouvelle – la troisième escouade, composée essentiellement d’insectes amateurs de graisses animales rancies – et n’attirent plus la précédente. Environ trois mois se sont alors écoulés depuis le décès, mais la décomposition peut varier considérablement selon les conditions climatiques.)

 jeudi 7

Un jeune séduit une adolescente, flirte éventuellement avec elle, avant de l'attirer — avec ou sans violence — dans une cave, un parking, un local à poubelles pour l'« offrir » à ses amis. Parfois, les agresseurs violent la victime à deux ou à trois en même temps ; ils appellent cela « la doublette » ou « la triplette ».

Il vit dans un bureau, il n’a besoin de rien. Quelques mètre carrés, un mobilier sommaire, de la lumière sans excès. Il ne se nourrit pas, il ne boit pas. Ne se lave jamais. Il ne sue ni ne s’use. La barbe ne pousse plus, ni les ongles : il est mort ; il est déjà mort. C’est ainsi que le monde préfère ses éléments : sans besoins excessifs. Son travail ne l’intéresse guère mais il n’a rien d’autre, il n’y a rien d’autre pour occuper son temps. Jamais il n’a franchi la porte de son bureau (et il soupçonne que dehors, au delà de la porte : néant ou pas grand chose ; une vaste blague, fort ennuyeuse : cendres et grumeaux où l’on marche avec peine, restes du monde, si monde il y eut — parce qu’avec le temps on n’en est plus très sûr — où l’on pourrait errer, longtemps, en vain, sans pouvoir même retrouver — la porte du bureau. Ennui donc, mais un ennui plus grave, plus essentiel que celui du bureau par exemple).
Ainsi il continue de vaquer tranquillement, scrupuleusement mais tranquillement, à la recomposition de Dieu, en assemblant les preuves qu’il aura pu se procurer, et qui continuent de lui parvenir, comme par magie. Cet embroglio le déprime. Il a (des preuves) déterminé quelques modes de classement mais il n’est pas sûr de lui : ce choix, comme tout autre d’ailleurs, lui semble insupportablement arbitraire. Mais il ne voit pas, sauf à laisser tout en vrac, comment faire autrement.

Suit la destruction des matières protéiques, signalée par une forte odeur ammoniacale. Elle est le résultat de la fermentation dite caséique, parce qu’elle attire des mouches dont les asticots se nourrissent de fromages.

À la « maison » (chez J.) : M. me raconte comment elle s'est fait racketter, au collège. Histoires de cul. Elle suçait des garçons les uns après les autres dans une cave. Elle a, effectivement, une certaine pratique : aucune fantaisie, mais très efficace.
Nous sommes allés voir un film pornographique dans une petite salle du quartier. Elle bâillait. Ça ne l’intéresse pas.
Je lui reproche (à tout hasard) d'être cachottière, impulsive. Elle réplique en pleurnichant. Je l'ai frappée. Elle a eu une lueur dans le regard, comme une joie. Frappée : une gifle!
Elle a quitté la pièce en courant et j'ai eu peur de quelque chose.
L'ai retrouvée blottie au fond du lit (et j’en ai profité).
Le soir J. a bien dû remarquer quelque chose : le lit défait (taché ?), les mégots dans les cendriers. Elle n’a rien dit.

 vendredi

Nous nous évitons. Elle part de bonne heure, je fais mine de dormir. Je sors au moment où elle doit rentrer. Le soir je parle peu, elle encore moins. Harassée. Je me couche, très tard, sans éviter de la réveiller.
— Le dos…
Elle me caresse le dos, gratte, griffe.
— Tu as réfléchi ?
Elle ne dit rien. Sa caresse m’excite. Couché sur le côté, je lui tourne le dos. Je me masturbe. Elle s’excite un peu (semble-t-il). En pure perte : je dors.

Plus tard (de quatre à huit mois), les substances volatiles libérées par la fermentation ammoniacale de la dépouille passablement décomposée attirent la cinquième escouade. De toutes petites mouches (Ophyra, Phora...) s’affairent aux côtés d’un certain nombre de coléoptères (Necrophorus, larves d’Œceoptoma, Hister). Plusieurs mois (de l’ordre de six à douze) après l’attaque des premières larves, la série des fermentations s’achève. Chaque fermentation a attiré sélectivement des familles d’insectes. Dès que se produit un changement chimique de la matière organique, l’odeur devient répulsive pour les espèces en place et attractive pour les espèces suivantes qui, alors, interviennent.

 samedi 9

Pubis osseux, renflé — la marque de l’élastique du slip. Nombril (et dessous : intestins, matières). Salive sur son ventre. J., couchée sur le carrelage, terriblement nue et absente — absence presque ironique. Le sol est froid, elle est malade. Il ne s’est rien passé, avant (rien qui vaille la peine, soit : les simagrées habituelles — je la brusque, elle fait mine d’en souffrir, cela nous excite suffisamment pour chercher à mal faire (bras levés, le soutien-gorge remonté, les côtes, les grains de « beauté ») — d’où : de ses jambes entrouvertes suinte un fin filet de glaires).

(Jolie petite poubelle.)

La dessiccation déjà fort avancée de la dépouille se poursuit quand arrivent, souvent fixées sur des insectes qui les transportent, de nombreuses espèces d’acariens microscopiques détriticoles. Cette sixième escouade d’arachnides (ce ne sont donc pas des insectes) finit d’absorber les humeurs qui imprègnent encore le cadavre. La septième escouade se met en place avant la totale disparition des acariens sur la carcasse complètement desséchée.

 dimanche 10

Pour ce qui concerne les choses dont vous m'avez écrit, je pense qu'il est bon pour l'homme de ne point toucher de femme.
Toutefois, pour éviter l'impudicité, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari.
Que le mari rende à sa femme ce qu'il lui doit, et que la femme agisse de même envers son mari.
[…]

J’aime bien l’expression « vide-couilles » (à propos d’une jeune femme complaisante) mais elle est peu précise : les spermatozoïdes, après leur maturation, sont libérés à l'intérieur des tubules séminifères et vont être stockés dans l'épididyme où ils vont terminer leur maturation (acquisition de la mobilité). Lors de l'éjaculation, les spermatozoïdes (ainsi que les sécrétions de l'épididyme) vont passer dans les canaux déférents, se mélanger avec les sécrétions des vésicules séminales puis de la prostate ce qui permet la formation du sperme. Le sperme passe ensuite dans l'urètre et est éjaculé vers l'extérieur au niveau du gland.

Des insectes, parents de ceux qui s’attaquent aux lainages et aux fourrures, découpent les pièces sèches du corps maintenant momifié. Lorsque la mort remonte à approximativement une année ou davantage (selon le lieu et le climat), une huitième et dernière escouade s’active sur le corps réduit à ses os. Des coléoptères (Tenebrio, Ptinus...) font disparaître les débris organiques laissés par leurs prédécesseurs. Ils achèvent de nettoyer la charpente osseuse, consomment la poudre de tissus et les dépouilles d’insectes des escouades antérieures (téguments larvaires, coques nymphales).

Lorsqu’elle commence à le sucer, l’homme est saisi d’une expression extraordinaire — comme saisi de stupeur.

[…]
La femme n'a pas autorité sur son propre corps, mais c'est le mari ; et pareillement, le mari n'a pas autorité sur son propre corps, mais c'est la femme.
Ne vous privez point l'un de l'autre, si ce n'est d'un commun accord pour un temps, afin de vaquer à la prière ; puis retournez ensemble, de peur que Satan ne vous tente par votre incontinence.
Paul, 1 - Corinthiens 7:1-5

Dans le bus. Je me détourne pour éternuer. J’éclabousse la vitre.
Le soir : agacé, j’ai rangé mon parapluie qui traînait dans l’entrée depuis des jours.

   

 

Charles Bösersach

Charles Bösersach  
    

  
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