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  De la chose du monde.

 
  François Lamothe  
   

on passe tout ce temps que dure une vie — ce long temps d'ignoble ennui — à chercher désespérément ce qui cloche dans cette foutue mécanique. Car le monde, c'est exactement une mécanique fichue, à bout. On se cogne aux murs parce qu'on n'arrive pas à comprendre ce qui se passe là-dedans. On essaye toujours : on n'y arrive jamais. A force de cogner, on fait des trous dans les murs avec la tête. Il faudra bien un jour ou l'autre les boucher les trous dans les murs, juste pour ne plus tout à fait désespérer ! 

C'est cette chose du monde qui se cache tout le temps. On ne peut pas la comprendre cette chose du monde parce qu'elle se cache. C'est ignoble. On le sait bien qu'elle est quelque part cette chose du monde !
On le sait très bien, mais alors : très bien ! Et pourtant, elle se cache quand même cette vieille saloperie de chose du monde. Tellement bien cachée qu'on ne peut pas la voir. On en a tellement assez de ses cachotteries qu'il y a des jours où on voudrait ne plus la voir même si on la trouvait ! Seulement, on sait bien qu'elle ne se montrera jamais parce qu'elle se cache tout le temps. C'est irritant. 

On la cherche, on la cherche partout. Dans les placards, dans les tiroirs, dans le réfrigérateur, dans le lave-linge, dans le panier du linge sale, dans la cuisine et dans les cabinets, et puis aussi dans la rue, dans le métro, sur le boulevard de ceinture, dans le grenier, dans la cave, sur l'autoroute la nuit et même la journée, dans le cimetière et à la morgue (un peu moins souvent, tout de même !), etc. On ne la trouve jamais. Plus on la cherche, moins on la trouve. On se dit qu'on manque de méthode. 

Alors, on la cherche aussi dans les livres des grands auteurs. Par exemple, on la cherche dans le petit livre de René D.

Il essaye de nous renseigner, seulement il n'en sait pas plus que ce qu'il en a écrit.
A bien le lire, on comprend qu'il nous trompe ! Il nous ment ! Il pense que cette chose du monde est la mieux partagée ! On ne la voit jamais et pourtant elle est la mieux partagée ! C'est peut-être parce qu'elle est tout le temps partagée et repartagée qu'on ne peut plus la voir cette chose du monde. Surtout, si ça dure depuis longtemps. Ces partages toujours repartagés, ça doit aboutir à une espèce de dilution; une faillite qui mène à la disparition pure et simple de la chose du monde. Alors forcément, on croit qu'on comprend que la chose du monde ne sera jamais visible parce qu'elle est dissoute par les partages successifs. A force de la partager, on ne peut plus voir la chose du monde : donc, on ne peut plus la voir. 

On retourne au livre de notre grand auteur et on lit plus avant. Il apparait que ça porte un nom cette chose du monde invisible à cause de son partage perpétuel : c'est le bon sens. Tout se brouille à nouveau. On ne peut plus rien comprendre. Ainsi, le bon sens est exactement la chose du monde. Justement cette chose du monde qu'on ne peut pas voir puisqu'il n'y en a plus en grosse quantité à cause des partages perpétuels ! 
C'est affreux, on redevient tout irrité; on tousse. On tousse très fort et on s'étrangle tant on tousse; ça fait un bruit caverneux, on ne peut plus reprendre son souffle et puis on a beaucoup trop chaud; on a la tête rouge, on envoie des postillons et des tas de miasmes sur les pages du livre de notre grand auteur qui vient de noyer à jamais notre contentement. On pensait qu'on avait compris qu'on ne verrait jamais la chose du monde, et comme ça avec son air de ne pas y toucher, il vient nous dire que cette chose du monde qu'on ne verra jamais, c'est le bon sens ! C'est le sens qui est bon. Et bien, non ! Le bon sens, ce n'est pas le bon sens.

Le bon sens, ça n'a rien à voir avec le bon sens ! Le bon sens, c'est la chose du monde; et en plus, la chose du monde la mieux partagée ! 

On est abasourdi. On se reprend quand même un peu. On cesse de tousser, on respire un grand coup en ouvrant la fenêtre. L'air frais qui entre, ça fait rudement du bien. Maintenant, ça y est ! On respire mieux. On sent monter en soi une colère. Pas une volcanique : une glacée. Une, qui ne fait pas de bruit. Une colère froide. Pensée. Réfléchie. On se dit que si jamais le grand auteur passe dans les parages, il passera un mauvais quart d'heure. C'est très simple, on ne palabrera pas, on ne parlementera pas avec le grand auteur. Il recevra simplement des coups de poing dans la gueule. On lui fera une belle tête au carré au grand auteur. On lui fera peur parce qu'on aura une tête féroce, une hargne de chat mouillé. Et puis surtout, quand il sera par terre, on lui mettra des coups de pied dans le ventre jusqu'à lui éclater les couilles. On le tuera pour lui apprendre à vivre. On ne lui pardonnera pas de nous raconter tant de conneries. 

Car c'est vraiment de la connerie ces histoires de grand auteur ! Le bon sens : la chose du monde la mieux partagée ! Il ne pense donc jamais le grand auteur, parce que ça ne tient pas son truc. Le bon sens, c'est le bon sens. Et il est invisible. Donc, on ne peut pas le voir. Pour la chose du monde, on ne sait pas si elle est la mieux partagée et d'ailleurs on s'en fiche comme de l'an quarante. Seulement, on ne sait toujours pas où est cachée la chose du monde. Quant à confondre le bon sens avec la chose du monde, il n'y a vraiment qu'un grand auteur pour le faire.
Alors si un grand auteur vous gâche ainsi le tempérament, pas d'hésitation : battez-le !

 

 
 

  — publié une première fois dans le MHM papier, n°0, avril 1994, page 4 —
 

 
François Lamothe  

  
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