Michel Lecamp
L'envers d'Ulysse

4. Pénélope désirante.

 

souhaitant me consoler Antinoüs monta à l’étage pour frapper à ma porte. Dissimulée dans la pénombre j’accueillis le visiteur et le suppliai de ne point éclairer ma nuit. « Vois, lui dis-je, me voici bête apeurée livrée aux fauves. Ne trouble pas mon abri de ténèbres, et pour toi, le jour venu, je me ferai docile ». Il ne répondit pas mais déplia son index mouillé et le glissa entre mes lèvres, avec une lenteur infinie et presqu’irréelle (les Dieux assurément, présidaient à l’apathie de son geste). Lorsqu’il atteignit ma langue Antinoüs disparut par enchantement et je me retrouvai seule (et molle, et alanguie) avec ce goût de miel et de myrte, ce goût d’amande aussi, dont j’éprouvai le vertige. Je me sentis alors transportée vers quelque cité souterraine (dont le nom à l’instant m’échappa) et naviguant sur les flots noirs d’un océan profond (mais odorants et propices au plaisir) comme si la simple pression de ce doigt ensalivé sur ma langue m’eut précipitée aux confins du Léthé et que j’abordasse alors un continent oublié de plaies et de larmes. Le songe que je fis alors, qu’on me pardonne de ne le point rapporter. (Qu’on sache seulement qu’il y fut question de portes ouvertes et de porte cochère, et qu’une serrure y fut forcée.)
     En rêve mes yeux se dessillèrent et j’entrevis l’infidélité d’Ulysse.

     Le lendemain, le corps et l’âme changés, plus vifs peut être, assurément brûlante, je m’installai à la table sur laquelle on apportait déjà les vins les plus capiteux et demandai qu’on m’en remplisse un gobelet sans tarder. Soulevant d’une main ma voilette, je trinquai avec mes ravisseurs —j’étais richement parée, la bouche fardée et les cheveux rassemblés en un chignon laissant échapper —sur la nuque découverte et sur les tempes nues— quelques boucles désordonnées. Personne, jamais n’eut soupçonné qu’une femme put figurer ce comble de séduction que j’incarnai alors : poudrée, les aisselles lisses et rasées, les paupières veinées d’un trait de kohl, vaselinée, parfumée, la taille lacée d’un corset de cuir et d’or fin, apprêtée de culottes satinées, les jarretelles fixées aux hanches par de soyeux rubans, la gorge pigeonnante creusée d’un sillon vicieux et, plus bas —« créature à étages » aurait raillé Socrate— gainée de bas couture eux mêmes décorés de jolis dessins obscènes, les jambes enfin prolongées de petits escarpins vernis aux talons périlleux.
     Leurs pupilles s’élargirent sous les paupières tendues et leurs bouches baillèrent aux corneilles sous l’effet de la surprise. Certains saluèrent mon apparition —je fus telle une apparition descendue du ciel— de petits cris joyeux et tous les regards ruisselèrent de la plus extrême concupiscence.
      Mes yeux brillaient et détaillaient l’assemblée sans pâlir. Combien étaient-ils au juste ? Il me sembla que ce cortège de charognards bien mis n’allait jamais finir si bien que je dus à trois reprises en reprendre le comptage et m’aider de mes doigts pour aboutir au total inouï de Cent Vingt Neuf. 129 ! J’ignorais qu’Ithaque comptât tant de valeureux guerriers tous revenus de Troie sans une écorchure ni le moindre bandage ceignant leurs fronts, et que tous eussent succombé à mes charmes (bien qu’on loua partout ma beauté sans pareille et qu’Ulysse —je l’appris ensuite— fit bien haut et à qui voulut l’entendre la réclame des folles nuits d’amour passées en ma compagnie et vanta mon tempérament de feu —chacun de mes organes furent ainsi passés au crible et affublés de tous les superlatifs imaginables sans oublier les plus grossiers accompagnés de rires d’hommes bien gras— et autres balivernes toutes relatées sur le ton de la confidence).

     On parla à mon sujet d’eau dormante (soulignant que de mon sommeil il convenait de se méfier) mais le plus souvent fut employée l’expression de « porte ouverte » voire « entrebaîllée ». Cette idée —allez savoir pourquoi— me plut tant que je décidai de m’y conformer au plus près au point de la réaliser tout à fait.

 

5. Pénélope et Antinoüs.

 

     Il est venu à moi bien sûr, mais son regard —ses yeux plutôt, son œil même devrai-je dire tant il semblait concentré en un seul pointé sur moi, appendu déjà à mes seins qu’il supposait presque à sa main— disait «Je t’écraserai», tel l’amoureux éconduit par Galatée, n’avait rien d’angélique ni d’attendri, non, il n’est pas venu à moi comme un Héros, loin s’en faut, plutôt comme un ogre, avide, féroce, feignant la douceur, ignorant sa propre nature féroce et pourtant bien décidé à me réduire aux pires outrages (comme un objet qu’on serre et qu’on perce).
     Alors je l’ai vue à mon tour. Je me suis sentie pivoter et mes jambes sous la soie se sont mises à bouger comme des cils, imperceptiblement elles ont paru s’avancer vers lui, vers les mots qu’il peinait à trouver et qui déjà sentaient l’ordure (il avait un accent sans provenance ni destination et des inflexions de voix malséantes, ses lèvres balbutiaient par endroit).
     Je crois qu’il mangeait ou que nous mangions des salades (il paradait au milieu d’une cour de compères grossièrement vêtus), espacés d’une table ou deux lorsqu’il tourna sa langue vers moi non pour parler —son verbe, je crois, se délitait dans sa bouche comme les entrailles d’un poisson vidé— mais pour faire signe. Je lui offris mes dents sans réfléchir, et jusqu’aux gencives, d’un rose annonçant ma plus stricte intimité (ce rose , toutefois plus vif, abaissa toujours le visage d’Ulysse tant il l’aveuglait, j’ai toujours pensé qu’on ne pouvait le regarder sans en être ébloui, tel un petit soleil jaloux).
     Il se plaisait à me voir jouer avec la langue, longue et pointue, toucher les lèvres et le nez, agile peut être mais innocente non, aiguiser ses appétits sans l’effleurer.

     Il ne m’a pas même séduite ni emportée, je l’ai seulement suivi —sur cette île, depuis longtemps, mais en secret et sans toutefois y céder tout à fait, j’acceptais toutes les invites, acquiesçais aux œillades les moins discrètes, répondais à leurs clins d’yeux (et maladroitement encore, ne sachant fermer un œil sans faire cligner l’autre et entraîner aussitôt un bref noir prémonitoire) —dans un défilé d’ornières jusque sur la rive et là, dans une barque à l’abri des roseaux, sans qu’il prête plus d’attention à l’élégance de mes dentelles qu’à la mise raffinée de ma fourrure (patiemment chaque jour j’usais de ciseaux et crèmes épilatoires, de pinces et de couleurs afin qu’elle s’affirmât irrésistible) il força mes chairs avec autorité et bien que j’eusse consenti à ses assauts, sa sauvagerie m’affligea avant de me réjouir.
     Bientôt, les yeux perdus dans la Voie Lactée, couvrant sa monture des injures les plus voluptueuses, je l’entendis mollement en moi se flétrir puis expirer presqu’implorant sur mon épaule.

     Alors, comme si brusquement ma personne lui fut indifférente il s’écarta et laissa libre le passage à ses compagnons (que j’ignorais jusque là, dont la présence ne m’était pas connue, qui devaient l’avoir suivi depuis la grand salle et se tenaient attroupés dans un bosquet ou dissimulés dans les marais parmi les cris des grenouilles ou ceux des sarcelles, et qu’il avait peut être conviés, dont il était —à coup sûr— le chef (ce seul fait d’armes lui conférait ce titre)).

 

6. Pénélope elle même Sirène. (Le chas d’une anguille).

 

     Après qu’ils ont fini, comme des enfants il faut qu’ils jouent. Puisqu’il s’agissait d’hommes la grossièreté leur fut aussitôt rendue. Je tentai —implorante, gracieuse ou stupide—, en termes choisis, de prononcer devant eux le sermon qu’Antoine fit un jour à Rimini devant une assemblée de poissons mais ne ramenai dans mes filets que sarcasmes et insultes choisies sans méthode. C’est là qu’il exhiba l’anguille dans son baquet en criant « nous sommes las d’avaler tes couleuvres, à ton tour à présent !» (sans un mot mais sous des rires incessants —il me sembla que leurs gueules en grand s’ouvraient toutes à la fois dans un assaut, pourvues de dents sales et hostiles— mes tourmenteurs (comme rendus fous par l’attente hautaine que, depuis de longs mois, je leur imposais obstinément) nous saisirent ensemble, la bête et moi). Toute humanité disparue.
     Elle s’enroulait cerclée d’argent à son bras, petit serpent cherchant sa niche sous les sifflets, apeurée aussi et glissante comme un savon. Elle me sembla qu’elle feulait, vers moi déjà se frayant son chemin, arrosée, ahurie, sinueuse.
     Forcée à m’accroupir par leurs muscles robustes —et dont l’avidité à dessein déclinait toute tendresse— ouverte et béante sous l’écartèlement qu’ils ourdissaient tous ensemble, je ne pus retenir (mais au fond que m’importaient donc leurs petites liqueurs !) quelques gouttes laiteuses bientôt dispersées sur le sol. Leurs rires à nouveau (indignes, d’où qu’ils viennent) s’esclaffèrent.
     Le poisson s’agita, se débattit comme s’il fut accroché au bout de l’hameçon, tordant son corps oblong mais les yeux toujours fixes. (Comme je criais on l’appliqua sur ma bouche. Certains —mais plus tard car je perdis un moment connaissance— prétendirent que je l’avais embrassée.)
     Affaissée, nue, ils m’ouvrirent en deux puis se plurent à me faire « goûter de l’anguille » (comme on dit « tâter du fouet ») et la dirigèrent à plat vers mes muqueuses béantes.

     Evidemment ils la poussèrent en avant, son œil minéral se peuplait de cils à mesure qu’ils l’envaginaient ou la faisait ressortir (voila bien une occupation masculine que de faire aller et venir les objets d’avant en arrière jusqu’à l’épuisement).
     De biais par je ne sais quelle fantaisie, quelle fugitive insouciance, je m’ entrevis affublée d’un costume de sirène, le bas du corps laissant passer des nageoires et deviner le scintillement nerveux d’un poisson (mais les marins que je devais enchanter, obstinément sourds, sans doute confondant dans un lapsus l’ouie et les ouies, maintinrent leurs oreilles bouchées).
     On m’avait —en classe, il y a longtemps— vanté la voracité des anguilles. On ne m’avait guère menti.

     Enfin lassés, et j’espère écœurés, ils m’abandonnèrent avec mission de cuisiner l’animal assommé. Extraite, rougie, elle baillait comme un soupçon.

     Cuisiner leurs restes, pourquoi pas. Et leurs déjections aussi, sucs ou excrétions diverses, cuire dans leur jus, rendre leurs eaux mauvaises, les asperger et moi soudain rendue au monde des hommes, fouettée, battue en neige, haletante tout de même mais agonie.

     (En l’écorchant je me souvins de son quadrige, des matins où, avant déjeuner, ils m’emmenaient dans les mornes du côté de l’océan et me prenaient chacun son tour au milieu des chiens sauvages mêlant leurs aboiements à mes râles étranglés. Ils repartaient ensuite dans sa voiture attelée et me déposaient, hilares, presque moqueurs, sur le porche, ne m’invitant pas même à partager leur repas. Il m’arrivait alors de pleurer dans les bois.)

     À présent l’anguille, vidée, portant les traces de mon infamie sur son ventre visqueux (au fond de sa gorge, mon Dieu, je n’ai osé examiner) regarde ailleurs, tandis que je la tranche en morceaux égaux.

À suivre...

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