Maison Écrivez-nous !   Société Textes Images Musiques

  Contemporains

 
   

Favoris (Les)
 

 

 

pointj.gif (73 octets) Lecamp

  

pointj.gif (73 octets) textes

  

pointj.gif (73 octets) les contempos favoris

  

Version imprimable !
Version html imprimable

 

  Michel Lecamp

  Yoshi.

 
 

Michel Lecamp
Texte inédit.
   

 
 

Un cadeau empoisonné.

e crois n’avoir jamais été amoureuse au point de me prostituer après cette fois là. J’étais allée rencontrer une voyante afin de connaître l’avenir de notre relation. Elle m’avait prédit le pire, elle n’avait pas menti. Le soir même pourtant, Yoshi m’offrit une petite émeraude en gage d’amour et la passa à mon doigt.
C’est notre dernier bon souvenir en ce qui me concerne. Lorsque je m’éveillai quelques heures plus tard je m’aperçus qu’il m’avait anesthésiée avec l’anneau de la bague. J’étais ligotée à une table et je le voyais s’appliquer à me découper les chairs avec un scalpel, les mains gantées comme celles des chirurgiens. Mon corps fut bientôt couvert de petites scarifications géométriques, du haut jusqu’en bas. Toujours souriant il m’apprit qu’il s’agissait d’un alphabet. Puis il rectifia : « Non, de l’algèbre, oui : plutôt de l’algèbre ! » Je le crus fou mais, par amour, me laissai faire. D’ailleurs, à demi comateuse, je ne sentais presque rien. Rien de vraiment désagréable. En fait il me plaisait d’être mutilée de ses mains, j’appréciais qu’il aime ma chair à ce point. J’en étais presque flattée.
Nous habitions un grand appartement de Kyoto, avec d’immenses baies vitrées donnant sur le centre de la ville. Lorsqu’il eut achevé son travail et m’eut nettoyée (mon sang ruisselait autour de mes seins, de mes cuisses, de mon ventre et mes plaies prenaient une teinte assombrie) il exigea que je fisse la promotion de son œuvre et m’exhibe une journée entière devant les vitres froides.

Au dehors, seuls quelques passants remarquèrent ma nudité. Ce fut tout d’abord un petit groupe d’écoliers insolents, puis il y eut un homme qui se permit de me photographier à plusieurs reprises.
Le lendemain Yoshi décida de me vendre pour quelques yens. Mon premier client, recruté par ses soins via Internet et selon des critères précis mais incompréhensibles, fut un sourd-muet de la banlieue de Kyoto qui élevait des volailles dans une ferme. Un type repoussant à face de lune. Dans un sens je préférais qu’il ne me parle ni ne m’entende, je préférais le silence. En guise de silence il ne fut que grognements, petits cris et chuintements hostiles.
Yoshi l’accueillit avec de grands égards comme s’il fut je ne sais quel prince fortuné et me laissa seule avec lui. À peine avait-il fermé la porte que le muet se jetait sur moi et m’enfonçait son poing dans la gorge.
Bien qu’il fut brutal et sans charme c’est la mollesse presque enfantine de sa chair que je détestais le plus en lui. Son ventre élargi écrasant mon visage, ses fesses sales accroupies sur mes lèvres et ses propres lèvres qui bavaient autour des miennes en gazouillant, tout en lui évoquait une espèce de bébé difforme dans ses langes, imprégné du goût écœurant du lait.

Le lendemain j’eus ma première vision : des porcs dévoraient des filles pourvues d’écailles.

Celui qui vint après lui, un dentiste récemment licencié, avait un corps maussade, semblable à celui de ces fœtus monstrueux qu’on voit, dans leurs bocaux de l’Institut, noyés dans le formol. Il avait la passion des œufs sans lesquels il s’avérait incapable de jouir. À chacune de nos rencontres il m’obligeait à en gober cinq ou six avant de le sucer et nous devions nous embrasser longtemps la bouche pleine de jaunes. Son souvenir, la nuit, me fait encore vomir.
Ce soir-là je vis des hommes sans tête prisonniers de machines obèses.

Après chaque client, Yoshi prit l’habitude de m’infliger de nouvelles entailles correspondant soi-disant à l’acte que je venais de subir et à la personnalité du client lui-même. Il ne prenait plus la peine de m’endormir pour opérer.
L’équation (ainsi parlait Yoshi) était la suivante : une passe égale une vision plus une mutilation.
Je ne fus plus bientôt qu’une cicatrice multiple et mes visiteurs devinrent de plus en plus laids et pervers. Un homme normal, je crois, aurait répugné à tenir entre ses bras une créature aussi meurtrie que je l’étais.

Je me résolus enfin à quitter Yoshi après qu’il m’a, au terme d’un dîner agité, confié ses « révélations ». C’était un de ces repas où, après m’avoir couverte de sushis qu’ils dévoraient à même ma peau, il s’amusait, avec ses amis, à me faire boire des bols de saké brûlants puis à rire de ma douleur et des boursouflures qui naissaient sur mes lèvres.
Une fois rentrés chez nous, toujours au comble de l’excitation, et bien qu’il se fut promis de ne rien me dévoiler, il ne put s’empêcher de m’annoncer la teneur des projets qu’il me destinait.
D’un placard qu’il tenait habituellement fermé à clé, il extirpa une petite mallette transparente, l’ouvrit, et en fit surgir un bras articulé qu’il agita sous mon nez.
- Ce n’est qu’un début ! éructait-il tout exalté. Ensuite nous remplacerons le reste !

- Mais, c’est une prothèse, objectai-je.
- Oui ! Plus de bras ni de jambes ! Tu seras ma première femelle androïde !
Ce soir là je choisis de disparaître de son existence.
J’appris plus tard qu’il avait décidé de m’amputer du bras droit dès le lendemain.

 

Michel Lecamp

   
Michel Lecamp  

  
maison   société   textes   images   musiques