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   Sébastien Morlighem

  Paroles de la mamelle.

 
  Sébastien Morlighem  
      
   

habitez-moi, dit-elle entre deux soupirs, mais ne me sabotez pas. J’ai lavé, habillé, nourri, désaltéré ce corps pendant un certain nombre d’années. Je me suis efforcé de le faire jouir régulièrement, de le soustraire aux gifles, aux querelles, aux accidents. Je l’ai promené sur les continents, dans les airs, sur les océans. Je l’ai cultivé, rempli de phrases, de musique, d’images, de sensations. Maintenant, je suis fatiguée, je voudrais me reposer, mais ce travail d’une vie, quel dommage de le vouer au gâchis !

*

Je cherche la formule, dit-elle, la solution parfaite, le moyen ultime de me faire comprendre de tous sans me sentir trahie. Je traque l’équilibre, la nudité, la forme inébranlable de la force. Jusqu’ici, j’ai continuellement échoué. Trop de fleurs, trop de peinture, ont affirmé certains. Si j’y parviens enfin, il sera trop tard : ils n’auront plus le souci de la différence, se seront résignés. Et qui sait, peut-être jugent-ils déjà mon combat impossible ? Seul le souffle n’aura pas menti.

*

Arrosez-moi, dit-elle, inondez mon jardin, c’est délicieux, oui, enfouissez bien toute cette matière en miettes, je saurai l’accepter. Droite, plate, la foule qui sommeille surgira à nouveau, jusqu’à la prochaine jachère. Les élégantes et les tueurs, les rapiécés et les vomies, les salies et les envahissants, les comédiens et les froissées, reviendront tenter une nouvelle vie.

Moi seule, je demeure intacte, vierge, épargnée de toute transformation.

*

Les beautés de ce monde ne sont pas de ce monde, dit-elle, c’est pourquoi nous sommes acculés au regard. Dressant l’œil, nous finissons par l’adapter à notre bulle et à y trouver, forcément, de l’acceptable, voire du clinquant. Et tout le reste de l’attelage suit…

*

Changez-moi en homme, dit-elle, et je saurai ainsi ce que ressent un enfant qui n’est pas né.

*

Je sais déjà qui je suis, dit-elle, celle qu’on regrette d’avoir vue avant même qu’elle ne se montre. Dussè-je picorer comme un poussin, racler de la mâchoire le sol ou m’invaginer, je sais que le spectacle ne sera pas de mise : la surprise est peau morte de nos jours. À peine si la fin de l’univers sera accueillie d’un bâillement.

*

Le froid me glace, la neige me colle au squelette, dit-elle, bien fait, je n’avais pas à mettre le pied dehors. Si confortable, si étouffante, la cabane, passés quelques siècles, qu’on ne tient plus. On tente la sortie, et place au fantôme. Aussitôt gris sur blanc, ça ne pardonne pas, on fait tâche dans le paysage.

*

Une lettre, rien qu’une lettre et je rampe, dit-elle, je me soumets, je m’avilis, je me prostitue. Cette chose est la seule qui me fasse rêver depuis l’aube des temps : une nouvelle, véritable, une nouvelle qui m’émerveille, qui me ressuscite.

Je patiente. J’examine, chaque matin. Rien, jamais.

Aurait-il renié son origine ?

*

Je couds, dit-elle, je couds mes cris. Pour laisser libre cours à mes chuchotements.

*

Je n’ai pas besoin de crieur, dit-elle, personne ne doit étaler la pleurnicharde amitié qu’il éprouve pour moi. On aime à corps perdu pour mieux haïr à son corps défendant.

*

Aujourd’hui est un jour de tarissement, dit-elle, peu d’espoir de laisser éclore la moindre trouvaille. D’ailleurs, du grand four qui m’occupe la plupart du temps, rien ne sort, hormis de la fumée, quelques jets de cendre, quelques flammèches. Je brûle, je brûle jusqu’à ne plus avoir à brûler. Et le brasier gronde, rugit, sa faim ne se calme pas. Faut-il que j’y jette mon propre corps pour en retirer quelque chose, cette fois ?

*

Encore une évasion ratée, dit-elle, encore.

 
Sébastien Morlighem      
    

  
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