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     Sébastien Morlighem

  Mucus.

 
  Sébastien Morlighem  
     
 

À Christophe Petchanatz

      Petite va bientôt s’endormir.

       Dehors, le cheval s’étend à terre. Il y a un vieux plaid bourré de trous pour le réconforter. La nuit est liquide, toute huileuse, comme graisse fondue mais bleue – Pantone 276. Nuit qui amène la métaphore, les étoiles filantes, des générations d’astéroïdes que le firmament dévore. L’animal est aspiré par la poussière; légèreté

       Jamais cet enfant n’aurait pu naître sans ces mains et ce chapeau ridicule… Cette opération était vitale à sa survie. L’être humain est, malgré le dégoût qu’il inspire, élémentaire et analogique ; cancrelat. La législation en cours ne laissait pas d’autre échappatoire : nous avions besoin d’une nouvelle papesse. Un peuple sans adoration est un peuple mort.

       Elle dort sous une pluie de cerfs-volants. De longues phrases piaillent, monotones, chicotent le silence. Les mots meurent, leur rythme s’écrase, insensible. La pensée (chuchotis, mummer) se plisse, hésite à mettre la patte hors de sa tanière. Elle sait pertinemment qu’à l’extérieur : rien. Toute son expérience, son déploiement, sa raison d’agir ne peuvent s’accomplir qu’au-dedans.

       Les vieilles croyances : naines et fluides, éternellement (placenta). Au cœur du corps commun se niche une mécanique saturée de fibres et de faisceaux, une chimie particulière. On y séjournerait presque, tétant le miel des mamelles internes. Le fœtus exulte dans son nid de paille : il a gagné.

       Spectres ; nuages. Nous rangeons les médailles, les certificats, les fiches de bristol jaunies sur lesquelles l’encre violette a disparu progressivement (oui, c’est un cliché). Les blouses blanches, les bleus de travail sont méticuleusement pliés et entreposés à la lingerie. C’est nus que chaque nouvelle séance nous accueille. La matière de notre amour se révèle par saccades, giclante, lumineuse, abominable. Sucettes translucides, autant d’os à ronger pour l’air. 

       Nous qui voudrions tant nous unir au néant, à cet instant-, devenir acide et creuser la terre, nous sommes des animaux, dragons terrifiants dessinés dans la salive. Le règne approche où les bâtons prendront forme. Sur la pierre, notre prophétie suinte, menace de disparaître. Il serait temps d’agir si l’affolement nous gagnait ; nous savons tous que la sueur du texte sacré finira par sécher au petit matin.

       C’est une absence, la vitesse, un oubli, ici.

       Et le jour recommence. Belle, gambettes-éprouvettes, suçote un œuf, assise sur sa peluche chérie (ours, joujou miteux, étêté, d’où s’échappent des bulles de polystyrène expansé) ; elle susurre bêtement ces inscriptions déchiffrées sur la page d’un vieux magazine en lambeaux : LA VIE EN BEAU ! MIEUX À FAIRE QUE DE RESTER AU TRAVAIL! VOUS NE LE REGRETTEZ PAS !

       Goutte (moi) parmi les vivants, leur paralysie, la vacuité. J’ai perdu l’âge de mes illusions, mes jouets ont un goût de pourriture. Ce sentiment – l’innocence – de miette-en-sauce, c’est ma couronne, mon laissez-passer, mon va-tout.

       Corde à sauter effilochée, balançoire rouillée, de quoi combattre l’ennui, encore. Nous œuvrons discrètement (tant de préparatifs…) ; ce simulacre d’activité n’est qu’un palimpseste au réel, ô combien fatal et usant. Contemplez ces bouches qui nous surveillent, ces cavaliers de l’apocalypse (rien que des Playmobil, assure le représentant venu plusieurs fois déjà, on a bien vu qu’il cachait une trompette derrière son dos, sous sa gabardine), ça fait peur.

       Forme de renoncement illocutoire – ces signes, trésor arraché par accident, nos maladresses, nos pardons, nos offrandes – que cette confession. Il n’y avait pas mieux à accomplir ici, puisque c’était la seule chose à faire. Nous sourions secrètement, rassurés. L’univers retrouvera sa saveur de vert, de jardin d’abondance, de terre barbue. Il suffira d’y mettre du sien. Après.

        Ses yeux chapardent, décortiquent, elle n’est pas dupe ; pas d’autre concurrente, de dauphine à chaperonner sur le piédestal qui la guette. Simplement suspendue, évanescente, pur joyau en lévitation, plume. La vertu même, la joie de nos carcasses crasseuses. La vérité.

       Orages : peccadilles (par ces mots, monsieur le scripteur, vous nous travestissez). Il existe une issue, forcément, une trouée salvatrice. L’encre tâche la culotte, apparition de la couleur. Embrasser le créateur à son insu, les lèvres inattendues, ferventes, collées au tissu saint…

       De furieuses trombes d’eau engloutissent les tranchées. À tâtons, nous mangeons le poil de la vermine, nous broutons, grosses masses, mollusques, pétales déchirés, nous sarclons les racines. Fosses ouvertes au vent – chicorées, courgettes, potirons – tout saigne. Hirondelles mortes, reposant sur le dos, flairées. Non, oui, c’est selon le chemin. Surviennent peu à peu la sécheresse, les dunes paresseuses, les caresses mutuelles, l’envie.

       Et nous entrerons un par un dans la chambre pleine d’ombre. Seulement le son de notre respiration…

       Consciencieusement, elle a rangé une à une ses dents à l’intérieur du coffre fait-pour-ranger-les-dents (cette mâchoire, si joliment disposée en dehors de la bouche, est un cœur à prendre). Il faut prier… L’élue s’accroupit au-dessus du canari et libère son urine, immédiate, fluide. Liqueur d’hostie. Grimacer face aux orties.

       Déluge lorsqu’elle fend la cour, pulsions, fissures aux façades des baraquements, son allure (elle saute, stupeur, elle fait de petits bonds, pieds nimbés de dentelles, esquiver les flèches) nous ravit. Le récipient scintille, quelqu’un s’agenouille, ramasse, renifle, esquisse un sourire, puis se dirige, décidé, vers le cabanon. La cuve à mazout, odeurs, charbon en boules, un héritage de famille. Agonie de la barbaque clouée sur la porte ; notre totem, joli gisant.

       L’écran grésille, crépite, chiennerie technologique. Nulle vaccination n’envenime le mal ; sous le plancher, sables, ça rumine (les vers en liberté prolifèrent, procession). Les habitations revêtent leurs moisissures onctueuses. Nous peinons, feignons de mal comprendre les ordres. Conclusion : l’abîme. Tous, abandonner la caverne et basculer, pitoyables, vers le ventre sucré.

       L’exorcisme s’achève.

       Je ne veux plus bouger, maintenant. Les hommes me regarderont comme des porcs mièvres et baveux, peut-être qu’ils me désireront.

       – LA VOIX : « Oh, que ton existence sera suave! » – hapax.

 
Sébastien Morlighem      
    

  
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