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  Christophe Petchanatz

  Les Alfreds.

 
  Christophe Petchanatz  
   

Nous vivons tous ensemble dans une anfractuosité, une niche. C’est à la fois sec, confortable, et légèrement irritant. Nous voyons passer les infirmières, femmes immenses, glorieuses, linges tendus à craquer sur des galbes d’une suavité qui nous rend presque fous. Nous, les Alfreds. La tête pas plus grosse qu’... qu’un quoi? Petits. Minuscules. Ridicules. Ratiboisés. Les yeux écarquillés, éblouis par la lumière et la blancheur des linges, étourdis par le passage — lent et implacable — de ces femmes gigantesques, les échos parfumés que remuent leurs passages. Elles s’activent. On ne sait pas quelle heure il est ; on est bien entre nous. On regarde. Flacons démesurés s’entrechoquant sur des plateaux inoxydables, pinces, outils, flammes presque invisibles, elles s’affairent, soignent de longs adolescents alanguis. Elles se penchent et la couture paraît vouloir craquer. Nous sommes enthousiastes! On se pousse du coude, on applaudirait presque! Puis elles se relèvent, prononcent deux ou trois mots, partent en souriant (une moue satisfaite). On ne voit pas vraiment, c’est trop haut. En haut il y a ce brouillard lumineux qui nous étourdit. Parfois, certains d’entre nous prétendent quitter notre cachette, partir, disent-ils « explorer le vaste monde »... Ils répètent cela avec des mimiques entendues. On les en dissuade. On a mille raisons. Le danger, l’inconnu, la peur, le froid, la mort évidemment. Mais rien n’échappe à leurs sarcasmes. Ils partiront demain. Toute la nuit on les travaille, on leur redit les risques, on énumère les désagréments, on ressasse, on rabâche. Ils s’endorment bercés par nos litanies, par ce murmure qui va decrescendo sans s’arrêter jamais. Toute la nuit on se relaie à leur chevet, on murmure tous les mots susceptibles d’évoquer le danger : « perdu... tout seul... perdu... loin... ». Ils dorment paisiblement. Le matin (matin? la lumière jaillit — non pas que nous étions auparavant dans le noir : il y avait cette lueur jaune-orange qui nimbait tout, le silence, la toux des malades, certains secrets va-et-vient —, crue, sonore, et avec elle les pas presque mauvais, tout ce bruit, toute cette quincaillerie...) ils auront tout oublié et, comme les autres, penchés au bord de l’ouverture, observent le mouvement des infirmières, des filles de salle, s’intéressent à ce bras-là, qui pend, aux jambes blanches, aux ourlets usés, aux boutons décousus, volontairement déboutonnés. Cela parfois nous frôle, nous arrachant de petits cris — mais ils n’entendent pas. De l’autre côté, à l’intérieur du mur, nous avons tout ce qu’il nous faut : dortoirs, réfectoires, salles de jeu. Nous y vaquons en somnambules, l’esprit toujours ailleurs, attentif, tendu, l’esprit vers cette chambre, vers ces rondeurs actives, cette vie colossale qui ne peut rien pour nous, qui ne nous connaît pas — qui aurait peur de nous. Nous nous racontons des histoires, nous inventons : nous capturons une infirmière, nous l’attachons sur le lit. Nous la déshabillons. Nous visitons partout, chaque repli. Elle crie. Ou bien elle rit. Cela dépend. Certaines sont assez délurées. Certaines, peut-être, comprendraient. Ça les chatouillerait. Ici s’arrêtent nos divagations. Nous ne pouvons imaginer davantage. La douleur est déjà difficile. Nous ne sourions plus. Ce sont des rictus. Dans ces moments-là chacun s’isole dans son coin et ne dit rien jusqu’au matin. Bien sûr, elles sont chaque fois plus nombreuses (il y a des stagiaires, des aides-soignantes, les filles de salle), chaque fois plus fraîches fleurant bon le savon, et toujours plus habiles, si prestes... Les draps volent, couvrent des silhouettes dont il nous est indifférent de savoir s’ils sont des morts ou des vivants. Plus aucune parole, les mouvements sûrs, piquants. Elles savent tout par coeur. Même entre elles, plus un mot, plus un regard. Cette chorégraphie nous plaît, elle nous affole aussi. Peut-être cela annonce une sorte de dénouement...? Si tout cessait un jour (si tous les garçons étaient morts, continueraient-elles de venir ici, de déployer pour eux les draps, de faire étinceler les instruments, d’arpenter, avec une si belle précision les couloirs et les chambres...?) nous en serions inconsolables. Il nous faudrait nous replier vers l’intérieur, franchir une dernière fois la galerie vermoulue, revenir nous installer, manger, parler, jouer simplement avec des objets colorés.

Ils n’accepteraient pas, se demanderaient pourquoi, désormais, nous passons tout notre temps près des portes-fenêtres, à regarder ces jardins pluvieux, ces montagnes blafardes, à tapoter comme des vieillards sur le marbre épais de la table de nuit sans mot dire, éloignés les uns des autres. Ils finiront par se demander ce qui a pu changer, et ce que nous pouvions bien faire, finalement, avant. Mais sans oser le demander, puisque cela n’est plus. Les plus jeunes voudront retourner au passage, et regarder dehors (c’est ainsi que nous disions) ; le passage aura disparu, ou sera devenu impraticable. Chacun d’entre nous reste à la même place tout le jour. Quand il s’agit de manger, ou d’aller se coucher, on nous conduit gentiment, et nous obéissons. Tout est passablement délabré ; auparavant nous ne le voyions pas. Des fils électriques pendent le long des murs, les fenêtres sont sales, tout est couvert de crasse ; le formica des tables est usé, brûlé par endroits, et blanchi... Il y a sur les cloisons de grandes traces noires et les marques des objets manquants : tableaux, pendule, assiettes de collection. Nous nous apercevons que nous avons des bras, des jambes. Mais cela prend du temps. Membres gris à peau flasque, ventres gonflés et froids. Marcher, se lever, deviennent une corvée. Nous restons sur nos lits, ces cadres en fer gris, et nous rêvons.

De l’autre côté du mur épais, de l’autre côté — tout simplement — sont des créatures superbes, attirantes, féroces, des femmes aux chairs solides, aux rondeurs opulentes — ces termes, nous en avons forgé! et nous en avons abusé. Géantes inquiétantes aux yeux rongés de noir, aux lèvres purpurines, et cetera. Des mots comme ça. N’empêche, nous étions là, nous, les Alfreds, nos rêves encombrés par ces femmes immenses, nos pauvres petits crânes incapables de les contenir entières, pas même une seule : elle y étoufferait, se débattrait. Tout au plus pouvions nous avoir l’usage d’une cuisse, d’un sein (et jamais le visage, et jamais le regard, nous n’étions pas de taille...).

Aussi, depuis que le passage est condamné, ce sont de longues rêveries. On nous installe sur des transats, avec un plaid que l’on remonte jusque sous le menton, et nous restons à regarder la pluie. Il y en a un qui bricole avec des pinces à linge cassées, deux ou trois qui fument malgré le règlement. Il paraît même que quelques-uns ont ramené du vin. C’est, bien sûr, tout à fait interdit. Mais tant qu’ils ne troublent pas la quiétude de la maison, on fait mine de ne pas remarquer leur haleine — alors qu'ils croient donner le change en suçant des pastilles de menthe ou de réglisse.

L’un d’entre eux raconte sans cesse la même histoire : il passait ses vacances, dans le midi, chez des parents. Un jour on le mena saluer un de ses oncles qui vivait dans une maison presque en ruine (haute de deux étages, il manquait tous les planchers et une partie du toit) et vivait assez bien d’opérations douteuses qu’on feignait d’ignorer. C’était le mois d’août, une chaleur terrible. Dans la pénombre et la fraîcheur de l’intérieur, une table, quelques meubles. Une bouteille de Coca-Cola. Pleine. On en réclame, poliment, après avoir, longtemps, très longtemps, attendu qu’il en offre. Et l’oncle refuse! Il refuse un verre de Coca-Cola à son neveu! Il y a un moment de gêne, la conversation languit. Puis on s’en va.

C’est la dixième fois qu’il nous raconte son histoire. Ensuite l’autre évoque la fabrique de bonbons où il a travaillé trente ans, puis arrive le bon moment : on commence à dire du mal de quelqu’un. Quelqu’un qui n’est pas là. Il y en a quelques-uns qu’on ne voit plus qu’au moment des repas. Ils sont généralement mal en point. On se plaint qu’ils puent, qu’ils sont trop exigeants quant à la qualité des repas, la propreté des couverts... On se plaint qu’ils sont méchants, qu’ils rouspètent tout le temps, et critiquent les autres. Certains, dont la chambre n’est jamais aérée, font tremper des choses dans leur lavabo... On en veut aux plus estropiés, qui semblent fiers de leur infirmité, de leur souffrance. Ils avancent en grimaçant ostensiblement le long des couloirs, vautrés sur leurs béquilles. Comme on les hait ceux-là! Ils prennent des figures de martyrs, montrent bien qu’ils ne se plaignent pas autant qu’ils le pourraient — ce en quoi on devrait leur en être reconnaissant, j’imagine.

Depuis que le tunnel est bouché, ça ne va plus. Certains deviennent fous. On a découvert, dans une aile du bâtiment, un enchevêtrement d’appareils orthopédiques. Des chiens rôdent dans la cour, s’accouplent de loin en loin, des chiens efflanqués auxquels parfois on jette un os ou une boulette de viande. La pluie, sans cesse, et les fruits qui pourrissent. L’un d’entre nous a été retrouvé près de la scierie, perdu. Il errait entre les machines. Les ouvriers ne prêtaient aucune attention à sa présence. Dans la cour, parfois, quelques enfants. Ils passent près de nous sans nous voir. Nous ne les aimons pas : ils sont vulgaires, sales, méchants. Entre eux ou avec les animaux. Et s'ils ne le sont pas, c'est pire. Les appareils ont été entassés dans la cave, c’est à dire au garage, là où dormait naguère cet homme qui traînait tout le jour en bleu de travail, cet homme dont certains disaient qu’il avait été...

Mais il est mort. Ses affaires sont restées dans un carton, dans une valise ficelée, parmi les affaires d’autres morts, de personnes dont certains se souviennent encore — ou dont ils ont entendu parler...

Un jour je voulus être tranquille : je suis descendu ranger la cave. On disait : la cave, mais c’était le garage. Seulement, pour accéder au garage, depuis la maison, il fallait descendre un escalier plutôt abrupt, et obscur. Alors on disait : la cave. C’était la porte juste à côté du gros téléphone fixé au mur. J’ai utilisé une fois cet appareil pour prévenir qu’il y avait un mort. On m’a reproché plus tard de n’avoir pas fait tout le nécessaire : la toilette mortuaire. J’ignorais jusque là que ce type de travail entrait dans mes attributions et je n’aurais, de toute façon, pas su le faire. Nettoyer un corps, peut-être, mais il semblait qu’il y avait davantage à faire : bourrer les ouvertures avec du coton, mettre au cadavre ses meilleurs vêtements avant que la rigidité rendre l’opération trop difficile...

L’ambulance est arrivée et ils l’ont emporté. Les autres n’ont rien osé demander avant plusieurs jours. A leurs vagues questions je répondais de façon évasive. Puis quelqu’un d’autre a occupé sa chambre. Je m’en suis voulu quelque temps : il m’avait appelé, la nuit, car il avait mal aux reins, et je n’avais rien trouvé de mieux, après quelques paroles rassurantes (j’étais pressé de retourner me coucher et trouvais qu’il exagérait), que lui donner un cachet d’Aspirine. Le lendemain, tôt, je suis passé le voir. Il dormait profondément, une mouche sur la figure. Il était froid, lourd, cireux. Ça m'a fait peur. C’est à cette occasion que j’ai utilisé le téléphone. Le numéro à composer était inscrit sur un morceau de carton solidement fixé (une punaise à chaque coin) au mur. Les têtes des punaises : rouillées. Ça n’a pas paru les bouleverser. J’avais eu beaucoup plus de mal à étrangler le chat. C’était très lent, on aurait pu passer des heures à regarder ça. (On pouvait chauffer un peu, avec une loupe par exemple. Les fourmis éclataient sur l’écorce défaite du cerisier (non greffé, il ne donna jamais plus que quelques noyaux chaque année). Pourtant, quand je voyais d’autres gamins s’amuser de la sorte, cela me bouleversait et je rentrais en larmes à la maison).

 

 
Christophe Petchanatz    

 

 
    

  
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