Contemporains |
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Favoris (Les) |
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Les Alfreds. |
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Nous vivons tous ensemble dans une anfractuosité, une niche. Cest à la fois sec, confortable, et légèrement irritant. Nous voyons passer les infirmières, femmes immenses, glorieuses, linges tendus à craquer sur des galbes dune suavité qui nous rend presque fous. Nous, les Alfreds. La tête pas plus grosse qu... quun quoi? Petits. Minuscules. Ridicules. Ratiboisés. Les yeux écarquillés, éblouis par la lumière et la blancheur des linges, étourdis par le passage lent et implacable de ces femmes gigantesques, les échos parfumés que remuent leurs passages. Elles sactivent. On ne sait pas quelle heure il est ; on est bien entre nous. On regarde. Flacons démesurés sentrechoquant sur des plateaux inoxydables, pinces, outils, flammes presque invisibles, elles saffairent, soignent de longs adolescents alanguis. Elles se penchent et la couture paraît vouloir craquer. Nous sommes enthousiastes! On se pousse du coude, on applaudirait presque! Puis elles se relèvent, prononcent deux ou trois mots, partent en souriant (une moue satisfaite). On ne voit pas vraiment, cest trop haut. En haut il y a ce brouillard lumineux qui nous étourdit. Parfois, certains dentre nous prétendent quitter notre cachette, partir, disent-ils « explorer le vaste monde »... Ils répètent cela avec des mimiques entendues. On les en dissuade. On a mille raisons. Le danger, linconnu, la peur, le froid, la mort évidemment. Mais rien néchappe à leurs sarcasmes. Ils partiront demain. Toute la nuit on les travaille, on leur redit les risques, on énumère les désagréments, on ressasse, on rabâche. Ils sendorment bercés par nos litanies, par ce murmure qui va decrescendo sans sarrêter jamais. Toute la nuit on se relaie à leur chevet, on murmure tous les mots susceptibles dévoquer le danger : « perdu... tout seul... perdu... loin... ». Ils dorment paisiblement. Le matin (matin? la lumière jaillit non pas que nous étions auparavant dans le noir : il y avait cette lueur jaune-orange qui nimbait tout, le silence, la toux des malades, certains secrets va-et-vient , crue, sonore, et avec elle les pas presque mauvais, tout ce bruit, toute cette quincaillerie...) ils auront tout oublié et, comme les autres, penchés au bord de louverture, observent le mouvement des infirmières, des filles de salle, sintéressent à ce bras-là, qui pend, aux jambes blanches, aux ourlets usés, aux boutons décousus, volontairement déboutonnés. Cela parfois nous frôle, nous arrachant de petits cris mais ils nentendent pas. De lautre côté, à lintérieur du mur, nous avons tout ce quil nous faut : dortoirs, réfectoires, salles de jeu. Nous y vaquons en somnambules, lesprit toujours ailleurs, attentif, tendu, lesprit vers cette chambre, vers ces rondeurs actives, cette vie colossale qui ne peut rien pour nous, qui ne nous connaît pas qui aurait peur de nous. Nous nous racontons des histoires, nous inventons : nous capturons une infirmière, nous lattachons sur le lit. Nous la déshabillons. Nous visitons partout, chaque repli. Elle crie. Ou bien elle rit. Cela dépend. Certaines sont assez délurées. Certaines, peut-être, comprendraient. Ça les chatouillerait. Ici sarrêtent nos divagations. Nous ne pouvons imaginer davantage. La douleur est déjà difficile. Nous ne sourions plus. Ce sont des rictus. Dans ces moments-là chacun sisole dans son coin et ne dit rien jusquau matin. Bien sûr, elles sont chaque fois plus nombreuses (il y a des stagiaires, des aides-soignantes, les filles de salle), chaque fois plus fraîches fleurant bon le savon, et toujours plus habiles, si prestes... Les draps volent, couvrent des silhouettes dont il nous est indifférent de savoir sils sont des morts ou des vivants. Plus aucune parole, les mouvements sûrs, piquants. Elles savent tout par coeur. Même entre elles, plus un mot, plus un regard. Cette chorégraphie nous plaît, elle nous affole aussi. Peut-être cela annonce une sorte de dénouement...? Si tout cessait un jour (si tous les garçons étaient morts, continueraient-elles de venir ici, de déployer pour eux les draps, de faire étinceler les instruments, darpenter, avec une si belle précision les couloirs et les chambres...?) nous en serions inconsolables. Il nous faudrait nous replier vers lintérieur, franchir une dernière fois la galerie vermoulue, revenir nous installer, manger, parler, jouer simplement avec des objets colorés. Ils naccepteraient pas, se demanderaient pourquoi, désormais, nous passons tout notre temps près des portes-fenêtres, à regarder ces jardins pluvieux, ces montagnes blafardes, à tapoter comme des vieillards sur le marbre épais de la table de nuit sans mot dire, éloignés les uns des autres. Ils finiront par se demander ce qui a pu changer, et ce que nous pouvions bien faire, finalement, avant. Mais sans oser le demander, puisque cela nest plus. Les plus jeunes voudront retourner au passage, et regarder dehors (cest ainsi que nous disions) ; le passage aura disparu, ou sera devenu impraticable. Chacun dentre nous reste à la même place tout le jour. Quand il sagit de manger, ou daller se coucher, on nous conduit gentiment, et nous obéissons. Tout est passablement délabré ; auparavant nous ne le voyions pas. Des fils électriques pendent le long des murs, les fenêtres sont sales, tout est couvert de crasse ; le formica des tables est usé, brûlé par endroits, et blanchi... Il y a sur les cloisons de grandes traces noires et les marques des objets manquants : tableaux, pendule, assiettes de collection. Nous nous apercevons que nous avons des bras, des jambes. Mais cela prend du temps. Membres gris à peau flasque, ventres gonflés et froids. Marcher, se lever, deviennent une corvée. Nous restons sur nos lits, ces cadres en fer gris, et nous rêvons. De lautre côté du mur épais, de lautre côté tout simplement sont des créatures superbes, attirantes, féroces, des femmes aux chairs solides, aux rondeurs opulentes ces termes, nous en avons forgé! et nous en avons abusé. Géantes inquiétantes aux yeux rongés de noir, aux lèvres purpurines, et cetera. Des mots comme ça. Nempêche, nous étions là, nous, les Alfreds, nos rêves encombrés par ces femmes immenses, nos pauvres petits crânes incapables de les contenir entières, pas même une seule : elle y étoufferait, se débattrait. Tout au plus pouvions nous avoir lusage dune cuisse, dun sein (et jamais le visage, et jamais le regard, nous nétions pas de taille...). Aussi, depuis que le passage est condamné, ce sont de longues rêveries. On nous installe sur des transats, avec un plaid que lon remonte jusque sous le menton, et nous restons à regarder la pluie. Il y en a un qui bricole avec des pinces à linge cassées, deux ou trois qui fument malgré le règlement. Il paraît même que quelques-uns ont ramené du vin. Cest, bien sûr, tout à fait interdit. Mais tant quils ne troublent pas la quiétude de la maison, on fait mine de ne pas remarquer leur haleine alors qu'ils croient donner le change en suçant des pastilles de menthe ou de réglisse. Lun dentre eux raconte sans cesse la même histoire : il passait ses vacances, dans le midi, chez des parents. Un jour on le mena saluer un de ses oncles qui vivait dans une maison presque en ruine (haute de deux étages, il manquait tous les planchers et une partie du toit) et vivait assez bien dopérations douteuses quon feignait dignorer. Cétait le mois daoût, une chaleur terrible. Dans la pénombre et la fraîcheur de lintérieur, une table, quelques meubles. Une bouteille de Coca-Cola. Pleine. On en réclame, poliment, après avoir, longtemps, très longtemps, attendu quil en offre. Et loncle refuse! Il refuse un verre de Coca-Cola à son neveu! Il y a un moment de gêne, la conversation languit. Puis on sen va. Cest la dixième fois quil nous raconte son histoire. Ensuite lautre évoque la fabrique de bonbons où il a travaillé trente ans, puis arrive le bon moment : on commence à dire du mal de quelquun. Quelquun qui nest pas là. Il y en a quelques-uns quon ne voit plus quau moment des repas. Ils sont généralement mal en point. On se plaint quils puent, quils sont trop exigeants quant à la qualité des repas, la propreté des couverts... On se plaint quils sont méchants, quils rouspètent tout le temps, et critiquent les autres. Certains, dont la chambre nest jamais aérée, font tremper des choses dans leur lavabo... On en veut aux plus estropiés, qui semblent fiers de leur infirmité, de leur souffrance. Ils avancent en grimaçant ostensiblement le long des couloirs, vautrés sur leurs béquilles. Comme on les hait ceux-là! Ils prennent des figures de martyrs, montrent bien quils ne se plaignent pas autant quils le pourraient ce en quoi on devrait leur en être reconnaissant, jimagine. Depuis que le tunnel est bouché, ça ne va plus. Certains deviennent fous. On a découvert, dans une aile du bâtiment, un enchevêtrement dappareils orthopédiques. Des chiens rôdent dans la cour, saccouplent de loin en loin, des chiens efflanqués auxquels parfois on jette un os ou une boulette de viande. La pluie, sans cesse, et les fruits qui pourrissent. Lun dentre nous a été retrouvé près de la scierie, perdu. Il errait entre les machines. Les ouvriers ne prêtaient aucune attention à sa présence. Dans la cour, parfois, quelques enfants. Ils passent près de nous sans nous voir. Nous ne les aimons pas : ils sont vulgaires, sales, méchants. Entre eux ou avec les animaux. Et s'ils ne le sont pas, c'est pire. Les appareils ont été entassés dans la cave, cest à dire au garage, là où dormait naguère cet homme qui traînait tout le jour en bleu de travail, cet homme dont certains disaient quil avait été... Mais il est mort. Ses affaires sont restées dans un carton, dans une valise ficelée, parmi les affaires dautres morts, de personnes dont certains se souviennent encore ou dont ils ont entendu parler... Un jour je voulus être tranquille : je suis descendu ranger la cave. On disait : la cave, mais cétait le garage. Seulement, pour accéder au garage, depuis la maison, il fallait descendre un escalier plutôt abrupt, et obscur. Alors on disait : la cave. Cétait la porte juste à côté du gros téléphone fixé au mur. Jai utilisé une fois cet appareil pour prévenir quil y avait un mort. On ma reproché plus tard de navoir pas fait tout le nécessaire : la toilette mortuaire. Jignorais jusque là que ce type de travail entrait dans mes attributions et je naurais, de toute façon, pas su le faire. Nettoyer un corps, peut-être, mais il semblait quil y avait davantage à faire : bourrer les ouvertures avec du coton, mettre au cadavre ses meilleurs vêtements avant que la rigidité rendre lopération trop difficile... Lambulance est arrivée et ils lont emporté. Les autres nont rien osé demander avant plusieurs jours. A leurs vagues questions je répondais de façon évasive. Puis quelquun dautre a occupé sa chambre. Je men suis voulu quelque temps : il mavait appelé, la nuit, car il avait mal aux reins, et je navais rien trouvé de mieux, après quelques paroles rassurantes (jétais pressé de retourner me coucher et trouvais quil exagérait), que lui donner un cachet dAspirine. Le lendemain, tôt, je suis passé le voir. Il dormait profondément, une mouche sur la figure. Il était froid, lourd, cireux. Ça m'a fait peur. Cest à cette occasion que jai utilisé le téléphone. Le numéro à composer était inscrit sur un morceau de carton solidement fixé (une punaise à chaque coin) au mur. Les têtes des punaises : rouillées. Ça na pas paru les bouleverser. Javais eu beaucoup plus de mal à étrangler le chat. Cétait très lent, on aurait pu passer des heures à regarder ça. (On pouvait chauffer un peu, avec une loupe par exemple. Les fourmis éclataient sur lécorce défaite du cerisier (non greffé, il ne donna jamais plus que quelques noyaux chaque année). Pourtant, quand je voyais dautres gamins samuser de la sorte, cela me bouleversait et je rentrais en larmes à la maison).
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