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  Christophe Petchanatz

  Boxe.

 
  Christophe Petchanatz  
   

à Patrick Ravella

et c’est le coeur baigné de cendres, et la paupière lourde, les pieds pendillant au bas de ce sommier très haut (plusieurs étages au moins) qu’il me fallut me rendre à l’évidence : apprendre la boxe par correspondance ne vaut rien. Les cours, dont le prix était plutôt élevé, et vantés par ailleurs dans un entrefilet prometteur (cf. Le Monde du jeudi 24 août 1989, page 2) étaient constitués par un ensemble de petites vignettes genre décalques Malabar tels qu’il s’en faisait vingt-cinq ans auparavant, avec de bonnes couleurs somptueusement criardes dégoulinant au premier crachat, vignettes qu’il fallait d’abord relier ensemble en les cousant. Le fil et les aiguilles n’étaient pas fournis, et le hameau fort dépourvu en commerces. Je dus avoir recours aux services d’un colporteur mandé par le biais d’une officine spécialisée dans ce genre de transactions à laquelle je passai un coup de téléphone dès réception de mes cours. L’homme surgit tout guilleret maussade tout de même (il n’allait sûrement pas pouvoir faire passer la totalité de ses frais de déplacement dans le prix, même sévèrement majoré, des petits articles commandés). L’aménagement du territoire a ses grandeurs mais également ses servitudes.

J’essaie toujours d’aborder ce type de paroissien à la bonne franquette : humain. On laisse tomber le business, on s’appelle par son petit nom. Ce sont de vrais requins, ils n’oublient jamais rien.

Le gars s’assoit, fait mine d’apprécier l’horrible ferment de compost que je lui sers et de goûter la vue (rien à voir, et les trains sont trop loin), et de humer avec plaisir l’air tonique (glacé, humide) de cet exquis coin de campagne où il fait si bon vivre que même les vaches parviennent, avec un peu d’entraînement et de volonté, à se pendre.

Au début, par modestie ou par bêtise, elles choisissent des arbres chétifs, des escabeaux pourris. Cela finit au pire avec un méchant torticolis. Une vache au naturel, ça n’est pas forcément gracieux. Une vache avec torticolis et parfois lumbago, une vache qui marche en crabe et beuglemeugle tant et plus à cause de la douleur et de l’amertume qu’engendre un échec bien senti, une vache comme ça est un spectacle moche. Ça influait nécessairement sur le moral des autres ruminants, et de fil en aiguille...

Précisément, notre homme sort d’une ravissante pochette multicolore un arsenal d’aiguilles (toutes tailles, tous métaux). Il y a des aiguilles de titane à bout doré, or véritable, or garanti par un certificat d’authenticité qu’on se fait fort de m’envoyer dans un délai de vingt-quatre heures, des aiguilles dont le chas est comme ceci, ou comme cela... en cinq minutes, la table en est couverte. Je commençais à me lasser et notre homme le sentait. Mais comment ne pas faire son métier? Lorsque l’on est pétri par la fibre de vendre, on ne saurait s’empêcher d’examiner toutes les issues, d’entrouvrir les lucarnes, et d’inspecter la cale, quitte à éternuer à cause des poussières. Quitte à s’effaroucher. Je me demandais lâchement in petto si j’arriverais à inciter notre homme quant à nous gratifier d’une petite démonstration qui me permettrait d’une pierre deux coups de n’avoir pas à me taper l’ouvrage (et sans doute celui-ci serait assez proprement réalisé, en tout cas mieux, bien mieux que je n’aurais su faire moi-même) et incidemment, de n’avoir pas à engager de pareilles dépenses, prétextant subitement un désintérêt total, ou une crise d’appendicite, ou l’heure tardive et qu’il me fallait réfléchir de toute façon. Sûr, je ne me ferais pas un ami, mais qu’ai-je à faire d’un ami dans un pays où les vaches se pendent?

Les exploitants font mine de rien et laissent les bêtes accrochées aux branches, par le col (ne me demandez pas comment elles ont appris à confectionner ces efficaces noeuds coulants, encore que j’en ai vu pendues à l’aide de ceinturons vraisemblablement volés à des hommes de forte corpulence, des ceinturons en cuir, peut-être en cuir de vache), jusqu’à ce qu’elles gonflent et puent et qu’un délicat se plaigne au Maire, qui expédie illico, dûment délégué par arrêté municipal, un garde-champêtre qui incite — parfois vigoureusement — l’exploitant à remettre un peu d’ordre dans le paysage. Une vache morte d’un peu longtemps pue au delà de toute expression.

J’avais donc l’opuscule en main. Il me manquait les accessoires. La boxe est un art noble, pensais-je, un art qui forge le caractère et assure également un bon maintient. Je devais aussi, il est vrai, m’occuper du mieux que je pouvais puisque rien, par ailleurs, ne m’intéressait vraiment. Les hasards d’une vague lecture m’avaient mis sur une voie qui, je le sentais, se révélerait bientôt exaltante, et ma vie deviendrait autre chose que ce long morceau de foie au sein duquel je me débattais depuis l’enfance, que je respirais, qui dessinait mon univers, injectait mes pensées, m’empêchait d’être moi-même, de me réaliser.

J’avais le manuel, qui ressemblait à l’un de ces maigres opuscules de poésie qu’on vend par correspondance, et si mes mains tremblaient, ma barbichette, elle, exultait : je lisais. Le livre, pour avorton qu’il fût, n’en contenait pas moins foule de renseignements indispensables. C’était écrit extrêmement petit, le soir tombait, et mes paupières. Je résolus de remettre à demain cette édifiante lecture et me jetai sans plus attendre entre les draps humides, sous cette couverture saumâtre, j’éteignis d’une chiquenaude et commença le calvaire du tic-tac de je ne sais quelle minuterie, et le mouvement lent, très lent, d’aiguilles inégales, mais dotées de points phosphorescents et de menaces, ainsi que le vaste remuement d’ombres plus ombres que la nuit dehors vers les fenêtres, comme un affreux théâtre joué juste pour moi (je me demande encore qui peut se donner telle peine, de me persécuter ainsi, à la fois puérilement, mais atroce, mais insupportable, mais inhumain remuement d’ombres plus ombres que la nuit, obscurité poreuse, buvard noir qui suce le regard, vous aspire l’oeil hors du crâne — & il faut aussitôt tirer le drap sur soi, fermer plus fort les yeux, penser à autre chose — comment penser à autre chose?). Je croyais que boxer donnait une force d’âme, et que les craintes s’estomperaient. Il n’en fut rien. Je remuais un peu les poings, les jours d’après, je remuais les poings au-dessus du lavabo par exemple, ou devant la commode, mais je ne sentais rien, rien au niveau de l’âme. Et c’est si fatiguant! Gauche-droite, gauche-droite, et respirer en même temps! On ne peut pas boxer le vide, il manque d’estomac. Ce qu’il faudrait (mon rêve) : mesurer deux mètres de haut, peser cent vingt kilos de muscle pur, et pugiler sans scrupule (mais sans méchanceté : la vraie force est juste et l’équité guide son noble bras) tous les salauds. Cette méthode n’est pas bonne, et le monde est empli de salauds.
  

 
Christophe Petchanatz    

 

 
    

  
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