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  Christophe Petchanatz

  Chutes.

 
  Christophe Petchanatz  
   

à Guy Ferdinande

je (le personnage) franchis le seuil. Invocation : que passe à travers moi la voie qui mène à... où mène-t-elle, déjà? Passé le seuil il chut. Brutalement, personnage dodu et satisfait, chute tranquille immobile dans la résine ambrée d’un gros presse-papiers. Légèrement de biais, ce qui agace. D’en haut, d’ici, du coin de l’oeil, on discerne quelques mots : il écrit large, ce sont des notes sans importance (pense-t-on, puisqu’on ne parvient pas à lire — mais on ne peut se défaire de ce sentiment qu’on a, disons, des vues supérieures).

Avant de passer le seuil, avant de choir j’avais cherché le paillasson ou au moins le gratte-pieds, le décrotteur, cette lame émoussée que l’on trouvait jadis près des perrons. En vain. Contrarié j’ai poussé l’huis, j’ai avancé, j’ai reçu en pleine figure le souffle de la chute, une illumination (mes yeux étaient deux bulles noires, atrocement contractées, et qui roulaient dans mes orbites avec ce bruit désagréable qu’ont ces billes minuscules, dans ces petits « passe-temps » énervant, exaspérant, qu’on doit placer toutes dans des concavités à peine marquées avant de remettre l’objet dans sa poche, réduisant à néant le fruit (!) de longs et patients efforts : l’ordre. Un peu d’ordre. Ça colle aux doigts).

Je chus donc, avec un sentiment de satiété : depuis le temps que j’attendais ce moment-là... Je l’attendais depuis longtemps, depuis l’enfance sans doute (je m’étais plaint, moi, de ne jamais rêver que je volais ; plus prosaïquement je me retrouvais en route pour l’école, cul nu, terriblement gêné, en proie à des impératifs de tous ordres dont la teneur s’est perdue. Je n’ai jamais, en rêve, volé, même si plus tard j’ai su considérer avec circonspection, voire défiance, les fenêtres ouvertes, la grande angoisse d’une fenêtre ouverte sur quatre étages de vide, une mesquine courette avec des bouteilles entassées.

Dans cette chute je devins le personnage, aussitôt de guingois pétrifié, ubuesque (un peu). D’ordinaire ça ne se passe pas ainsi. Il y a au moins un sol de terre battue, quelques vieilles gens, des ustensiles abracadabrants, des animaux pisseux. Ce n’est pas de la malveillance, vraiment, ça se passe souvent comme ça. Par exemple, « on » m’a appris récemment que les pendules à une seule aiguille sont très rares (ou précieuses, ou coûteuses, je ne sais plus) ; que, de nos jours ; les cambrioleurs viennent mais ne volent rien : ils prennent des photos. C’est de ce genre de chose que l’on m’entretient, d’ordinaire, après que j’ai passé le seuil.

J’imagine qu’il y eut un long trajet, cahotant, en voiture, ou bien qu’à pieds nous parcourûmes, en longues enjambées solides et altières un sentier particulièrement bucolique, malgré ici ou là, quelque ravin vertigineux au fond duquel achevait de pourrir une vache. La chute, déjà. C’était un signe, je ne l’ai pas su lire. Fier avec mes godillots, mon alpenstock, j’avançais vite dans l’air limpide, en sifflotant, une pâquerette entre les dents (bien que la tige, ligneuse et poilue, me déplût assez). Montrer les dents : sourire.

J’avais beaucoup marché, et connu de nombreuses aventures que peut-être je relaterai ultérieurement, si l’on veut bien me libérer de cette étreinte lisse, de ce bloc translucide où mes yeux hors de moi s’éloignent désormais, dérivent, se retournent et me considèrent et je me vois, égaré, flottant petit dans ce solide, avec plusieurs mètres de nerfs qui sortent des orbites et ça a une sale couleur rougeâtre, là, derrière, qui me ferait me sentir mal.

J’avais beaucoup marché, éprouvé la verdeur de mes mollets, la résistance des montagnes. Torse bombé je respirais. J’avais dans ma musette de la saucisse, du fromage et du pain, une gourde d’eau tiède, gourde jaune, bouchon rouge, caoutchouc fendillé. J’étais seul au monde, bien sûr, mais réellement (je ne m’étais pas encore donné la peine d’y songer, tout occupé par la chute de certains cailloux le long des pentes abruptes). J’étais bien plus grand, bien plus robuste qu’aujourd’hui, encore que vous me voyez sous un jour relativement flatteur : je sais écrire, je peux me tenir correctement, je peux suivre une conversation ordinaire.

J’avais marché des jours et des jours, dormant dans des refuges, dans la paille, ou parmi les bêtes. Les bêtes des montagnes avaient de longues dents triangulaires affûtées comme des rasoirs. Mais elles craignaient ma présence ; il suffisait que je tende la main, paume vers le bas, pour qu’elles se roulent à mes pieds en gémissant, en imitant des bêlements! J’avais une parole réconfortante pour chacune (elles tremblaient!), je me montrais attentionné. Elles me conduisaient vers un bon coin qu’elles connaissaient. Les chardons y étaient d’un bleu tonitruant, il y avait des creux tapissés de mousse sèche. On se mettait là, on bâillait un peu en regardant le ciel et les cimes, on ne pensait à rien. On se grattait, on dénouait ses lacets et on dormait. Il ne faisait pas froid. Le matin je repartais et les bêtes pleuraient (bien soulagées, quand même : elles allaient pouvoir recouvrer leurs sanguinaires instincts, traquer les petites bêtes naïves, les dévorer avec satisfaction et clappements, s’ébrouer et faire gicler le sang partout. Ça les amusait). Je n’étais plus qu’un petit point (oblong cependant) qui s’amenuisait et leur regard redevenait affreux, veule, plein de carnage. Ces bêtes-là, le temps passant, je n’en ai plus revu, et je n’arrive pas à me rappeler exactement comment elles étaient faites. C’est le genre de lacune qui m’ennuie, l’impression d’avoir manqué d’attention. A l’heure qu’il est, si j’avais été prévoyant, je pourrais ressasser des souvenirs dignes de ce nom — reste le sentiment d’avoir été escroqué... Ces bêtes, par exemple : elles n’avaient même pas de nom. Et quand aujourd’hui, j’essaie de leur en donner un, je ne puis que sombrer dans le ridicule. Rien qui leur aille. Des sobriquets, des élucubrations. Aujourd’hui, je cherche. Par exemple : qu’étais-je venu faire dans ces montagnes. J’aurais pu choisir de voyager dans la vallée... Mais non, à l’époque, rien n’était trop beau pour moi, rien n’était trop vaste. Je sillonnais les continents, à coups de pied j’ébranlais les glaciers, je choisissais une route, un chemin (de plus en plus exigu), je poussais une porte et

(cette maison, j’aurais dû m’en méfier. Je n’ai d’ailleurs pas l’habitude de rencontrer des maisons sur mon chemin ; c’était bien la première. Des cahutes écroulées parfois, des granges à la rigueur, mais ce genre de maisonnette suant le quant-à-soi, la modestie immodérée, la banlieue... Au beau milieu de mon chemin. Je venais de quelque part (d’assez loin, sans me vanter), j’allais ailleurs, et voilà cette bicoque qui me barre le chemin. J’ai pensé un instant : j’ouvre la porte, je traverse la maison, je pousse une autre porte : je suis dehors. A peine le temps d’entrevoir quelques bibelots sur une étagère. J’ai sous-estimé le danger. Cette maison, posée là, puait le piège.

Quel imbécile, quel fieffé imbécile, sûr de lui! D’abord : pas de nom, pas de plaque (il y avait une trace, une marque plus claire sur la pierre), pas de sonnette non plus. Rien. La porte était légèrement entrouverte, ça sentait le gâteau, le quatre-quarts à fleur d’oranger. Alors on entre et)

C’est comme ça, me suis-je dit plus tard : on change d’état.

Je suis resté longtemps dans cette clarté sèche. Si quelqu’un pouvait me voir, pensais-je, il trouverait que je ressemble à un poisson. Bouche bée. Il n’y avait personne. Ou bien les autres personnages étaient tellement grands que je ne pouvais les percevoir. En d’autres circonstances, leur existence se serait manifestée en : cataclysmes, bouleversement, séismes, etc. On se serait précipité sur les journaux, quitte à se noircir les doigts, on aurait tenté de comprendre. Car il y aurait eu des malins pour se douter de quelque chose, et d’autres malins pour croire leurs sornettes. J’aurais été ainsi. Toujours bien mis, soigné, avec un emploi stable et bien rémunéré. J’aurais su cultiver quelque jardin secret. J’aurais été, par exemple, persuadé que des êtres immenses et peu, presque jamais visibles, des êtres violents, déchaînés (mais on ne savait pas pourquoi, c’étaient peut-être leurs façons ordinaires) causaient ces catastrophes dont les quotidiens étaient emplis, quoique cela ne concernât jamais notre environnement proche. A mieux y regarder, on n’avait même pas un oncle ou un vague cousin qui avait péri, même s’il habitait déjà relativement loin. Au reste, ces continents, à la fois très spacieux et très éprouvés, ces continents, dont on nous rebattait les oreilles, ces continents dont les fleuves majestueux charriaient des milliers de cadavres, ces continents, dis-je, me semblent n’avoir existé que dans l’imagination de quelques échotiers. Comment faire confiance aux gazettes? L’une d’elle relatera-t-elle ma triste mésaventure?

D’ici où je suis, posé sur une table, avec une sorte de petite lueur desséchante qui me presse, d’ici je ne vois rien, ces quelques mots, si je fais un effort, une liste de commissions, peut-être, choses dénuées d’importance. J’essaie de me rappeler, j’essaie de remplir à nouveau mes poumons de cet air délectable, je crois que si je respirais assez fort je pourrais faire éclater cette gangue — quoique ma situation risquerait de s’en trouver aggravée.

Ici je flotte, je tombe, je n’ai pas faim. Le souvenir de l’odeur du gâteau me flatte agréablement les narines ; cela peut durer longtemps.

L’absence de sol (on croit pendant une fraction de seconde qu’il y a des marches qu’on n’a pas vues, on n’envisage pas immédiatement l’éventualité, la radicalité de la chute). Entrevoir, à peine, un intérieur ordinaire, factice, croire entrevoir, même, une personne qui se retournerait, outrée. Ses pieds sont posés sur le sol (des tommettes) et pourtant nous tombons. Je puis facilement supposer que cette personne a vu l’intrus s’enfoncer, littéralement, dans le sol et disparaître ; comme happée. Elle est restée un moment à tourner sa cuillère en bois dans sa toute petite casserole avant de se mettre à hurler. Je crois que ce genre d’expérience peut bouleverser une vie. Nous autres, dans le Remugle (c’est une façon de nommer ce lieu-là), nous aimerions bien jouir de ce type d’existence, même passablement amoindrie (car il faudra expliquer, répéter, jurer, douter, mentir, se taire, avaler des pilules et rester des années avec le geste de tourner une cuillère en bois dans une petite casserole où le caramel commence à figer, dans un coin, dans une maison de santé, avec des cheveux blancs, un regard las, lointain, et on n’osera plus guère marcher, avancer sur ce sol illusoire, et l’on devinera que « là-dessous » quelque chose se trame et que ce n’est pas tous les jours dimanche).

Juste avant de tomber, je pensais à mille choses imprécises et tout s’est précipité ; je commence à peine le grand remembrement : tâcher de se souvenir, tâcher d’énumérer, classer, passer tout en revue. L’herbe, par exemple, sa forme. On se coupe avec ça. C’est vert. Foncé. On peut grignoter la tige. Sucrée. Quand on a de la chance (au début ; après on sait les reconnaître, les bonnes). Il y a cette façon de serrer un brin d’herbe entre les pouces des deux mains jointes, de souffler dans le creux qui se forme émettre comme de longs cris d’oiseaux. Parfois ça rate, la feuille se déchire, on s’y prend mal, il faut recommencer. J’use de pensées vertes. Le monde que je reconstruis est vert, chlorophyllien, une jungle contrôlée, sans prolifération, une jungle petite (nous serions des géants), légèrement acidulée, avec des oiseaux-mouches, des toucans, des pygmées sur des pirogues, deux ou trois explorateurs, maigres, barbus, avec des chapeaux, des tas de ballots qu’on ne déferait jamais, une destination rien moins qu’imprécise, un temple aztèque, une lumière immense, une cathédrale de lumière, le bruit de l’eau... Le vert a des inconvénients : il reste spongieux, par exemple. On ne peut s’asseoir nulle part. De fait, rien ne tient debout : on s’adosse à un arbre, il s’écoule en silence, mou, pourri, creusé par des larves verdâtres qui fuient la lumière en clignant des yeux (JE LES AI VUES). Le vert a des alliages cuivrés qui deviennent toxique. Des armes apparaissent dans les mains des porteurs, des armes lourdes ourlées de vert-de-gris. Les armes vont s’abattre, trancher nos nuques tendres et nous savons déjà que ce sera un sang émeraude qui jaillira, car l’intrusion du rouge serait intolérable, cela détruirait tout, créerait une brèche discordante par où s’engouffrerait prestement cette savante, délicate construction ; l’apparition du rouge goberait tout, retournerait tout, bêtes et gens seraient écorchés vifs, tas de chair pantelants et hurlant atrocement, sans espoir que cela cesse jamais, millions de fourmis agglutinées sur la viande, grouillant, bourdonnant — le rouge est derrière la paupière, les veinules rompues : je me réveille, j’ouvre les yeux et cela coule.
 

 
Christophe Petchanatz    

 

 
    

  
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