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  Christophe Petchanatz

  La Crécelle.

 
  Christophe Petchanatz  
   

à Éric Watier

Ça fait des jours qu’il est pelotonné sur cette branche. Il me surveille du coin de l’oeil.

Je suis tout sec, miteux ; cela ne m’empêche pas de descendre de temps en temps pour me dégourdir les jambes.

Les bouts de bois cloués au tronc commencent à s’abîmer.

Je fais un petit tour, je souffle sur mes doigts ; je m’ennuie presque tout le temps. Goguenard, il s’étire en soupirant.

(Cela grésille à peine. À peine.)

À l’intérieur, quand on regarde, outre que ça fait loucher et que ça donne mal à la tête, on aperçoit de petites encoches parfaitement régulières. Des écailles concaves. On pourrait y ranger des agates, des bonbons, des allumettes... Ce serait ravissant.

Lorsque je remonte, il hoche un peu la tête, comme pour m’approuver. Cela m’inquiète assez.

Je m’approche du mur ; le courant d’air fait bouger les persiennes. Il y a dans la cour quelques personnes silencieuses qui attendent en battant la semelle.

Amnésie.

Quand je marche dans l’herbe mouillée, quand je considère les taupinières et cette vieille chambre à air dans le fossé, devant tant de bassesse le désespoir me prend ; je pourrais tout abandonner.

Je grimperais quatre à quatre les marches, mes basques voleraient, claqueraient, tranchantes!
— et je viendrais hurler dans ce bureau où un petit personnage se tient calmement assis derrière un pupitre. J’aurais une tête immense — elle emplirait la pièce —, une immense tête rouge, des mâchoires solides...

(Je reste là devant le pré. Il fait un peu frisquet. La vaisselle sèche dans l’évier, je l’entends qui très sournoisement se cristallise. Dans un an, peut-être moins, d’imperceptibles fissures apparaîtront sous le verni.

Pour ceux qui arriveront, qui ne seront pas au courant, il conviendra qu’ils se montrent très prudents, qu’ils marchent en levant bien les pieds et qu’ils aient, si possible, chaussé de solides bottes en caoutchouc.)

Alors je retrouve mon gîte, avec l’autre qui transpire et sourit à mes côtés. On se connaît, on partage certaines idées ; on a même jadis échangé quelques mots.

Le soir quelqu’un s’en va, quelqu’un démarre péniblement sa mobylette, avec force jurons et ahans. Le moteur cale, regimbe, pétarade, entraîne enfin dans l’ombre grasse du chemin cet équipage truculent. L’homme a bu, c’est certain, et les sacoches paraissent drôlement lourdes. On se demande pourquoi il prend, dans ce vacarme, la peine de siffloter. Guilleret.

Alors je m’installe de mon mieux sur la fourche moussue d’une grosse branche. Il faut faire attention : l’écorce se détache, l’aubier est tout gluant — et les feuilles sont couvertes de pucerons. Feuilles vertes, trop vertes, et cirées, avec de petites baies violettes en dessous, petites baies d’aspect inoffensif, ayant tout l’air d’avoir envie, terriblement envie, de se faire manger, de craquer sous la dent, de répandre leur jus sur les gencives et sur la langue, suc qui brûle, qui creuse la chair et fait lancer aux malheureux qui s’y sont laissé prendre des cris épouvantables. Leurs faciès inhumains, sanguinolents, sont comme de gros morceaux de viande posés sur leurs épaules : un atroce collage. Ceux qui n’en meurent pas continuent de errer en vociférant, se roulent dans les ronces, essaient de se noyer en plongeant ce qui leur sert de tête dans un frais ruisselet ; ils courent à l’aveuglette en se tordant les mains, se jettent contre les arbres... Pour finir, compatissantes, les bêtes viennent et les mangent.

Il est intéressant le chemin des fourmis dans les os...

L’autre me tourne le dos ; il bougonne, remue des papiers... Je ne serais pas plus surpris s’il se retournait, me tapotait l’épaule, m’annonçant tout de go qu’il doit s’absenter un instant, que quelque chose l’appelle, l’Amour, Amour qui l’attendrait avec ombrelle et bottines vernies, près d’une haie toute carrée. Il coiffe son chapeau, il se pommade rapidement et descend, un peu emprunté, avec ses guêtres et son gilet. Peut-être ne le reverrai-je plus jamais, peut-être s’installera-t-il avec sa dulcinée dans un fiacre incrusté de coquillages et de pierres précieuses qui les emportera en ville, et toutes les cloches carillonneront, et les gens pousseront des vivats en déchirant des annuaires pour en lancer les feuilles par les fenêtres, en guise de confettis. J’ai déjà vu cela.

La rue était étroite, profonde. J’étais juché sur un câble tendu entre deux immeubles, et leur cortège passait en bas, minuscules automobiles brillantes, et tous les badauds aux balcons, s’apostrophant, riant, pleurant, émettaient une rumeur cruelle, déchiquetée — comme le bruit des vagues,

          et ce serait aussi une machine très lente, très lourde, une machine qui attendrait au fond d’un entrepôt, et parfois des enfants viendraient, inoffensifs, s’amuseraient un peu, grimperaient sur les plaques de fonte, se tairaient, regarderaient dehors — et puis il y aurait ce déclic, très bref, très désagréable, suivi de la longue rumeur, la râpe sur les os, les minces corps mâchés et recrachés, masses sanglantes avec encore les cheveux et des lambeaux d’habits, masses qui tentent de s’en aller (le couloir est bien long, et pentu ; le sol est recouvert de graisse, de billes et de tessons). Ce qui reste des doigts se déchire en s’accrochant au sol qui bascule un peu plus, et la machine, joviale, triomphante, comme une vieille cuisinière à charbon, démoniaque, avec sa bouilloire prétentieuse, lourde, noire, mate, et ses flancs rougeoyants, LA MACHINE SEMBLE VOULOIR BOUGER.

Les orties près de l’auvent se tassent, quelque chose dégringole du toit ; les couvercles des poubelles sont un peu de biais, comme les casquettes des voyous.

Je suis là-haut tel un petit aéroplane, relié au sol par une longue amarre. Ainsi, plus je m’élève et plus cette ficelle, sortant de moi, me travaille la chair. Il y a, à l’intérieur, une grosse bobine. Tout tourne, c’est difficile.

L’autre, ensuite, devant un vaste bâtiment. Il semble satisfait ; il a grossi. On devine à peine, à travers sa voilette, le long visage anxieux de celle qui l’accompagne. Il y a des éclairs, de grands sourires carnassiers. La liesse ne cesse pas. Les photographes se bousculent, des fillettes agitent des fanions multicolores, d’autres dévalent à toutes jambes les interminables escaliers en tôles des buildings. Cela résonne de façon déplaisante, c’est — un roulement qui enfle, un roulement goulu quoique douceâtre, qui submerge soudain toute la ville.

Dans ce flot gris épais qui sèchement les dépossède — ce sont des silhouettes creuses, grotesques, hâtivement découpées —, ils continuent de vaquer, de crier, d’acheter des journaux. À la surface, sur cette pellicule grasse et irisée, des bulles flottent, des grappes de bulles, de petits amas farineux, animaux boursouflés.

Alors la petite hélice se met à tourner, je suis tiraillé dans tous les sens. J’ai envie de retrouver la cabane avec nos trésors, nos coquilles, nos biscuits effrités au fond des poches, le bourdonnement du transformateur, le château d’eau, les flaques qui se rejoignaient...

Hélas, ce temps-là a passé. Je m’étais promis de revenir, riche, puissant, spirituel, et tous les autres seraient restés petits et gringalets. Mais je n’ai plus de nouvelles ; je n’ose en demander
— et personne ne s’inquiète de moi.

Ensemble nous allions dans les bois, avec nos bicyclettes, et nous nous élancions par des sentiers vertigineux. Nous longions le mur de la caserne. J’y retourne parfois, différemment. Et ce sont des masures au bord de la route inondée. De vieux hommes ratatinés se tiennent là, sur le perron, et regardent l’endroit où nous garions notre voiture, vieillards qui se souviennent de la chevelure dorée de la jeune femme qui passait sur le pont avec ses sandalettes un peu trop grandes qui lui blessaient les pieds — et les têtards, en bas, dans la vase, dans sa respiration...
 

 
Christophe Petchanatz    

 

 
    

  
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