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Christophe Petchanatz

  Les joies de la famille.

 

 

Christophe Petchanatz

 

 

 

à Patrick Oustric

l y a beaucoup de racontars. Je crois que ce qui m’empêchait de remuer les bras (si bras il y avait, bien entendu, ou brindilles, pédoncules...) c’était cette habitude assez tôt contractée de marcher en rond, les bras serrés dans le dos. J’avais très vite remarqué que ce genre d’attitude vous a un air intelligent : on va tête baissée, sans rien voir, ni personne ; on a l’air pénétré.

Je crois qu’ils recrutaient dans les orphelinats. En ce temps-là, il n’était pas difficile de soudoyer un directeur. Selon les régions c’étaient des victuailles — ou les charmes de ma mère.

On faisait aligner les gamins devant la porte principale, on organisait des jeux. Les enfants s’égaillaient, on traînait ; les roulottes s’éloignaient. Il y avait des remous dans les blés, les voitures cahotaient. On ne faisait l’appel que fort tard, à la nuit tombée. On vérifiait, on comptait, on recomptait ; ceux qui restaient le regrettaient. Bien sûr on attendait le lendemain pour prévenir les autorités, qu’on aiguillait sur de mauvaises pistes. Le temps passait, on changeait de région. Les nouveaux s’adaptaient vite. On les appelait alors "oncle", "cousin". On affectait un parler bredouillant et, aux autorités qui parfois se montraient tatillonnes, on présentait d’atroces morceaux de papier fort mâchés, recuits, maculés, déchirés et scotchés, qui étaient censés attester de nos identités. Les notables s’agaçaient puis ils rencontraient maman et les choses finissaient toujours par s’arranger. Papa disait qu’elle était très diplomate. Elle avait alors un sourire modeste, elle baissait les yeux en rosissant.

Ce que j’aimais le mieux, aux petites heures du matin, c’était contempler, du dessous, le nez de mon père. A la lumière naissante ces orifices remarquables tapissés de poils drus me fascinaient. J’imaginais là la double entrée de je ne sais quel labyrinthe (les méninges?). Il s’agissait, dès le départ, de choisir la bonne voie. On pressentait bien, une intuition, que ça devait se rejoindre quelque part, du côté du cervelet peut-être (masse grisâtre beaucoup plus dense, de l’ambre, ou du velours mouillé), cet endroit qui craignait tant les coups. Alors, explorateur miraculeusement muni de tout l’attirail idoine (un sac à dos duquel surgissaient fort à propos les ustensiles indispensables), je m’avançais sur la joue râpeuse de mon père. J’étais blanc-bec à cette époque, j’imaginais des choses.

Mais je suis aussi resté longtemps à hanter les bibliothèques de plusieurs capitales, cherchant le nom, le nom scientifique, le nom véritable de ces — crottes de nez.

Jamais catachrèse ne me parut moins supportable. C’était assimiler ces galeries où chaque jour je m’engageais (le grand départ! héroïque! avec trompettes et grosse caisse) dé-fi-ni-ti-ve-ment, à de vulgaires orifices! J’avais à cette époque l’air autrichien. Petit chapeau et culotte de peau. Bref, j’avançais précautionneusement sur la joue grêlée alourdie de relents d’après-rasage et — Dieu me pardonne! — de vomi. Car père vomissait abondamment. C’était une sorte de rituel. Il arrivait, terrorisant sans les voir les pratiques de maman, ouvrait un petit coffre, en sortait une petite cuvette émaillée. Juché sur l’étroit tabouret, il se tordait l’oreille et, avec des ahans destinés à attirer l’attention, s’appliquait à vomir dans le récipient. Cela giclait, éclaboussait. C’était aussi fonction de ce qu’il avait précédemment avalé, certes ; mais au bout du compte il y avait toujours cette flotte vinasse, cette odeur rien moins qu’aigre, volontaire, tenace, une odeur qui me faisait penser à — des rideaux.

D’autre fois je pense qu’ils se sont enfoncés (mes bras) dans le corps, cette masse bonhomme qui se préoccupe à peine, finalement, de nous, et qu’ils pétrissent doucement, prétendant que ça aidera à digérer.

C’est une pièce inhabitée (une roulotte inhabitée traînée par un infâme canasson affublé d’un canotier avec deux trous pour les oreilles) dans laquelle on entasse le butin. Ce sont des trucs récupérés ici ou là, des choses qu’on nous donne (croyant bien faire, croyant que sans cela nous serions malheureux). Nous les disposons avec soin, nous les clouons avec rage, nous barbouillons le tout de colle forte, que ça ne bouge plus! Puis on vernit l’ensemble. Ça brille en dedans (et parfois, c’est vrai, un moucheron s’est englué. Je ne regarde pas de trop près, ça me rendrait malade). Des gens viennent de temps en temps (mais qui? qui?), écrivent des messages translucides avec leurs couteaux, défèquent dans un coin, ne trouvent rien pour s’essuyer, pas même les rideaux, pas même un napperon (tout est pétrifié, saisi dans le verni). On le sait. On ne les voit jamais (notre sommeil est sonore et compact) mais on les imagine volontiers partant par la campagne (c’est toujours la campagne), le pantalon à peine remonté (de peur que cela colle), avançant recourbés jusqu’aux taillis — cherchant des feuilles, de vieux journaux. Nous éclatons d’un rire terrible, mais c’est dans notre rêve, nos bouches sont vastes et carrées, plusieurs rangées de molaires les habitent, et nous remuons de petits bras pareils à des branchies...

Les veilles personnes nous emmenaient. On s’arrêtait au milieu d’un champ, on descendait du véhicule, on se tenait debout. Certains s’ennuyaient plus que d’autres. Moins distraits, on aurait remarqué que les bosquets au loin semblaient grouiller de tas d’horreurs, éponges grises mafflues, griffues, enchevêtrement particulièrement précis. Mais nous nous tenions là, les pieds dans la terre meuble, avec la tôle qui refroidissait. Les gros pantalons fleuraient l’urine et le tabac, ça n’était pas antipathique. On remarquait cette propension qu’il avait de tenir ses bras derrière son dos — à dire vrai, rien ne nous permettait d’affirmer qu’il avait encore des bras, si ce n’est qu’il fallait bien qu’il en ait eu pour nous avoir conduits ici...

Maman aimait bien les rubans. Elle en affublait les caniches, elle les en étouffait. On voyait des amas poussiéreux vaguer autour du campement. On y mettait le feu, parfois. Elle aurait également aimé parer ainsi mon père. Mais sa chair froide, luisante, refusait de se prêter au jeu. Hautain, il grimpait sur un tabouret en remuant la tête. On eut dit qu’il allait se pendre — mais il se contentait de vomir et de suer.

Des ombres nous accompagnaient. Elles se coulaient autour de nous, elles rampaient complaisamment. On les soupçonnait ; on marchait exprès dessus avec nos godillots, on les forçait à ramper dans la merde. Maman accouchait de paquets de rubans. La famille s’agrandissait. Certains se bouchaient les oreilles pour ne plus rien entendre. On n’obéissait plus. C’était une maison, à peine, un mur tout simplement, avec une ouverture ; et, l’un après l’autre, nous passions la tête par ce trou. Il y eut des fifres, de l’orage, et des tartes à la crème.

Assis sur la télé, avec son grand slip. Je crois que le lustre va tourner, et les plantes grandir, irrépressiblement. Ce sont des armes, des sagaies, et pour aller remonter le coucou, il faudra bien y aller, il faudra bien, avec le seau à charbon qui cogne dans les jambes, les bêtes grosses, dehors, contre la vitre, gueules béantes, becs pleins de dents triangulaires — on se demande comment une simple vitre peut les contenir ; peut être ne savent-ils pas que cela peut casser, sûrement ils ne le savent pas mais je dois m’approcher ; dans la vitrine luisent des jouets, enfin, des choses qui semblaient amusantes, des jouets pas-à-nous, qu’il faudra rendre, un jour, alors autant pas s’en servir. Du reste, à bien y regarder, ça ne ressemble pas à grand chose...

L’oeuf s’est alors approché, peu ragoûtant ; il oscillait sur son gros derrière mou. Les plantes dans les pots frémissaient. Le lustre dardait ses fusiformes abat-jour à l’intérieur desquels des spirales, des tire-bouchons obscènes ondoyaient...

L’oeuf est allé dans le coin, vers la télé ; il regardait en l’air. Il pensait que son père, s’il avait porté une moustache, aurait pu ressembler à Joseph Staline. La plante eut un mouvement de recul. Comme chaque fois, les corvées... Cette absence de bras lui pesait.

De temps en temps on enlevait les roues de la caravane. On devenait terrien. On traçait devant la porte une allée qu’on dallait. On entrait, on sortait, tout allait à merveille. On se photographiait.

J’avais un oncle exceptionnel qui possédait une machine. Exceptionnel car il était zazou. Mais il n’avait pu convaincre ses parents de l’autoriser à ôter les sacoches de son vélomoteur. Sacoches au fond desquelles cliquetaient clé à bougie, clé de huit, brosse métallique, chiffon, cliquetaient les chiffons. Des sacoches zazoues, finalement, avec des franges en plastique, des rivets. Déformées par les litres. Si on allait très vite, les doigts tendus vers le grillage, ils partaient en rondelles — et aussi y appliquer le visage, pousser, afin que des losanges s’y dessinent — et alors, le mec, un camion qui l’écrase, ça lui écrase la gueule, ça fait des frites! (hilare) de grosses frites de viande rouge! Et le mec, il est pas mort, il rentre chez lui, et sa mère (le reste se perd, parce qu’on n’a pas osé les suivre au fond de la cour si étroite, avec une bouche d’égout bien visible (on ne voit que cela) et, juste au-dessus, un dérisoire balcon en ciment où pend quelque linge féminin ; oui, ils ont une grande soeur ; mais personne ne l’a vue. Peut-être qu’elle est moche. Ou très belle. Peut-être qu’elle est folle? Peut-être qu’ils la baisent tous? Et nous? et nous?)...

J’avais un oncle exceptionnel qui sentait la réglisse et se lavait les dents avec Émail Diamant. Avec les vibrations le rétroviseur s’est desserré, il a glissé, tourné, s’est foutu dans les rayons, on s’est pété la gueule.

De toute façon j’en avais marre.

Le chemin est bien droit, oh bien droit (passage rectiligne où les moteurs s’affaissent, où les chiens béent et bavent accrochés au grillage, chemin dans la meringue, arbres redessinés, maison pleine de filles et de contrariétés). Il y a ce barbu qui nous montre le poing. Il rit. La porte du buffet est entrouverte et, dans la pénombre, l’oeuf décoquillé brille avec une sorte d’ironie...

On savait également que le gazon n’était rien d’autre qu’un piège, surface, pellicule, sous laquelle l’eau grasse attend de se refermer. Partout l’eau grasse, l’eau de vaisselle. Il faut faire attention...

La maison encastrée dans la cour, les rigoles, le toit. La bêtise des tuiles. En quelques secondes ils auront parsemé le paysage de poteaux télégraphiques. L’ouvrier va et vient ; il a ses outils dans sa poche. Il est tantôt ici, tantôt là-bas, loin, tout près ; il sent le vin. Ses yeux cherchent le vin, ses mains. Maman porte, exprès, une robe de chambre un peu sale, un peu déboutonnée. Elle avance, radieuse, nimbée, un verre de vin dans chaque main. Ce sont de gros verres en pyrex, pas très propres non plus. Elle avance, elle flotte. Gavials dans le gazon. En un éclair s’est dessinée la figure fatale, le barbu avec son poing serré, l’ouvrier qui virevolte autour de nous, les outils qu’il répand comme si c’étaient des fleurs... La figure mortelle, les bandes du billard ; la campagne. Ils ont chacun un verre, ils tremblent ; ils trinquent en rigolant. Le barbu se recule (il est loin). Les haies sont plus compactes, plus épineuses. Il ne peut plus partir.

— Maudits, maudits, soyez maudits! Son poing tellement serré, ses ongles poussent à toute allure et déchirent ses paumes. Maman et l’ouvrier sont sur des chaises-longues ; dans le gazon, les grosses bulles dolentes. Une cuiller en argent. La douleur dans les dents : toc toc toc...

Nous aimions tant cette symétrie... Sous la paille verte, dans le soda très frais, les crocodiles se meuvent tous ensemble, pareillement ; tous mâchent, même ceux qui n’ont rien à mâcher, s’étirent, bâillent, font les yeux doux. Très doux. Saturés de velours.

Ils nous ouvrent leurs yeux.

Attendre dans la plaine. L’auto s’est enlisée. Le sel. Corrosion très rapide. En principe, il ne faut pas s’arrêter, jamais. La lumière nous dérange. Les cheveux résistent un peu plus longtemps. La surface est râpeuse, cassante, avec dessous des muscles lents, de longues bêtes vagissantes.

Dessous le sel, non pas en croûtes épaisses, mais une sorte de bouillie figée, vastes amibes, mauvaise humeur. L’oncle revient sur son solex. S’il tombait... Sa figure partirait en morceaux, en petits cubes réguliers qu’on rangerait dans les sacoches de son véhicule. Dès lors...

On essayait de nous embobiner. Dans les villages on nous parquait, on confisquait nos affaires. Il fallait s’accommoder de ces bâtisses en brique grise, aux fenêtres étroites. J’avais froid. J’apprenais également à scruter les convives jusqu’à les effacer et j’apprenais ainsi à me connaître... D’abord c’étaient des mots dont il fallait que je m’imprègne. Non qu’on me les eût présentés comme nécessaires, mais à frotter mes joues aux pages des dictionnaires... il me fallait des liens. J’avais des mots, on m’expliquait des choses. Chalaze, chorion, chambre à air. Chhh... Je n’en savais pas plus ; j’en savais déjà trop. À table on me regardait de haut. Inquiétants, ils brandissaient leurs cuillères en argent. Ha ha! te voilà enfin! Où étais-tu donc passé? Au bout de la table Père ressemblait de plus en plus à une éponge pleine de sang. Les yeux au ciel ; béat. Que voyait-il? Des mouches? Des vaches? Des conneries, sûrement. Mère se rapprochait des invités, petits fonctionnaires au pantalon bien repassé. Elle s’arrangeait pour que l’abat-jour lui fasse comme un chapeau. Le fonctionnaire prenait la pose, il essuyait ses doigts dans la nappe ; Mère posait sa main sur la braguette froide. Elle n’insistait jamais. La plupart du temps cela suffisait ; c’était comme un acquiescement, un accord de pure forme. Le fonctionnaire n’est pas certain d’apprécier vraiment. Ce qui importe c’est d’emporter son adhésion. C’est ainsi que nous traversions le pays, main de ma mère sur la cuisse rêche des invités. Père s’élevait, montait au ciel sans même quitter sa chaise. On craignait que bientôt il se chie dessus. Désormais tous me regardaient ainsi, en surplomb, avec une petite férocité.

Dans la cour des bâtisses (pierres noircies, plaques de zinc), la suie. Cela ne me réussit pas. Je souffre. Je rêve d’un pays lisse absolument ; pas une écharde, pas une peau. L’existence : un très pur glissement. Pas même ce bruit vulgaire, ce bruit d’outil, qu’émet le patineur sur la glace mouillée : glissement pur, glissement absolu — la chair de l’oeuf cuit dur sur une porcelaine parfaite. Un rêve, une blancheur.

Les cousins se marient. Ils épousent. Leurs femmes sont assez jolies. On devine qu’elles les mangeront. Elles commencent par les déguster, du bout des lèvres, de la pointe de la langue puis, très vite, ce sera le carnage : chair, os, bonshommes démantibulés. On arrivera juste à les faire tenir debout, le matin, pour aller à l’usine. Ce sont leurs vêtements qui les portent. Le soir ils se débraillent ; ils foutent le camp. Un charnier, vous dis-je. Elles se délectent, l’oeil déjà cherchant, traquant, épinglant le suivant — Tiens, pourquoi pas celui-ci?

On sent que le père fait école : les cousins envient sa couperose. Sa corpulence. Ce n’est pas qu’il soit gros, ni fort ; c’est son aura : elle est bouffie ; il se vautre dessus, s’en fait un matelas, une cellule capitonnée. Mère continue de sourire (c’est son visage, il est fait comme ça) et de tripoter les agents subalternes. Elle porte parfois des lunettes. Cela fait plus sérieux. Ce qui tire Père vers le haut, pensais-je, ce sont ses yeux. Ils sont gonflés, deux ballons. Deux grosses balles de ping-pong, deux gros champignons blancs. Pof! Pof! ça pétera un jour, on rigolera. Il regarde le ciel, le plafond. Il cherche à voir ses sourcils. Il voit à travers tout, regarde comment ça marche, et si les rivets sont bien fixés. Il déconne complètement. Il dit que les filles ont sous leurs jupes longues des slips en tôle et que c’est mauvais pour la circulation, qu’elles auront des varices, des fistules, tout y passe, et la nourriture qu’est plus aussi bonne qu’avant et là il me regarde il est hagard, un peu de bave aux lèvres. — Si je ne me retenais pas... Mère est confuse, c’est un de ces rares moments où elle perd contenance. Les invités jubilent : je vous l’avais bien dit!


Christophe Petchanatz    

 

 
    

  
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