Contemporains |
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Favoris
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Les joies de la famille. |
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à Patrick Oustric l y a beaucoup de racontars. Je crois que ce qui mempêchait de remuer les bras (si bras il y avait, bien entendu, ou brindilles, pédoncules...) cétait cette habitude assez tôt contractée de marcher en rond, les bras serrés dans le dos. Javais très vite remarqué que ce genre dattitude vous a un air intelligent : on va tête baissée, sans rien voir, ni personne ; on a lair pénétré. Je crois quils recrutaient dans les orphelinats. En ce temps-là, il nétait pas difficile de soudoyer un directeur. Selon les régions cétaient des victuailles ou les charmes de ma mère. On faisait aligner les gamins devant la porte principale, on organisait des jeux. Les enfants ségaillaient, on traînait ; les roulottes séloignaient. Il y avait des remous dans les blés, les voitures cahotaient. On ne faisait lappel que fort tard, à la nuit tombée. On vérifiait, on comptait, on recomptait ; ceux qui restaient le regrettaient. Bien sûr on attendait le lendemain pour prévenir les autorités, quon aiguillait sur de mauvaises pistes. Le temps passait, on changeait de région. Les nouveaux sadaptaient vite. On les appelait alors "oncle", "cousin". On affectait un parler bredouillant et, aux autorités qui parfois se montraient tatillonnes, on présentait datroces morceaux de papier fort mâchés, recuits, maculés, déchirés et scotchés, qui étaient censés attester de nos identités. Les notables sagaçaient puis ils rencontraient maman et les choses finissaient toujours par sarranger. Papa disait quelle était très diplomate. Elle avait alors un sourire modeste, elle baissait les yeux en rosissant. Ce que jaimais le mieux, aux petites heures du matin, cétait contempler, du dessous, le nez de mon père. A la lumière naissante ces orifices remarquables tapissés de poils drus me fascinaient. Jimaginais là la double entrée de je ne sais quel labyrinthe (les méninges?). Il sagissait, dès le départ, de choisir la bonne voie. On pressentait bien, une intuition, que ça devait se rejoindre quelque part, du côté du cervelet peut-être (masse grisâtre beaucoup plus dense, de lambre, ou du velours mouillé), cet endroit qui craignait tant les coups. Alors, explorateur miraculeusement muni de tout lattirail idoine (un sac à dos duquel surgissaient fort à propos les ustensiles indispensables), je mavançais sur la joue râpeuse de mon père. Jétais blanc-bec à cette époque, jimaginais des choses. Mais je suis aussi resté longtemps à hanter les bibliothèques de plusieurs capitales, cherchant le nom, le nom scientifique, le nom véritable de ces crottes de nez. Jamais catachrèse ne me parut moins supportable. Cétait assimiler ces galeries où chaque jour je mengageais (le grand départ! héroïque! avec trompettes et grosse caisse) dé-fi-ni-ti-ve-ment, à de vulgaires orifices! Javais à cette époque lair autrichien. Petit chapeau et culotte de peau. Bref, javançais précautionneusement sur la joue grêlée alourdie de relents daprès-rasage et Dieu me pardonne! de vomi. Car père vomissait abondamment. Cétait une sorte de rituel. Il arrivait, terrorisant sans les voir les pratiques de maman, ouvrait un petit coffre, en sortait une petite cuvette émaillée. Juché sur létroit tabouret, il se tordait loreille et, avec des ahans destinés à attirer lattention, sappliquait à vomir dans le récipient. Cela giclait, éclaboussait. Cétait aussi fonction de ce quil avait précédemment avalé, certes ; mais au bout du compte il y avait toujours cette flotte vinasse, cette odeur rien moins quaigre, volontaire, tenace, une odeur qui me faisait penser à des rideaux. Dautre fois je pense quils se sont enfoncés (mes bras) dans le corps, cette masse bonhomme qui se préoccupe à peine, finalement, de nous, et quils pétrissent doucement, prétendant que ça aidera à digérer. Cest une pièce inhabitée (une roulotte inhabitée traînée par un infâme canasson affublé dun canotier avec deux trous pour les oreilles) dans laquelle on entasse le butin. Ce sont des trucs récupérés ici ou là, des choses quon nous donne (croyant bien faire, croyant que sans cela nous serions malheureux). Nous les disposons avec soin, nous les clouons avec rage, nous barbouillons le tout de colle forte, que ça ne bouge plus! Puis on vernit lensemble. Ça brille en dedans (et parfois, cest vrai, un moucheron sest englué. Je ne regarde pas de trop près, ça me rendrait malade). Des gens viennent de temps en temps (mais qui? qui?), écrivent des messages translucides avec leurs couteaux, défèquent dans un coin, ne trouvent rien pour sessuyer, pas même les rideaux, pas même un napperon (tout est pétrifié, saisi dans le verni). On le sait. On ne les voit jamais (notre sommeil est sonore et compact) mais on les imagine volontiers partant par la campagne (cest toujours la campagne), le pantalon à peine remonté (de peur que cela colle), avançant recourbés jusquaux taillis cherchant des feuilles, de vieux journaux. Nous éclatons dun rire terrible, mais cest dans notre rêve, nos bouches sont vastes et carrées, plusieurs rangées de molaires les habitent, et nous remuons de petits bras pareils à des branchies... Les veilles personnes nous emmenaient. On sarrêtait au milieu dun champ, on descendait du véhicule, on se tenait debout. Certains sennuyaient plus que dautres. Moins distraits, on aurait remarqué que les bosquets au loin semblaient grouiller de tas dhorreurs, éponges grises mafflues, griffues, enchevêtrement particulièrement précis. Mais nous nous tenions là, les pieds dans la terre meuble, avec la tôle qui refroidissait. Les gros pantalons fleuraient lurine et le tabac, ça nétait pas antipathique. On remarquait cette propension quil avait de tenir ses bras derrière son dos à dire vrai, rien ne nous permettait daffirmer quil avait encore des bras, si ce nest quil fallait bien quil en ait eu pour nous avoir conduits ici... Maman aimait bien les rubans. Elle en affublait les caniches, elle les en étouffait. On voyait des amas poussiéreux vaguer autour du campement. On y mettait le feu, parfois. Elle aurait également aimé parer ainsi mon père. Mais sa chair froide, luisante, refusait de se prêter au jeu. Hautain, il grimpait sur un tabouret en remuant la tête. On eut dit quil allait se pendre mais il se contentait de vomir et de suer. Des ombres nous accompagnaient. Elles se coulaient autour de nous, elles rampaient complaisamment. On les soupçonnait ; on marchait exprès dessus avec nos godillots, on les forçait à ramper dans la merde. Maman accouchait de paquets de rubans. La famille sagrandissait. Certains se bouchaient les oreilles pour ne plus rien entendre. On nobéissait plus. Cétait une maison, à peine, un mur tout simplement, avec une ouverture ; et, lun après lautre, nous passions la tête par ce trou. Il y eut des fifres, de lorage, et des tartes à la crème. Assis sur la télé, avec son grand slip. Je crois que le lustre va tourner, et les plantes grandir, irrépressiblement. Ce sont des armes, des sagaies, et pour aller remonter le coucou, il faudra bien y aller, il faudra bien, avec le seau à charbon qui cogne dans les jambes, les bêtes grosses, dehors, contre la vitre, gueules béantes, becs pleins de dents triangulaires on se demande comment une simple vitre peut les contenir ; peut être ne savent-ils pas que cela peut casser, sûrement ils ne le savent pas mais je dois mapprocher ; dans la vitrine luisent des jouets, enfin, des choses qui semblaient amusantes, des jouets pas-à-nous, quil faudra rendre, un jour, alors autant pas sen servir. Du reste, à bien y regarder, ça ne ressemble pas à grand chose... Loeuf sest alors approché, peu ragoûtant ; il oscillait sur son gros derrière mou. Les plantes dans les pots frémissaient. Le lustre dardait ses fusiformes abat-jour à lintérieur desquels des spirales, des tire-bouchons obscènes ondoyaient... Loeuf est allé dans le coin, vers la télé ; il regardait en lair. Il pensait que son père, sil avait porté une moustache, aurait pu ressembler à Joseph Staline. La plante eut un mouvement de recul. Comme chaque fois, les corvées... Cette absence de bras lui pesait. De temps en temps on enlevait les roues de la caravane. On devenait terrien. On traçait devant la porte une allée quon dallait. On entrait, on sortait, tout allait à merveille. On se photographiait. Javais un oncle exceptionnel qui possédait une machine. Exceptionnel car il était zazou. Mais il navait pu convaincre ses parents de lautoriser à ôter les sacoches de son vélomoteur. Sacoches au fond desquelles cliquetaient clé à bougie, clé de huit, brosse métallique, chiffon, cliquetaient les chiffons. Des sacoches zazoues, finalement, avec des franges en plastique, des rivets. Déformées par les litres. Si on allait très vite, les doigts tendus vers le grillage, ils partaient en rondelles et aussi y appliquer le visage, pousser, afin que des losanges sy dessinent et alors, le mec, un camion qui lécrase, ça lui écrase la gueule, ça fait des frites! (hilare) de grosses frites de viande rouge! Et le mec, il est pas mort, il rentre chez lui, et sa mère (le reste se perd, parce quon na pas osé les suivre au fond de la cour si étroite, avec une bouche dégout bien visible (on ne voit que cela) et, juste au-dessus, un dérisoire balcon en ciment où pend quelque linge féminin ; oui, ils ont une grande soeur ; mais personne ne la vue. Peut-être quelle est moche. Ou très belle. Peut-être quelle est folle? Peut-être quils la baisent tous? Et nous? et nous?)... Javais un oncle exceptionnel qui sentait la réglisse et se lavait les dents avec Émail Diamant. Avec les vibrations le rétroviseur sest desserré, il a glissé, tourné, sest foutu dans les rayons, on sest pété la gueule. De toute façon jen avais marre. Le chemin est bien droit, oh bien droit (passage rectiligne où les moteurs saffaissent, où les chiens béent et bavent accrochés au grillage, chemin dans la meringue, arbres redessinés, maison pleine de filles et de contrariétés). Il y a ce barbu qui nous montre le poing. Il rit. La porte du buffet est entrouverte et, dans la pénombre, loeuf décoquillé brille avec une sorte dironie... On savait également que le gazon nétait rien dautre quun piège, surface, pellicule, sous laquelle leau grasse attend de se refermer. Partout leau grasse, leau de vaisselle. Il faut faire attention... La maison encastrée dans la cour, les rigoles, le toit. La bêtise des tuiles. En quelques secondes ils auront parsemé le paysage de poteaux télégraphiques. Louvrier va et vient ; il a ses outils dans sa poche. Il est tantôt ici, tantôt là-bas, loin, tout près ; il sent le vin. Ses yeux cherchent le vin, ses mains. Maman porte, exprès, une robe de chambre un peu sale, un peu déboutonnée. Elle avance, radieuse, nimbée, un verre de vin dans chaque main. Ce sont de gros verres en pyrex, pas très propres non plus. Elle avance, elle flotte. Gavials dans le gazon. En un éclair sest dessinée la figure fatale, le barbu avec son poing serré, louvrier qui virevolte autour de nous, les outils quil répand comme si cétaient des fleurs... La figure mortelle, les bandes du billard ; la campagne. Ils ont chacun un verre, ils tremblent ; ils trinquent en rigolant. Le barbu se recule (il est loin). Les haies sont plus compactes, plus épineuses. Il ne peut plus partir. Maudits, maudits, soyez maudits! Son poing tellement serré, ses ongles poussent à toute allure et déchirent ses paumes. Maman et louvrier sont sur des chaises-longues ; dans le gazon, les grosses bulles dolentes. Une cuiller en argent. La douleur dans les dents : toc toc toc... Nous aimions tant cette symétrie... Sous la paille verte, dans le soda très frais, les crocodiles se meuvent tous ensemble, pareillement ; tous mâchent, même ceux qui nont rien à mâcher, sétirent, bâillent, font les yeux doux. Très doux. Saturés de velours. Ils nous ouvrent leurs yeux. Attendre dans la plaine. Lauto sest enlisée. Le sel. Corrosion très rapide. En principe, il ne faut pas sarrêter, jamais. La lumière nous dérange. Les cheveux résistent un peu plus longtemps. La surface est râpeuse, cassante, avec dessous des muscles lents, de longues bêtes vagissantes. Dessous le sel, non pas en croûtes épaisses, mais une sorte de bouillie figée, vastes amibes, mauvaise humeur. Loncle revient sur son solex. Sil tombait... Sa figure partirait en morceaux, en petits cubes réguliers quon rangerait dans les sacoches de son véhicule. Dès lors... On essayait de nous embobiner. Dans les villages on nous parquait, on confisquait nos affaires. Il fallait saccommoder de ces bâtisses en brique grise, aux fenêtres étroites. Javais froid. Japprenais également à scruter les convives jusquà les effacer et japprenais ainsi à me connaître... Dabord cétaient des mots dont il fallait que je mimprègne. Non quon me les eût présentés comme nécessaires, mais à frotter mes joues aux pages des dictionnaires... il me fallait des liens. Javais des mots, on mexpliquait des choses. Chalaze, chorion, chambre à air. Chhh... Je nen savais pas plus ; jen savais déjà trop. À table on me regardait de haut. Inquiétants, ils brandissaient leurs cuillères en argent. Ha ha! te voilà enfin! Où étais-tu donc passé? Au bout de la table Père ressemblait de plus en plus à une éponge pleine de sang. Les yeux au ciel ; béat. Que voyait-il? Des mouches? Des vaches? Des conneries, sûrement. Mère se rapprochait des invités, petits fonctionnaires au pantalon bien repassé. Elle sarrangeait pour que labat-jour lui fasse comme un chapeau. Le fonctionnaire prenait la pose, il essuyait ses doigts dans la nappe ; Mère posait sa main sur la braguette froide. Elle ninsistait jamais. La plupart du temps cela suffisait ; cétait comme un acquiescement, un accord de pure forme. Le fonctionnaire nest pas certain dapprécier vraiment. Ce qui importe cest demporter son adhésion. Cest ainsi que nous traversions le pays, main de ma mère sur la cuisse rêche des invités. Père sélevait, montait au ciel sans même quitter sa chaise. On craignait que bientôt il se chie dessus. Désormais tous me regardaient ainsi, en surplomb, avec une petite férocité. Dans la cour des bâtisses (pierres noircies, plaques de zinc), la suie. Cela ne me réussit pas. Je souffre. Je rêve dun pays lisse absolument ; pas une écharde, pas une peau. Lexistence : un très pur glissement. Pas même ce bruit vulgaire, ce bruit doutil, quémet le patineur sur la glace mouillée : glissement pur, glissement absolu la chair de loeuf cuit dur sur une porcelaine parfaite. Un rêve, une blancheur. Les cousins se marient. Ils épousent. Leurs femmes sont assez jolies. On devine quelles les mangeront. Elles commencent par les déguster, du bout des lèvres, de la pointe de la langue puis, très vite, ce sera le carnage : chair, os, bonshommes démantibulés. On arrivera juste à les faire tenir debout, le matin, pour aller à lusine. Ce sont leurs vêtements qui les portent. Le soir ils se débraillent ; ils foutent le camp. Un charnier, vous dis-je. Elles se délectent, loeil déjà cherchant, traquant, épinglant le suivant Tiens, pourquoi pas celui-ci? On sent que le père fait école : les cousins envient sa couperose. Sa corpulence. Ce nest pas quil soit gros, ni fort ; cest son aura : elle est bouffie ; il se vautre dessus, sen fait un matelas, une cellule capitonnée. Mère continue de sourire (cest son visage, il est fait comme ça) et de tripoter les agents subalternes. Elle porte parfois des lunettes. Cela fait plus sérieux. Ce qui tire Père vers le haut, pensais-je, ce sont ses yeux. Ils sont gonflés, deux ballons. Deux grosses balles de ping-pong, deux gros champignons blancs. Pof! Pof! ça pétera un jour, on rigolera. Il regarde le ciel, le plafond. Il cherche à voir ses sourcils. Il voit à travers tout, regarde comment ça marche, et si les rivets sont bien fixés. Il déconne complètement. Il dit que les filles ont sous leurs jupes longues des slips en tôle et que cest mauvais pour la circulation, quelles auront des varices, des fistules, tout y passe, et la nourriture quest plus aussi bonne quavant et là il me regarde il est hagard, un peu de bave aux lèvres. Si je ne me retenais pas... Mère est confuse, cest un de ces rares moments où elle perd contenance. Les invités jubilent : je vous lavais bien dit! |
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