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  Christophe Petchanatz

  Le passage.

 
  Christophe Petchanatz  
 

 

on t’explique (on ne t’explique pas) : la pluie, les arbres, la vitesse (c’est pareil). Éléments sans substance, sans épaisseur, et qui cèlent pourtant ces bruissements, ces frémissements, ces passages trop vifs.

Pour eux la vie se divise en domaines : celui des feuilles mortes (1), c’est : « être là », penché au-dessus du passage, à le toucher peut-être, rameaux, antennes, bras minuscules, tendus, frôlant la pellicule du passage, et se mêlant, du ventre, à tout ce qui s’en va. De fait, dans cette situation, si on en prend le temps, cela ne peut que se terminer de cette manière. Sans déroger, jamais. Et en expliquant bien aux jeunes, aux plus jeunes, qu’il s’agit là d’un moment d’exception — si fugace qu’il vaudrait mieux, au vrai, ne pas même en parler (n’était la verdeur des gestes, des pensées, et ce presque refus de se pencher, comme les autres, sur le passage — et nous attribuions cela, par méchante dérision, à de la crainte! — lorsque ce n’était qu’indifférence).

De l’autre côté, bien sûr, est « le passage ». Nous l’avons déjà souvent évoqué. C’est une vitre, quelque chose d’essentiellement plat, une surface — qu’on ne peut s’empêcher de percevoir autrement : flux gros du va-et-vient rapide de vies têtues, décidées, pressées, dangereuses sûrement. Fins prédateurs, filaments translucides, d’une nervosité qu’eux-mêmes supportent mal, ils ne peuvent que tâcher d’échapper à l’instant, d’où cette vitesse, cette détermination, ce retournement sur l’extérieur — et pourtant ceux des feuilles mortes sont incapables de décider de quel côté s’en va le flux, où se situent l’amont, l’aval, de quel côté regarder quand on veut évoquer l’avenir (si d’aventure cette idée pouvait les effleurer, et s’il advenait qu’ils puissent associer l’idée de lendemain à celle d’aval ; qui sait?).

Enfin il y a l’autre berge qui est un peu comme les feuilles mortes, sa symétrie, son envers, sa honte. Quand tout ici (vous savez qui nous sommes) n’est que rancoeur, humidité, lassitude (humilité, hasardent certain) là-bas c’est rectitude, solidité, pérennité. Il y a pourtant un air de famille, une sorte d’air de famille. Peut-être le fait de border le passage; mais de l’autre côté. C’est en face, tout près, mais séparé de nous par le flux acide ; c’est en face, comme ici, solide quand nous sommes fragiles, debout quand nous rampons — pourtant ce n’est pas exactement en face. Il y a, en plus de cette différence de qualité qui semble nous opposer, un subtil décalage, une dissymétrie, une très fine discordance qui, bien plus que l’écart évoqué tout à l’heure, beaucoup plus, nous sépare au lieu qu’elle nous oppose. Et cela est plus grave. Nous aurions pu supporter de ramper quand les autres se tenaient droits, vivants, solides et bien portants, nous aurions pu supporter d’être leurs frères malades, leurs doubles chétifs, une copie médiocre, un brouillon, n’importe, mais cet écart, ce battement, il nous semble qu’il ne peut être induit que par un désir — méprisable, sans doute, évidemment — de s’ajuster, même approximativement, aux forces du passage. Ainsi il nous semble que nous sommes les seuls à rester en place c'est-à-dire : à reculer puisque les autres s’éloignent de nous. Bien sûr cela n’a pas de cesse, ceux qui s’en vont sont remplacés par d’autres (du moins c’est ce que nous imaginons : on n’est jamais très sûr tant tout est semblable, indistinct, régulier) et rien ne rompt cet immuable face à face de part et d’autre du passage. Et rien ne nous empêche de concevoir qu’en fait, suivant quelque obscur penchant, au fond bien légitime, c’est nous qui lentement dérivons vers l’amont — pourquoi pas?

Puis nous nous retournons pour constater que ceux de l’autre berge sont ici également, derrière nous, que le ciel se referme, qu’ils constituent le ciel, et qu’entre eux et le passage il ne reste, pour nous, plus guère de place, et qu’il faut se résoudre, qu’il faudra se résoudre, bientôt, tout à l’heure, à se laisser aller dans le passage, comme un toussotement.

(En fait ce n’est pas ça : il n’a rien vu, rien compris — il n’a pas voulu voir cette lame, cette blessure, l’entité qui tenait à la fois de la lame — et de la blessure, la chair ouverte, rectiligne, et grise, la lame fluide, le chemin. Ce sont des choix stupides, organisés par quelque dieu élémentaire, un dieu qui ne saurait qu’additionner, à peine soustraire et rien, rien d’autre alors il a posé ici les ingrédients qu’il fallait pour qu’il n’arrive rien, pour que s’équilibrent les flux, les masses, les forces, et chacun sur sa chaise figé avec ces petits nerfs qui se tortillent dans les os, filaments qui remuent, le passage des choses, des choses que l’on ne peut nommer, faute de mots, faute d’idées, faute de temps, on a juste assez de se cramponner à cette chaise, dans cette pièce qui tangue, seul, se sachant seul pareil aux autres agrippés à leur chaise dans les pièces adjacentes, nos frères détestables. Quelqu'un me dit — c’est l’heure — je regarde ma montre, le mouvement de mon poignet fait rompre quelque chose, apparaissent les filaments, ça me dégoûte, c’était un geste idiot il n’y a rien dehors que du zinc des nuages des oiseaux gras qui picorent sans cesse quand ils lèvent la tête quand ils regardent à l’intérieur, avec les filaments qui grouillent dans leurs yeux inexpressifs quand au loin l’orage agite ses filaments sur la colline noire quand on sent que l’horreur c’est que ces filaments, ces « nerfs », ces choses qui nous tiennent et nous écoeurent, sont en train de se rompre alors je me penche je touche du bout des doigts le flux la chair qui emplit le passage c’est — sous une fine pellicule sèche qui paraît fragile qui paraît plus solide qu’on y croirait— comme une affreuse trahison.)

(1). Comment traduire mieux ?

 
Christophe Petchanatz    

 

 
    

  
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