à
Christophe Massé
lle
tourne autour de moi, virevolte, pose dinutiles questions et brusquement
sempare du cahier, sélance, dévale lescalier, court
à travers la ville et ses canyons multicolores pâte
à modeler.
Ainsi
elle ne serait que vitesse et décision.
Naguère
dhumeur égale, je devins sombre, cassant. Je navais pas
le courage de recommencer, je ny songeais même pas. Et pourtant
je pesais, ressassais, tâchais malgré moi de me souvenir au mieux.
(Prendre
des notes sur des bouts de papier quon finira par perdre ou par
jeter...)
Jétais
sceptique, fielleux et ricaneur. Plus rien ne mimportait. Je fis
alors, et délibérément, le malheur de mes proches.
À
son sujet (vous savez qui) on ma parlé il me semble
quon ma parlé de petits larcins, daccident...
Mais cela est lointain, incertain, et oiseux.
(Ce
chef-doeuvre se révèle passionnant. Ce sont nos riens, nos petits
riens.)
Jai
vu sa figure bifide en chacun de mes rêves ; je la trouvais
plus séduisante.
Et
je sais quelle est occupée à raturer, biffer rageusement. Mes
"amis" me conseillent dattendre, et de me reposer. Je
devine quentre eux ils sont cruels et rient de mes misères. Je
deviens laid, je ratatine ; ils font mine de rien et continuent
de venir me voir. Mais ils ont peu de temps.
Trop
tard, trop tard, serinaient les voix, que ne sommes-nous golems et naïades
de glaise, muscles lisses et doux! Il y avait tant à faire, tant à faire...
et nous sommes restés là à palabrer, à psalmodier les mêmes litanies...
Je
ne quittais plus ma chambre. Jours et nuits défilaient maintenant à
une allure régulière, feutrée. Elle ne demandait rien, ne mimportunait
plus avare de gestes et de paroles. Nous vieillissions.
Tapies dans les recoins, parmi la crasse et les copeaux, les existences
grignotantes.
Elle
sasseyait et elle pleurait. Cela nous rattrapait, finalement.
Il
ny aurait eu que cela en vérité, précarité, la chute. Avant
la déchirure il narrivera rien. Ce sera calme, apaisement et
pourtant ces visages, perception trop exacte des rivets et des tôles,
convois. Cela est fractionné, millimétré ; immérité. Elle
est morte, elle nest pas morte, sommes-nous plus enviables?
Dans
ce basculement précipité et incroyablement lent, dans ces gestes hachés,
ce griffonnage ingrat, cauchemardesque, le temps de se laisser aller
à la fatigue, à une brève méditation, replète, détachée, quant à la
vie, les circonstances, le peu de jeu entre ces lignes. En rester
là, passivement.
(Un
choc, des stridences banales. On transporte les corps, on les dérobe.
Ce sont nos frères dépenaillés. Je traversais les rues, je ne risquais
plus rien. Sourires, berceaux profonds où sendormir et se laisser
berner. Renoncement. Tout est méticuleux, désagréable.)
Projeté
hors de soi on est abasourdi, incrédule : cela ne se peut
pas, pas si tôt.
Cest
bien plus tard que lon comprend. Mais on nadmettra pas.
Jamais.
Ainsi
elle était morte et reposait paisiblement. Vint un moment où, en ayant
assez, elle manifesta le désir de sen aller.
Tu ne peux pas partir ainsi, sécrièrent les voix tout autour delle.
Comment? Ne puis-je à présent me promener, vaguer, muser, puisque
le coeur men dit?
Le coeur, le coeur... Prends la mesure de ton pouls et vois ce quil
te dit, reprirent les voix, moqueuses.
Elle
ne répondit pas, rejeta son linceul, quitta le cercle des parleurs.
Elle ne comprend donc pas?
La sotte! Mais pour qui se prend-elle, pour qui?
Et ses jambes, vous avez vu ses jambes?
Ses jambes, ses jambes et sur quoi dautre aller? reprit
le choeur, suave.
(Ces
volte-face, ce bavardage virtuel.)
Pourquoi
avons-nous renoncé? pourquoi se résigner? Plutôt quespérer resurgir,
pâles, fadasses, nous aurions mieux fait dembrasser la glèbe,
de nous y enfouir plus encore... Nous navons rien osé. Nous sommes
timorés et incapables de nous dépêtrer (tenter de limiter? sans
comprendre?) de ce fatras de convenances.
Vos
mains sont moites et vous tremblez encore : ils se sont bien moqués
de vous.
(Les
petites présences, dehors, sucent de petits os.)
Engoncé,
il détale dans le noir. Trop de vêtements, on craint de trébucher, de
heurter de plein fouet un arbre ou un muret. On navance pas vraiment : tout
est toujours pareil, la fuite est illusoire.
Il
y avait une grande cour, un potager, des fleurs (soucis, pensées, tulipes,
gueules-de-loup), un bac à sable, une balançoire, des ronces, un sureau.
Le poulailler.
Et
chaque fois nous sommes moins nombreux. Parfois nous retrouvons des
choses. Ce fut ce carnet relié mais on ne nous permit
pas den lire : disparu dans le pourpre.
Lhomme
senferme avec la femme dans la cuisine. Il pleut. Lenfant
regarde un feuilleton à la télévision.
Admirable,
admirable, cest elle, frôlée, murée, que rien ne peut atteindre.
Il
suffirait de se laisser aller pour que tout se dissolve ; les
pensées, même.
La
fuite, le souffle. Au sommet dune colline, les lumières de la
ville larrêtent brusquement. Il faudra traverser des jardins et
des haies, marcher sans bruit à cause des chiens, des lumignons qui
rôdent, des questions inévitables (on tagrippera au col, on te
criera à la figure. Immanquablement, tu deviendras coupable, tu balbutieras,
marchanderas, profiteras dun instant dinattention pour tenter
de tenfuir ; on te rattrapera et il ne servira plus
à rien de discuter).
Se
sentir vil, se mépriser.
(Naturellement,
elle aurait préféré mourir. Elle ne se lasse pas de cette idée.)
Elle
flânait.
Mais alors, pourquoi traverser ainsi, impulsivement, la rue?
(Un gage damitié.)
Tapis,
encoignures, napperons ridicules. Elle aura cette grâce : lair
de ne rien attendre. Les cheveux propres, vaporeux.
Elle
est dans un tiroir, le corps très pâle, hyalin, nue sous un drap mouillé.
Ce soir, sous les néons qui clignotent et ronronnent (ces lieux désolés,
presque désaffectés), un homme. Grand, corpulent. Ses traits ne trahissent
ni tristesse ni douleur ; tout au plus a-t-il lair ennuyé.
(Lincendie
de la grande maison, sur la colline. Nous visitions les ruines les
pompiers étaient vite arrivés et, pour avoir lair innocent, nous
nous étions mêlés à la foule des badauds pour demander ce qui sétait
passé...)
Plus
rien ne mempêche dagir, si ce nest limpatience.
Il
ouvre et ferme les tiroirs, dévisage les morts. Défilé de figures cireuses,
bistres, mauves, joues et orbites creusées, les narines pincées. Elle
est inaccessible. Lhomme devient nerveux,
cela complique tous ses gestes.
À
peine entraperçue et pour cela parée des traits
les plus troublants. Je pense à toi, je pense à toi tout le temps ; jendigue.
Je remplis des cahiers, des pages et des pages. Je tente de cerner,
de traverser ou de déduire, je ne sais plus. Il faudrait une trame solide.
Il
y eut un soudain branle-bas, jurons, appels, puis le calme revint. Les
sentinelles disparues.
Mais, sils revenaient?
Javais
des crampes, des remords.
Au
même endroit, un peu de sucre, des taches sombres sur le trottoir, jolis
débris dans le caniveau. Les images (cest là votre souvenir)
remuent un peu, débordent, nous retiennent un moment. Ce coin de rue
où lon ne passe jamais sans émotion, que lon ressent comme
légèrement concave, même si lidée prête à rire... Dailleurs,
nen parler à personne. De son plein gré succomber de nouveau.
En
bas, les outils noirs, lourds. Partout des penderies, des cartons ficelés,
des tréteaux. La resserre, charbon, pommes de terre les
germes mauves translucides tendus vers la lucarne, cet ignoble cabinet,
sale, bancal, menaçant.
En
bas, le porche. Sur un sac. Les orages. Lusine en dents de scie.
Cet été, portes ouvertes (une chaleur exceptionnelle), on voyait les
balles de coton. Sauter dessus. La déception.
(Elle
a souri, levé les yeux au ciel. Pour un peu elle aurait pouffé. Elle
se sentait impatiente, coquine, incestueuse. Il ne sest
rien passé, je ne lai pas permis. Son visage abîmé maurait
rendu malade.)
Il
me fallait ruser, ruser avec labsence. Je me voulais sérieux,
notais chaque détail sur un cahier. Fatras.
On
laura emportée, on la ôtée. Cela nous avait échappé.
Nous aurions dû être plus vigilants (bien sûr), plus intimement liés
au drame, compromis. Il restait ces silences, des indélicatesses. Lacunes.
Je devins plus soucieux, je traversais très prudemment les rues.
Cétait
un soir, un soir de pluie, les lumières nous émerveillaient. Tout était
simple et neuf.
Javais
aussi pensé que je pourrais me reposer ici quelque
temps avant de repartir (ce pays donnait limpression irritante
dêtre à la fois limpide et plein de hâte, abandonné et grouillant
de petites vies confuses, gourmandes, et javais toujours peur,
cela ne mavait pas quitté ; jimaginais la haute
silhouette titubant sous le soleil épais, me suivant à distance avec
des gestes théâtraux).
Ce
soir, lesplanade, lété. Déserte pourtant. Il reste le sillage
de ceux que nous aurions pu côtoyer si lenvie de sortir avait
été plus forte. Notre silence nous étouffe.
Lorsque
je suis revenu, je lai trouvée qui grelottait, assise à la même
place. Je lui parlais encore, elle ne répondait pas. Une laideur obtuse
envahissait ses traits.
Si
cest cela mourir, se fuir obstinément, nier... Elle ne me laisse
aucune possibilité.
Et
nous ne dormons plus, et nous ne mangeons pas ; cela est bien
plus simple.
Ces
forêts contournées, louvoyantes, ces fleuves délicats, ciels pesants
aux nuages de tourbe, nuages échevelés, fous. La jungle. Amas de caisses
éventrées sur la berge. Le premier campement. Ici se nouent les trahisons
originelles, et les renoncements. Ici, ce lent enlisement. Feindre.
Sobstiner à ne considérer les échéances quen termes matériels : vivres,
équipement, porteurs. Cela fit entre eux tous une petite cavité, une
mélancolie. Entre larme et nausée ; incomplétude. Les jours
passaient sans que rien ne changeât. Nous demeurions fébriles, aux aguets.
Les marches épuisantes ny faisaient rien : le soir redevenait
inamical.
Père
est couché à plat ventre sur le sable. Le vent fait claquer les pans
de son habit et rouler son chapeau. Nous savons, sans avoir à le vérifier,
sans aucune envie de le vérifier, que son visage nest plus
quune horrible bouillie où se tordent les vers. Son corps est
sec et très léger creux. Nous pensions que Père était
ailleurs, quil fuyait pour toujours dans la nuit gémissante.
Le
lendemain (mais il ny eut que cette lumière pénible et des coupures,
des moments dabandon, et des incohérences. Nous subissions cela
dans linconfort le plus vif).
Il
sagit de ne pas se laisser gagner.
Jai
regretté ces manquements (errer le regard vide par ces banlieues lointaines
où nul ne répondra à ses questions, à ses hoquets plaintifs. Il est
comme un enfant, sassoit sur le trottoir, ne bouge plus. Il quémande
une cigarette).
Des
incendies se déclaraient ici et là, que nous traversions en riant nerveusement.
Dormir,
pesamment, soigneusement. Sextraire de temps en temps ; pure
nécessité. Puis concéder, admettre, renier, ratiociner.
Mais
il y eut ce malentendu... Je rabâche. Les ruines ; pas même.
Et les jouets, ridicules, boursouflés, écoeurants, insupportables.
Et
je parcours la ville, je marche. Tout est désert, infiniment désert.
Je sais que lon mépie et que lon me désire.
On
a coché le bois, tracé des sentiers rectilignes, amassé des montagnes.
On a disposé de cela avec soin, en respectant les perspectives. (Et
déjà épuiser le registre des observations.)
Jai
passé les barrières, jai traversé des potagers et des pelouses,
des cours dusines. Jai remué la tôle. Je me suis vu traqué,
cerné, humilié. Dans le noir apparaissaient des yeux, des mains et des
bouches méchantes. Je fus saisi et secoué, roué de coups puis emmené
dans une camionnette. Sang, poussière, morve. Je frissonnais.
Ils
pensent que coudoyer la mort les anoblit. Ils sont hautains, et méprisants.
Le
moindre accroc me désespère, me hante des semaines durant. Du coin de
loeil je te surveille. Tu es lasse, affaissée. Tes projets se
dénouent. Je me sens tout à coup soulagé.
Un
fauve maladroit et pelucheux, presque touchant, attendrissant griffes
démesurées.
(Senfuir
dans la nuit cest sortir de soi-même, disiez-vous sentencieusement.)
Elle
goûte peu cette prolixité.
Il
renoua avec des terreurs quil avait cru enfouies,
redevint petit, se mit à trébucher. Il tomba plusieurs fois, sécorcha
les genoux, manqua abandonner, sabandonner rester
là et pleurer.
Mais
aussi sa sueur, cette fibrillation. Jai dormi près de toi, je
lai veillée, bordée. Jamais peut-être ne me suis-je senti si satisfait.
Repus. Les jours étaient pourtant plus grumeleux, grenus et verdelets.
Ils magaçaient les dents.
Désormais
je ne veux plus partager avec eux. Quils restent là tant quils
voudront, disais-je.
Jimaginais
chez autrui une telle délicatesse... Dire le contraire, en espérant
ainsi...
Cela
échoue, visiblement.
De
plus en plus fébrile, elle ne cessait douvrir et de fermer les
tiroirs dune commode où, nous le savions, ne se trouvaient guère
que quelques insectes desséchés et des lambeaux de papier peint. Elle
prétendait chercher quelque chose quelle aurait perdu ici, jadis,
dans cette pièce (nous qui ne possédions rien).
La
mort grotesque est un ours débonnaire ; son étreinte pataude
révèle soudain de longues griffes tièdes, une gueule béante dont les
crocs se referment délicatement sur le crâne du bambin qui continue
de rire. Avec hésitation toutefois. Une nuance de doute inquiet.
Cette
mort est maligne, elle ne cesse de câliner, se délecte (le broiement les
os en esquilles sanglantes est ailleurs ; il
ne faut pas penser que cet oeil malicieux, ces babines sont mensonges,
non : la mort grotesque est pathétique :
elle brise maladroitement ses jouets, sen étonne, sen afflige).
Ailleurs,
les étages affaissés, lescalier effondré, tous recoins adoucis,
plâtre humide tassé, ce danger tendre, naïf.
Elle
a levé les yeux. Son visage est plus jeune, fragile, émouvant, ses yeux
sont pleins de larmes ; je dois me faire violence pour ne
pas me précipiter et la prendre dans mes bras.
(Ses
amis font grand remue-ménage et mempêchent de travailler utilement.)
Jai
résolu cela, jai simplifié.
Ils
avaient tous menti. Comme prévu. Un magnifique quiproquo. Je somnolais ; il
me restait des chances.
Sur
le quai ; se morfondre près des bennes rouillées. Un tas de
poissons morts. Jessaie de me souvenir du trajet quil nous
restait à parcourir. Je ne suis pas sûr, je ne suis jamais sûr. Cela
me contrarie. Un mot me manque, un mot à peine, mais cela brouille les
idées. Battre la semelle dans les embruns et rêvasser tandis que séloignent
les flonflons.
Ces
gens allaient et venaient là autour avec des airs faussement désolés.
Bancals. Vraiment, ils auraient voulu nous aider, apporter un quelconque
soutien, un mot de réconfort. Ils sessuyaient le front avec de
grands mouchoirs à carreaux, sapprochaient, nous regardaient puis
séloignaient en soupirant et en bougeant les bras.
Un
moment assoupi, je me demande sil nest pas mort. Cela arrive.
La peau devient moite, épaisse. Alors je referme la porte, je vais très
calme jusquau téléphone sous lescalier.
Parfois
je me détache, je disparais. Il me faut bien revenir de temps en temps
afin de constater, encore et encore, que ce fut sans effet.
Dans
ma façon de faire quelque chose aussitôt les ennuie, les déçoit. Chacun
de nous espère tant. Nous aurions seulement souhaité que cessât lironie.
Ils prétendent que mes maladresses sont le fruit de patientes manoeuvres,
finissent par me craindre.
Je
ne veux pas sortir, je ne sortirai plus. Trop à faire. Cest si
facile aussi, ouvrir la porte, mettre le nez dehors, se dissiper.
Retrouver les habitudes. Ce fut si difficile à construire, à méticuleusement
préserver. Tout prévoir, imaginer le pire. Doutes. Même mes amis supportent
mal cet examen. Ils se troublent toujours et cela les contrarie. Mais
je sais, aussi, ne pas me rengorger.
Jai
cessé dêtre lui lorsque nous sommes morts. Javançais dans
la grand-rue, je savais que jétais arrivé. Jen oubliais
la soif, lépuisement. Javançais dans la rue, en plein midi.
Le silence mimpressionnait et elle est apparue, la mort grotesque,
et cétait un duel, un duel dérisoire : comme elle sapprochait,
ma vie se retirait. Lorsquelle fut tout près, javais touché
le sol.
Relève-toi, défends-toi, répétait-elle mécaniquement. Mais ma vie sen
allait comme finit une chansonnette. Sa botte contre ma joue meurtrie...
Relève-toi, bats-toi... Elle ne sarrêtait pas. Mes dernières forces
avaient fondu. Jétais allongé sur le sable, le sable me cuisait,
emplissant mes veines, ma gorge, mes poumons comme vermine minuscule.
Je restais là, inerte, indifférent. Cette dissolution fut un soulagement.
La
salle était déserte. Nichées dans les recoins parmi les balayures, les
existences grignotantes. Se mettre à pleurnicher, sans raison particulière.
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