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Pour Patrick Ravella est dabord la montagne. On dit montagne. Vue du dessus, enfin : den haut. Pour autant que nous possédions le pouvoir de nous élever au-dessus du plus haut point de cet endroit. Masse quon devine friable, dun rouge orangé plutôt désagréable, que de nombreux sentiers ont entamée. On ne sait pas pourquoi. Aucune raison de gravir cette éminence. Jadis? Finalement ça nest pas très ancien. À preuve : il y a quelques secondes à peine nous ne distinguions pas les sentiers, les percées... Au reste, il est assez difficile, finalement, dimaginer qui aurait pu sappliquer à pareille tâche. Et si rapidement. Non, ces traces, ces «sentiers» sont loeuvre du hasard ou de notre imagination. Ainsi serait démontrée notre capacité à vaticiner. Il y a pourtant une montagne. Une pyramide tronquée, un bout de quelque chose, extrémité dun os que le vent aura déterré prématurément. Un repère. Nest pas au centre de la vallée, comme on serait tenté décrire, mais : plutôt à gauche ; au fond à gauche. Non loin du peu diffus (nous disons peu car il serait bien sûr à la fois présomptueux et excessif si nous disions le rien ; on pourrait orner le mot dune majuscule mais ce serait alors mentir), brouillard aux volutes très lentes où, en général, personne ne saventure. Si on y met le bras, il narrivera rien ; si on y met la tête on la ressort vidée, et les yeux aspirés. Ceux-là restent muets. On les reconduit jusque chez eux où ils végéteront. Et par deux fois déjà la tentative dévoquer la montagne sest conclue par un évitement. Lauteur a bien conscience de la sottise de lentreprise quil a commencée là (soit dit en passant, il avait loutrecuidance dimaginer quune fois la montagne passée, le reste irait plus facilement) : son peu de métier, son esprit mal formé ne le disposent guère à la concision, non plus quà la limpidité. Le temps passé à traduire ces lignes empêche également lexactitude fine (atroce) dont il a pu rêver. Finalement, se dit-il, cest toujours la même chose : il y a autour de nous des tramways, des dirigeables, de hautes habitations et je narrive pas à mattacher sérieusement à ce monticule rougeâtre que lon distingue à peine, dici. (Du fond du noir des ateliers, les apprentis lèvent la tête. Pour la plupart ils liment du métal, pièces lourdes serrées dans des étaux solidement fixés à dépais établis que lartisan se vante davoir construits lui-même, ou bien son père, et dont lexcès de solidité a quelque chose de ridicule ; ce travail quon leur fait quotidiennement exécuter ne sert à rien ; cela fait simplement partie des vexations imposées les premiers mois dapprentissage ; cela présente aussi lavantage dassouplir le poignet et de muscler le bras ; cela permet, enfin, de révéler les vocations indécises.) La montagne? Rien de secret, rien de mystique. Un rougeâtre terril. Il sy attache, semble-t-il, quelques souvenirs denfance : crâne de boeuf trouvé non loin, dans les sous-sols de bâtiments en construction, et lidée quil y avait un passage, une mine : ouverture carrée à hauteur de visage, wagonnets, équipements divers, abandonnés : la galerie senfonçait abruptement selon une pente qui semblait anormale. Les rails étaient lisses et brillants. Très vite les parois se révélaient ruisselantes, et la lampe insuffisante. On rebroussait chemin. On racontait évidemment lhistoire de celui qui nen est jamais revenu (récit que lun dentre nous tenait de ses parents, au mieux), puis lhistoire de celui qui était revenu, qui avait tout vu, affronté des périls innombrables, etc. Cétait chacun de nous et le récit, au fil des mois, était devenu tellement touffu, enchevêtré, et les versions contradictoires (il y eut des querelles à propos de je ne sais quel détail dérisoire) quil fallut résumer, sous peine de ne plus avancer. Cette fois-ci, se dit-il, cest par en dessous que jai contourné lobstacle! Alors sy affronter : je longe dhypothétiques sentiers, passages que le hasard et les intempéries ont tracés, je magrippe à la roche trop tendre. Cela seffrite entre les doigts, se pulvérise. Cent fois je suis tombé, jai roulé jusquen bas. Cent fois mon corps disloqué a rebondi sur les arêtes. Cent fois jai ragé, juré, montré le poing : cette montagne-là, on ne peut y grimper : le pied senfonce, la main happe le vide. Un tas de sable sec, rouge, miraculeusement debout. Ceux dici rient des benêts qui sapprochent ainsi. Linutilité même : un voyage (et rien ne nous fut épargné : trajets harassants dans des trains bondés, crasseux et essoufflés, escroqueries, marchandages sans fin, hostilité, vermine, plaies suintantes aux jambes) mûri jadis, projet dont lorigine est gommée. Chacun, à des moments différents, sest équipé, a salué sa famille et ses quelques amis, sest lesté dun sac à dos dont le contenu, judicieusement choisi lors de longues soirées passées à cocher des listes, à relire pour la nième fois le petit paragraphe quun guide touristique périmé consacre à cet endroit, sest révélé très vite inadapté. On a cru pouvoir procéder à des échanges mais cela amusait, sans plus, les lascars à qui lon proposait. On nosait pas jeter, pour diverses raisons ; on se sentait condamné à emporter léquipement jusquau bout, en espérant secrètement quà un moment son caractère pertinent apparaîtrait. Et de se rengorger à lavance... Le retour nen est pas moins écourté : la plupart se placent chez des paysans du cru. Comme pour expier ils recherchent les tâches les plus rudes, refusent quon les paie, se nourrissent des restes et couchent à même le sol. Pour se distraire, on les marie parfois à une idiote ; puis on les renvoie chez eux costumés en mariés et le retour en ville se solde bien souvent par un scandale affligeant, suivi de longs et tortueux procès, et lintéressé de finir en prison, et sa seconde épouse dans une institution spécialisée. En prison il subira, avec une répugnante résignation, les tourments que lui infligeront quotidiennement les gardiens et les autres détenus. Lorsquils recouvrent la liberté ils ne sont plus que des épaves et sen vont croupir dans les quartiers de la Basse-Ville. Cette montagne-là, que même la photographie a du mal à saisir (le climat de ces régions est humide : un brouillard épais règne presque en permanence), que nombre de conversations évitent soigneusement (à tel point que le mot "montagne" nest presque jamais prononcé, de même que la couleur orange pourrait passer pour inconnue chez nous nétait cette masse floue, cette tache criarde vibrant là-bas, pour peu quon y porte les yeux), cette montagne-là, et malgré tout ce qui pourrait tendre à faciliter lévitement (impossibilité de fixer ce quon a devant soi, quon ne pourrait deviner que latéralement, à la limite du champs de vision cette obnubilation), il faudra bien quon sen saisisse, quon lexamine. La fatigue aidant, on remet à demain. Demain, dit-on, demain jen aurai le coeur net. Dailleurs tout est en place. Ils essaient par les airs ; après avoir survolé la montagne à bord daéroplanes, ce sont des dirigeables qui savancent, avec lenteur et majesté comme il se doit. On se place à laplomb du sommet, on envoie une sonde ; cest décidément très friable : même la corde senfonce dans la roche. On croit déceler des vestiges, des constructions. Ça doit être très vieux. On descend les « volontaires » à laide dun treuil. Oscillant comme des pendus ils effleurent le sol que leurs brodequins entament. Ils regardent. Tout est usé, érodé, arrondi. On ne peut pas faire grand chose. Comme prévu, les photographies se révéleront décevantes, illisibles. Quelques mois plus tard une autre expédition est décidée. Ils redescendent au bout des câbles. Ils ont revêtu des scaphandres et communiquent par radio. Ils atteignent le sommet de la montagne, senfoncent ; on continue de dérouler les câbles et déchanger des phrases courtes, des plaisanteries anxieuses. Le quartier-maître a pâli. Il calcule mentalement, bloquant le treuil, et crie dans le petit micro carré. Cest un grésillement ténu qui lui répond. Il se tourne vers les autres : Ils sont en dessous de la surface du sol! On secoue le micro, on le tapote. Les grésillements dans le haut-parleur sont de moins en moins perceptibles. On remonte rapidement les explorateurs. " Les scaphandres ne sont pas remontés ", voilà ce quils diront au retour, incapables dévoquer linfecte petite chose racornie trouvée à lintérieur de la carcasse et le fait que les scaphandres, eux, semblaient comme dotés dune existence autonome... Lentement, très lentement, imperceptiblement, ils semblaient essayer de "sen aller". Les grésillements dans la radio narrêtaient plus. Après quelques heures de délibération au cours de laquelle toute la réserve dalcool fut consommée, ils les ont descendus de nouveau, leur ont dit gentiment au revoir et ont coupé les câbles.
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