Contemporains |
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Histoires drôles de guerre. |
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Sarajevo, décembre 1995. |
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30 novembre 1995 Pour se rendre à Sarajevo, lHercule est un moyen commode, mais bruyant. Le sergent-chef sort un paquet de cigarettes de la poche latérale de son treillis, en retire deux et ôte les filtres quil place dans ses oreilles. Le froid augmente à mesure que les certitudes diminuent et que séloignent les champs familiers, la douceur. Je change ma respiration. Après trois ans et demi de siège, en ce lieu loxygène règle autrement sa nature. La campagne, bleuie des casques, perd le vert de vue et les arbres. Laéroport de Zagreb étale sa plaine rase en avant-propos à celui de Sarajevo aux sacs de sable troués, aux armures blanches, au E qui manque, à tous ses trous autour. 1er décembre 1995 La survie est inventive.
On trouve maintenant des choux partout : dans les cimetières, les anciens
jardins publics, les ruines ; des tomates, me dit-on, au printemps à tous les
balcons. La lutte aurait besoin de la rondeur placide du chou : il fait, près
de la tombe, comme la tête qui serait restée là pour en rire. 2 décembre 1995 Jenseigne le français aux étudiantes de luniversité. Je leur propose aujourdhui des exercices concernant la concordance des temps. Complétez les phrases suivantes par une subordonnée complétive : « on croyait », « nous pensons », « un haut parleur annonce », « on avait prévu » Aux principales les plus vagues qui soient répondent déloquentes propositions : On croyait que la
guerre finirait bientôt. 3 décembre 1995 Les ruines, dans les villes en guerre, semblent être le signe dune accélération de lhistoire qui ne laisse pas le temps aux pierres de mourir. Si lon peut trouver belles les ruines antiques, cest quelles se montrent fidèles à notre volonté de perception du temps qui passe. Là, les trous me narguent ; ils ne laissent de place quà labsence. Jai envie de mettre des visages dedans. Ils sont la mémoire du présent triste. Au commencement, je regarde ces trous méthodiquement, avec le besoin de voir après avoir su. Maintenant, ils mangoissent ; je trébuche ; je perds le fil dune parole continue. Seul le carnet aux bribes mimétiques, aux espaces blancs comme de la cervelle, peut rendre compte de cette ville en haillons. Ni le récit ni lanalyse ne décident de la perte monumentale. Près des trois quarts de la population ont fui. La cité est le crâne sans yeux des vanités dont on a pu avoir besoin, parfois, pour penser à la mort. Plus elle est regardée du monde entier, moins elle voit. 4 décembre 1995 Sil nest pas
possible de siffler à Sarajevo le son quémettent les grenades en
tombant il est permis dêtre gai. Plus que les marchandises, les
histoires circulent où lon se moque de soi-même et des autres. Mujo et Suljo sont
les deux Bosniaques typiques qui incarnent toutes les figures de ces histoires.
Naturellement, ils sont ou ont été soldats. Grivoises ou simplement cyniques, ces
blagues recouvrent toujours dautres histoires vers lesquelles on va un moment, les
histoires vraies à soi, les souffrances dont le récit ne mappartient pas.
Certaines anecdotes sont tournées vers lextérieur. Elles font rire aussi parce
quelles semblent dessiner une identité relative de la guerre. La guerre semble en
train de sachever. Mujo rencontre Suljo : Mujo et Suljo sont cette
nuit en faction au bord de la Miljacka, chargés du poste de garde 34. Il est dix heures
moins dix. Lheure du couvre-feu approche. Un homme passe. Mujo larrête,
charge son arme et fait feu. Pourquoi ny a-t-il
pas de cas de Sida chez les Serbes ? Dix ans plus tard, les
Américains, les Russes et deux Serbes se retrouvent sur la lune et se disputent
lattribution du territoire. 5 décembre 1995 Un peu avant dix heures,
chaque soir, en foules vagues et rares, les gens rentrent chez eux. Les rues noires
saniment de ces mouvements pressés, plutôt silencieux. Être encore dans la rue
après la tombée du couvre-feu garantit de façon presque certaine de passer la nuit au
poste. Au moins est-ce chauffé, mexplique un homme en riant. 6 décembre 1995 Il paraît aisé, dans ces conditions, de trouver rapidement du confort : une douche chaude est toujours une surprise. Lorsque je propose à Amela et à Aida de sortir ce soir, elles déclinent mon invitation car elles ont décidé de se laver les cheveux. Je me joins à cette partie de boîtes de conserve que nous vidons à tour de rôle et ensemble sur nos cheveux. Dans un monde sans mouvement, tout prend un temps oublié. Le temps quil faut aux pieds pour se réchauffer, le soir, dans un lit. Le temps quil faut pour écrire une lettre avec une bougie et des doigts gourds. Le temps quil faut réserver et perdre pour les actes les plus simples, le temps non compris, le temps des choses qui ne prennent pas de temps. Il en émane une sorte de tranquillité, où le temps finit par ne compter pour rien. On na pas grand chose à faire et on le fait minutieusement. 7 décembre 1995 Entre hier soir et
aujourdhui, jai rencontré deux personnes qui avaient été sauvées par des
Serbes. 8 décembre 1995 Plus que les guérites qui abritent les vigiles, plus que les baraquements de la Forpronu, les quelques restaurants font savoir que la ville est encore dans la guerre. Chez Indi, on ne rencontre pas de Bosniaques. On y parle surtout anglais, un peu français ou espagnol. On y mange à soi seul pour le salaire mensuel dun fonctionnaire local. Une pizza, deux verres de vin : seize marks. Personne naime cet endroit mais tout le monde y va : bérets bleus et caméras. Jy invite Fahrudin, un des professeurs de français de luniversité, qui surprend la serveuse en lui parlant sa langue. Là, les fenêtres ne sont pas déchirées et rarement la lumière vacille. Il nest question que de la guerre vue de bien proche et de bien loin, interprétée, expliquée, ressassée dans tous les langages. On y traduit des articles de journaux, on les commente, on parle bas car, ici, les murs ne sont quoreille. Cet endroit sera triste quand la ville ne le sera plus. Cet endroit na pas dintérêt à voir la guerre finir. 9 décembre 1995 Dans les locaux froids
de lancien fonds national pour la recherche scientifique, nous lisons lÉtranger
à haute voix. Les étudiantes sont arrêtées par le mot « trêve ». Je tente
de le leur expliquer simplement. Il y a la guerre, dis-je, et il y a la paix. Entre les
deux, il peut y avoir des périodes de trêve. La paix se comprend sans
adjectif ; la trêve est longue, ou brève, toujours provisoire. Elles
acquiescent et lune ajoute, comme lautre jour à propos des paysages mornes
que traversait Meursault en se rendant à lenterrement de sa mère, « nous
savons très bien ce que cest ». 10 décembre 1995 Les Français de Sarajevo se distinguent des autres Français qui se rendent à Sarajevo par un désir dassimilation ethnique. Ils souffrent dans leur esprit de ne pas être Bosniaques et ont engagé leur corps dans la ville en guerre. Ils naiment pas ceux qui passent et ont peur, parfois, de ceux qui restent, mais leur action est réelle et doit être admirée. Ce qui frappe, dans leur engagement, cest dabord son caractère référentiel : Sarajevo est leur guerre dEspagne. Cest ensuite la volonté disolement, labsence totale dautre cause, le désintérêt pour ce qui se passe, au même moment, en France. Je me pose la question pour moi-même. Jai alors très envie de lire les journaux et de rentrer à Paris. Pour des tas de raisons dont quelques bonnes. Quest-ce qui fait ainsi désirer se placer dans des situations extrêmes ? En reconnaissant quon le fait pour soi-même, on diminue certes la portée du don, mais on la comprend mieux. On gêne moins, finalement. 11 décembre 1995 Medina, Mirna et Aida, étudiantes en première année, minvitent à boire une bière au café Obala. Nous parlons langlais, plus propice à lexpression de leur gaieté. Elles me posent des questions, me racontent leurs amis toujours mobilisés, me demandent ce que fait, exactement, la Haute Cour de justice de La Haye, inventent, en riant beaucoup, les pires supplices quelles aimeraient voir infliger au général Mladic et à Karadjic. Cest alors que Mirna sinterrompt pour me poser cette question : « Do you think we are barbarians ? » Je lui réponds que si le barbare est celui qui vient de lextérieur, alors, cest moi qui suis, parmi elles, barbare. Mais je sais bien quelle pense à la cruauté sauvage quon qualifie aujourdhui de barbare. Je comprends ainsi quelle se sent appartenir à un pays unique, où agresseurs et agressés ne font quun, quelle craint sa propre violence. Je trouve beau ce doute soudain ; il vient déranger un moment les idées claires quon se fait quand on arrive ici, au beau milieu. 12 décembre 1995 Dans le Transal qui décolle ce matin de Sarajevo, je repense à ce petit garçon de Dobrinja qui, habitant près de laéroport, sexclama un jour en voyant un avion militaire décoller : quelle chance il a cet avion ! La petite histoire ma mis les larmes aux yeux lorsque Andrej me la racontée. Mais maintenant, je nai plus du tout envie de pleurer tant je suis contente davoir réussi à partir, malgré les torrents de neige et le brouillard, tant je suis contente de partir pour rentrer. Je suis la seule civile dans lavion qui vient de décharger cinq palettes de nourriture à destination des Sarajéviens. Je me sens un peu écurée, à ce moment-là par laide humanitaire. Un sous-officier je ne parviens toujours pas à déchiffrer les barrettes me propose de laccompagner dans le cockpit. Lavion approche dAncône et sapprête à plonger dans la mer. 13 décembre 1995 Après avoir été
paraphés à Dayton, dans lOhio, les accords de paix seront signés demain à Paris.
La France est dans un drôle d'état et lon ny pense guère à la paix. C est
aujourdhui un point commun entre les deux capitales, de penser à autre chose. |
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