Textes | ||||||||
Questionnaires | ||||||||
| Les histoires d'enfance Christophe P.
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| Christophe P., homme, né en 1959, conseiller technique. De la première fois quon ma placé à lécole maternelle (je ne devais guère avoir plus de trois ans), je me souviens seulement du chemin, boueux et cabossé, qui traversait plus ou moins un camp de gitans. Cest là quun gros garçon dégourdi et autoritaire ma appris à manger mes crottes de nez. La première fois fut comme une transgression, un court vertige vite dissipé. Lacte devint rapidement machinal, mais resta secret. A peu près au même âge, pour Noël (ou mon anniversaire), Salvador mavait offert un énorme cadeau, un gros paquet que jeus grand mal à déballer : paquets, ficelles, papiers, je ne cessais de dépiauter le paquet qui devenait de plus en plus petit... jusquà découvrir un martinet. Frustré, furieux, en larmes, je frappais Salvador qui riait sans pouvoir sarrêter. Vers lépoque des crottes de nez, jai aussi goûté mon urine. Lidée était fort simple : nous buvions aux repas de la citronnade, que ma mère confectionnait en plongeant des citrons dans de leau bouillante quelle laissait refroidir ensuite, et je pissais jaune. Une logique évidente. Un jour, la citronnade fut remplacée par de la menthe, du sirop de menthe. Ravi, jimaginais que jallais pisser vert ; ça changerait. Non. Jaune. Alors jai pissé sur mon doigt et jai sucé mon doigt et déconvenue suprême ce que jimaginais sucré était salé. Il ma alors fallu faire un violent effort intellectuel afin de rompre cette relation cause-effet que je tenais jusquici pour naturelle et indubitable. Mon père avait passé des heures à me fabriquer un pistolet (un revolver) en bois mes parents nétaient sans doute pas assez riches pour macheter un jouet que jai perdu aussitôt. Malgré de longues recherches, dans les herbes, près du ruisseau, et dans les fossés, je nai jamais remis la main dessus. Bien sûr, mon père nétait pas content. Quant à moi, joscillais entre le dépit et lincompréhension totale : comment cet objet avait-il pu disparaître? Ma mère ma raconté trente ans plus tard que je laurais échangé contre une grenouille, qui maurait échappé aussitôt, mais je ny crois quà moitié. Au bar (sans alcool) que tenaient mes parents à Nancy, rue Sainte-Anne, un jeune homme (cétait à lépoque, pour moi, un membre du corps indistinct des adultes) ma appris à dessiner un profil de bonhomme à la six-quatre-deux : le six dessine loeil et le front, le quatre, dessous, forme le nez, et le deux une bouche ouverte et un menton pointu. Quand on me montrait une astuce de ce genre, javais limpression dapprendre des choses fondamentales, comme un secret enfin transmis. J'aimais bien faire fondre des pailles en plastique contre le hublot de la chaudière : le tube se racornissait, se recroquevillait, se réduisait à rien sans même salir le hublot brûlant. Au zoo de Nancy, il y avait un vieux lion qui du diable si je me souviens aujourdhui comment il sy prenait pissait sur les visiteurs. Il attendait que les gens soient assez nombreux, et les aspergeait dun jet puissant quon disait fort puant. Je nen ai jamais reçu. Les habitués attendaient, un peu à lécart, que les visiteurs naïfs se fassent arroser. Le souvenir du premier trouble sexuel, vers mes 4 ans, se résume à ceci : avant de mendormir, je me suis amusé à fourrer un mouchoir dans mon pantalon de pyjama, comme pour me mettre une couche. Je me suis senti très troublé et, le matin, javais très peur davoir oublié de retirer le mouchoir de mon pantalon, et que ma mère saperçoive de quelque chose ... Le second trouble sexuel, et presque un traumatisme, est le suivant : on mavait laissé, à létage, devant lé télé, où passait un film de guerre. Cétait, je crois, la fin du film : des prisonniers, plusieurs hommes et une femme, en chemises blanches et pantalons noirs (la télé était en noir et blanc, certes, mais je rapporte ma perception), sont conduits dans une sorte de souterrain, on les ligote à des poteaux et des hommes en uniforme (des allemands?) les fusillent les uns après les autres. Je me souviens parfaitement avoir été, après avoir cru un instant que tous seraient sauvés par un Zorro hypothétique, convaincu que la femme ne serait pas tuée. Elle fut la dernière fusillée et, comme les autres, se tordit sous les balles. Je crois avoir crié, ou pleuré, en même temps que je ressentais un trouble et très vif sentiment de plaisir sale . Frédéric Jalabert, homme, né en 1969, formateur informatique. Le seul souvenir que jaie est quand ma mère a accouché de mes frère et sur jumeaux. Il y avait plein de flaques à travers lappartement, ma mère était affolée, et elle me demandait de courir chercher les voisins. Spaak ! Cétait le nom du chien de ma grand-mère, un nom dhomme politique, un Belge des années cinquante. Il (le chien !) était abrité dans une niche en bois plantée au bord du vivier, un grand vivier entièrement recouvert de lentilles vertes. En avant du vivier, était le trou dobus dans lequel nous jetions tout lordure imputrescible, les déchets solides : berlingots tout aplatis et transparents de sunsilk ou de dop, assiettes cassées, bouteilles vides de quintonine Spaak en était aussi le gardien. Cétait un chien au poil noir et court avec une allure de chien de chasse, dépagneul. Personne ne lemmenait à la chasse. Cétait un très bon aboyeur. Je ne sais ce quil est devenu, ou plutôt, quand, comment il est mort. Je me le rappelle le nez en lair, regardant un maçon vider un litre de bière bock blonde au goulot. Les maçons reconstruisaient la maison qui avait été détruite par la guerre, les Anglais, je crois. Dans lattente de leur maison, ma grand-mère, Rachel Martel et Fleury Verbrugghe, son mari qui était à la fois mon grand-père et mon parrain, avaient été relogés dans un baraquement très provisoire planté devant le trou dobus. Cest là aussi que vécurent mes parents pendant deux années après leur mariage. Cest dans cet abri aux planches badigeonnées de goudron noir que je suis né, que jai passé les premières années de ma vie. Après le déménagement de mes parents, linstallation de mes grands-parents, je suis souvent revenu près du vivier explorer le trou dobus. Une ligne de saules têtards avait été plantée tout le long du vivier, entre la maison et le baraquement. On avait transféré la niche de Spaak plus près de la maison neuve. Tous les trois ans, lhiver, à la période des gelées, mon grand-père étêtait les saules et je lobservais, maniant la serpe. Jécoutais le bruit des grosses branches qui sabattaient sur la surface dure du vivier, sur la glace qui emprisonnait les lentilles. Jessaie vainement de me souvenir. Je ne sais plus si Spaak était encore là aboyant au ciel en remuant sa chaîne. |
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