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Les histoires d'enfance

Christophe P.
Frédéric Jalabert
Lucien Suel

 

 
 

 

pointr.gif (57 octets) Christophe P., homme, né en 1959, conseiller technique.

pointg.gif (57 octets) De la première fois qu’on m’a placé à l’école maternelle (je ne devais guère avoir plus de trois ans), je me souviens seulement du chemin, boueux et cabossé, qui traversait plus ou moins un camp de gitans. C’est là qu’un gros garçon dégourdi et autoritaire m’a appris à manger mes crottes de nez. La première fois fut comme une transgression, un court vertige vite dissipé. L’acte devint rapidement machinal, mais resta secret.

pointg.gif (57 octets) A peu près au même âge, pour Noël (ou mon anniversaire), Salvador m’avait offert un énorme cadeau, un gros paquet que j’eus grand mal à déballer : paquets, ficelles, papiers, je ne cessais de dépiauter le paquet qui devenait de plus en plus petit... jusqu’à découvrir — un martinet. Frustré, furieux, en larmes, je frappais Salvador qui riait sans pouvoir s’arrêter.

pointg.gif (57 octets) Vers l’époque des crottes de nez, j’ai aussi goûté mon urine. L’idée était fort simple : nous buvions aux repas de la citronnade, que ma mère confectionnait en plongeant des citrons dans de l’eau bouillante qu’elle laissait refroidir ensuite, et je pissais jaune. Une logique évidente. Un jour, la citronnade fut remplacée par de la menthe, du sirop de menthe. Ravi, j’imaginais que j’allais pisser vert ; ça changerait. Non. Jaune. Alors j’ai pissé sur mon doigt et j’ai sucé mon doigt et — déconvenue suprême — ce que j’imaginais sucré était salé. Il m’a alors fallu faire un violent effort intellectuel afin de rompre cette relation cause-effet que je tenais jusqu’ici pour naturelle et indubitable.

pointg.gif (57 octets) Mon père avait passé des heures à me fabriquer un pistolet (un revolver) en bois — mes parents n’étaient sans doute pas assez riches pour m’acheter un jouet — que j’ai perdu aussitôt. Malgré de longues recherches, dans les herbes, près du ruisseau, et dans les fossés, je n’ai jamais remis la main dessus. Bien sûr, mon père n’était pas content. Quant à moi, j’oscillais entre le dépit et l’incompréhension totale : comment cet objet avait-il pu disparaître? Ma mère m’a raconté trente ans plus tard que je l’aurais échangé contre une grenouille, qui m’aurait échappé aussitôt, mais je n’y crois qu’à moitié.

pointg.gif (57 octets) Au bar (sans alcool) que tenaient mes parents à Nancy, rue Sainte-Anne, un jeune homme (c’était à l’époque, pour moi, un membre du corps indistinct des adultes) m’a appris à dessiner un profil de bonhomme à la six-quatre-deux : le six dessine l’oeil et le front, le quatre, dessous, forme le nez, et le deux une bouche ouverte et un menton pointu. Quand on me montrait une astuce de ce genre, j’avais l’impression d’apprendre des choses fondamentales, comme un secret enfin transmis.

pointg.gif (57 octets) J'aimais bien faire fondre des pailles en plastique contre le hublot de la chaudière : le tube se racornissait, se recroquevillait, se réduisait à rien — sans même salir le hublot brûlant.

pointg.gif (57 octets) Au zoo de Nancy, il y avait un vieux lion qui — du diable si je me souviens aujourd’hui comment il s’y prenait — pissait sur les visiteurs. Il attendait que les gens soient assez nombreux, et les aspergeait d’un jet puissant qu’on disait fort puant. Je n’en ai jamais reçu. Les habitués attendaient, un peu à l’écart, que les visiteurs naïfs se fassent arroser.

pointg.gif (57 octets) Le souvenir du premier trouble sexuel, vers mes 4 ans, se résume à ceci : avant de m’endormir, je me suis amusé à fourrer un mouchoir dans mon pantalon de pyjama, comme pour me mettre une couche. Je me suis senti très troublé et, le matin, j’avais très peur d’avoir oublié de retirer le mouchoir de mon pantalon, et que ma mère “ s’aperçoive de quelque chose ”...

pointg.gif (57 octets) Le second trouble sexuel, et presque un traumatisme, est le suivant : on m’avait laissé, à l’étage, devant lé télé, où passait un film de guerre. C’était, je crois, la fin du film : des prisonniers, plusieurs hommes et une femme, en chemises blanches et pantalons noirs (la télé était en noir et blanc, certes, mais je rapporte ma perception), sont conduits dans une sorte de souterrain, on les ligote à des poteaux et des hommes en uniforme (des allemands?) les fusillent — les uns après les autres. Je me souviens parfaitement avoir été, après avoir cru un instant que tous seraient sauvés par un Zorro hypothétique, convaincu que la femme ne serait pas tuée. Elle fut la dernière fusillée et, comme les autres, se tordit sous les balles. Je crois avoir crié, ou pleuré, en même temps que je ressentais un trouble — et très vif — sentiment de plaisir “ sale ”.

pointr.gif (57 octets) Frédéric Jalabert, homme, né en 1969, formateur informatique.

pointg.gif (57 octets) Le seul souvenir que j’aie est quand ma mère a accouché de mes frère et sœur jumeaux. Il y avait plein de flaques à travers l’appartement, ma mère était affolée, et elle me demandait de courir chercher les voisins. 
Je me rappelle qu’ensuite mon grand-père est venu la chercher, car mon père travaillait. Il avait couvert les sièges de sa voiture de serviettes pour éviter que ma mère les tache avec ses eaux. 
La dernière image : je suis sur le balcon de mes grands-parents, je regarde pour voir si ma mère rentre jusqu’à ce que ma grand-mère m ‘appelle pour le goûter.

pointr.gif (57 octets) Lucien Suel

pointg.gif (57 octets) Spaak ! C’était le nom du chien de ma grand-mère, un nom d’homme politique, un Belge des années cinquante. Il (le chien !) était abrité dans une niche en bois plantée au bord du vivier, un grand vivier entièrement recouvert de lentilles vertes. En avant du vivier, était le trou d’obus dans lequel nous jetions tout l’ordure imputrescible, les déchets solides : berlingots tout aplatis et transparents de sunsilk ou de dop, assiettes cassées, bouteilles vides de quintonine… Spaak en était aussi le gardien. C’était un chien au poil noir et court avec une allure de chien de chasse, d’épagneul. Personne ne l’emmenait à la chasse. C’était un très bon aboyeur. Je ne sais ce qu’il est devenu, ou plutôt, quand, comment il est mort. Je me le rappelle le nez en l’air, regardant un maçon vider un litre de bière bock blonde au goulot.

Les maçons reconstruisaient la maison qui avait été détruite par la guerre, les Anglais, je crois. Dans l’attente de leur maison, ma grand-mère, Rachel Martel et Fleury Verbrugghe, son mari qui était à la fois mon grand-père et mon parrain, avaient été relogés dans un baraquement très provisoire planté devant le trou d’obus. C’est là aussi que vécurent mes parents pendant deux années après leur mariage. C’est dans cet abri aux planches badigeonnées de goudron noir que je suis né, que j’ai passé les premières années de ma vie.

Après le déménagement de mes parents, l’installation de mes grands-parents, je suis souvent revenu près du vivier explorer le trou d’obus. Une ligne de saules têtards avait été plantée tout le long du vivier, entre la maison et le baraquement. On avait transféré la niche de Spaak plus près de la maison neuve. Tous les trois ans, l’hiver, à la période des gelées, mon grand-père étêtait les saules et je l’observais, maniant la serpe. J’écoutais le bruit des grosses branches qui s’abattaient sur la surface dure du vivier, sur la glace qui emprisonnait les lentilles.

J’essaie vainement de me souvenir. Je ne sais plus si Spaak était encore là aboyant au ciel en remuant sa chaîne.

 

 

 

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