Présent au Festival du nouveau cinéma avec son nouveau film 9 doigts, F.J. Ossang s’est entretenu avec Alexandre Fontaine Rousseau.
Dans Mercure insolent, vous écriviez « je filme le moins possible – l’image est un cancer… » Est-ce que c’est ce qui explique qu’il ait fallu attendre sept ans entre Dharma Guns et 9 doigts?
Non. Bizarrement, ça s’est fait rapidement. Enfin, pour moi. Dharma Guns est sorti en salles en 2011, puis un coffret DVD de mes films précédents a été publié par Agnès b. et Potemkine en France. Puis, en 2012, j’ai écrit Mercure insolent avant de me lancer dans l’écriture du scénario de 9 doigts. Écrire le livre m’avait fait réfléchir sur le cinéma – et je me suis lancé, ça me paraissait un peu suicidaire, dans une histoire maritime. De toute façon, il y a dans tous mes films depuis Le trésor des îles chiennes un vaisseau-fantôme quelque part dans un coin. Ça s’est donc fait très vite, en un an environ. Début 2014, j’avais même obtenu une avance sur recette – ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant. J’ai ensuite été finaliste pour Arte mais le projet n’a pas été sélectionné, j’ai gagné le prix Eurimages mais nous n’avons pas reçu d’argent… et il a fallu trouver d’autres sources de financement. Nous avions un budget limité, environ un million d’Euros, mais je tenais absolument à ce que le film soit tourné en pellicule. Psychanalytiquement parlant, je crois que j’ai écrit le film pour ne pas céder. J’aurais été très triste qu’il se fasse autrement. Peut-être que, quand je serai vieux, je tournerai des films en numérique… mais je ne vois absolument pas ce que 9 doigts aurait gagné à être fait en numérique. Nous l’avons tourné en six semaines, au rythme de la pensée. Nous l’avons fait à la vitesse de la conception humaine.
Le film se déroule dans un univers irradié et j’ai l’impression que l’image argentique crée un rempart. Elle protège en quelque sorte le film de cette modernité qu’il semble craindre, comme une sorte d’abri nucléaire.
Le cinéma, c’est la lumière. Or, le numérique fonctionne par l’entremise de capteurs. Il n’y a plus de réalité chimique ou optique. Mais je crois surtout qu’on ne fait pas les mêmes films. C’est la métaphysique du cinéma qui n’est plus la même. L’éthique est différente. Je ne sais plus qui disait ça, mais il n’y a que deux cinémas : le cinéma du visage et le cinéma du paysage. Le noir et blanc est idéal pour les acteurs mais pour les paysages aussi, car il permet de déterritorialiser… et le noir et blanc est beaucoup plus économique, sur le plan artistique. Du temps où l’on faisait des grands films, du temps de Jacques Tourneur par exemple, il fallait beaucoup plus d’argent pour qu’un studio autorise un cinéaste à tourner en couleur. Je pense toujours mes films en fonction des costumes et des décors. Dès que j’ai les espaces, que je sais où je filme, les choses débloquent. À cet égard, mes films sont toujours compliqués. Car il y s’y opère toujours une transposition, une translation… c’est un état second mais ce n’est pas non plus complètement second. Alors le noir et blanc permet d’induire cet état, de déterritorialiser. S’il faut qu’il y ait quatre voitures noires et que j’en ai une marron, une violette, une bleue et une noire – ça y est! On a les quatre voitures noires de l’usine de la mort! (Rires)
D’autre part, la pellicule impose une discipline différente. On a une à trois prises. Le cinéma, quand c’est un art, est un art collectif… et c’est très tendu, quand on a des moyens limités. On le sent sur le plateau. Mais cette pression fait que le plan que l’on obtient est parfois meilleur que celui auquel on avait rêvé. Depuis Silencio, Ciel éteint! et Vladivostok, j’essaie de revenir à une sorte d’enfance de l’art, à un truc assez essentiel. Mais je voulais en quelque sorte boucler la boucle, en revenant à la mer. Sur le plan de l’inspiration, cependant, c’est un film qui puise beaucoup dans la littérature – que ce soit Joseph Conrad, Lautréamont ou Edgar Allan Poe, qui me plaît de plus en plus et que j’essaie de relire à tous les ans. Il y a dans la plastique du film quelque chose de saturé qui évoque pour moi la fin du 19e siècle… et le navire se nomme le Marryat, un clin d’oeil au capitaine Frederick Marryat qui est l’un des premiers à avoir écrit, en 1839, un récit de vaisseau-fantôme. Je voulais aussi que ce soit un film de science-fiction à l’envers. Dans la science-fiction, on met des vaisseaux dans de grands vides noirs – alors qu’ici c’est un peu l’inverse!
Le film effectue un glissement très intéressant d’un genre à l’autre, puisque qu’il débute sur le territoire du film noir et se déplace vers le registre de la science-fiction. C’est un véritable « passage »…
Oui! Dès que les personnages traversent le premier tunnel, dans la tempête, ils passent dans un autre monde. Le film est divisé en trois actes, ou trois mouvements. Le premier mouvement est de l’ordre du film noir melvillien. Melville est un cinéaste que j’apprécie de plus en plus. Sa poésie m’apparaît de plus en plus évidente. C’était aussi un acteur, un producteur et un réalisateur – il fabriquait vraiment ses films lui-même. Il y a aussi, chez lui, une espèce d’américanité décalée qui est absolument fascinante. C’est frappant, ne serait-ce que dans sa manière de filmer les voitures. Il était complètement fou! Au crépuscule, il emmenait sa femme en voiture sur la route d’Orly et lui disait : « tu vois chérie, l’Amérique c’est ça! » (Rires) Ses films, au final, sont bien mieux que les modèles qui l’ont inspiré. Les abrutis disent que ce n’était qu’un technicien qui faisait de la décalque, mais son monde est une espèce d’utopie. Un flic, son dernier film, est absolument brillant. C’est un grand poète du Paris nocturne, de la zone.
Pour en revenir à 9 doigts, suite à cette fuite on bascule dans le film d’aventure maritime – et, dans le troisième mouvement, il ne reste plus qu’à essayer d’évacuer ce lent décalage qui ne se contrôle plus du tout, en quittant ce véhicule qui dérive dans le temps et dans l’espace. Est-ce que c’est la mer elle-même qui est démente, qui les manipule? Est-ce que c’est le temps lui-même? Je ne veux pas tout dire. Je crois qu’il faut laisser au spectateur, qui est souvent plus intelligent que le réalisateur, la chance de répondre à ces questions. Mais c’est vrai qu’au bout du compte, on se retrouve dans une dimension qui est ouvertement fantastique. Cette mutation possède quelque chose de baroque. Mais, à mes yeux, le film est aussi très eustachien. J’ai récemment revu La maman et la putain et Eustache y filme vraiment la parole. C’est quelque chose que j’ai voulu explorer. On est toujours dans des corridors, les gens parlent, parlent… et je trouve que dès que Pascal Greggory apparaît à l’écran, on atteint un autre niveau. Ça a été difficile, pour lui. Parce qu’il avait beaucoup de texte. On se trouve tout à coup dans une sorte de transactualité que je trouve fascinante. Parce que je n’avais pas écrit le film en pensant au terrorisme actuel. Mais tout à coup, dans ces instants, le film change complètement de niveau d’interprétation. Il mute, si on veut, et je trouve ça très intéressant.
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