« Dharma guns » : Voyage dans une « interzone »
La rareté sied bien à F. J Ossang. Trois ans après son dernier court-métrage, Ciel éteint, quatorze ans après son dernier long, Docteur Chance, le réalisateur français revient au cinéma avec un bel oxymore en guise de titre (littéralement : « Les Fusils de l’enseignement du Bouddha« ), et un style qui n’a rien perdu de sa puissance d’évocation : compositions plastiques d’une beauté entêtante, associations énigmatiques de textes, d’images, de sons, ancrage dans une mythologie personnelle du cinéma qui tire des cordes entre l’expressionnisme muet et la nouvelle vague sans s’interdire des incursions chez Guy Debord ou David Lynch, entre autres. Dharma Guns s’ouvre sur un premier plan étonnant, un lac filmé à la lisière de l’eau, laquelle vient trancher l’espace en son milieu comme le faisait le rasoir sur l’oeil dans Un chien andalou. Baignés dans la lumière chaude d’un après-midi d’été, deux espaces symétriques se répondent : le haut et le bas, le gazeux et le liquide, le sonore et le silencieux…. Le film qui s’annonce est un voyage dans une « interzone » – les limbes où flottent les âmes suspendues entre la vie et la mort.
Mais d’abord, la vie, consumée par les deux bouts sur un hors-bord poussé à plein régime. Piloté par une femme fatale semblant tout droit issue de l’âge d’or d’Hollywood, le bateau glisse sur la surface du lac, tirant un homme en ski nautique. Reflets du soleil sur l’eau, griserie de la vitesse. Et puis c’est le choc fracassant, silence. Passage au noir et blanc.
Le skieur se réveille, censément après un long coma, et nous embarque avec lui dans un polar mental rétro-futuriste où résonnent, parmi d’autres, les échos d’Alphaville. Stan van Der Decken est son nom, assène-t-il face à l’objectif, dans un français teinté d’un fort accent. Scénariste de profession et aventurier romantique dans l’âme, il se découvre légataire testamentaire d’un certain Starkov, et embringué à partir de là dans une aventure politico-existentielle déployée selon une temporalité hallucinée. Compressions et dilatations, bonds en avant et retours en arrière, articulation entre temps vécu temps rêvé, temps imaginé, entre sensations et projections mentales… Est-ce ainsi qu’un homme se débattant entre la vie et la mort perçoit le temps ? L’intuition plastique d’Ossang est si fertile, qu’elle engage à le suivre.
Pour mettre en scène le voyage intérieur de son personnage, il joue avec les registres musicaux (du folk à l’électro industrielle), exacerbe les contrastes entre le noir et la lumière en puisant dans les formes du cinéma muet, fait résonner celles-ci avec des structures architecturales obsédantes.
De la part d’un artiste qui a créé son nom à partir d’un verset de la Bible (« Je solidifierai mon sang, j’en ferai de l’os« ), il faut s’attendre à des énigmes à tous les étages. Emprunté au capitaine du Hollandais volant, ce bateau de légende condamné à hanter indéfiniment les océans, le nom Van der Decken ouvre la voie à une trame qui s’enroule dans les méandres de l’enfer, sur laquelle viennent se greffer des références au mythe d’Orphée, à Lovecraft, le look de parfait nazi d’un des personnages secondaires, une collection de codes-barres géants qui s’invite dans la danse… Le film n’exige pas de tout décrypter, au contraire. Il invite plutôt à se frayer son chemin dans la foisonnante forêt de signes qu’il organise, voire à s’y perdre.
Isabelle Regnier
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