Le Monde
Culture, mercredi 24 août 2022 p. 14
Rencontre
La noirceur décalée de F. J. Ossang
Héritier des situationnistes, le cinéaste et poète signe une œuvre étrange
Clarisse Fabre
Rendez-vous au bistrot Chantefable, à Paris (20e arrondissement), où les poètes se
réunissaient autrefois à des heures tardives pour chanter. Du texte et de la musique, punk et
industrielle, voilà justement le carburant du cinéma de F. J. Ossang, 66 ans, tempes rasées et
cheveux coupés en brosse. Natif du Cantal, le jeune homme bifurqua à Toulouse, où il créa la
revue Cée ainsi que les Céeditions, lesquelles publièrent des textes des poètes « Beat »,
William Burroughs et Claude Pélieu, du surréaliste Stanislas Rodanski…
« Ce temps n’a besoin ni de poètes, ni de guerriers, mais de poètes guerriers ! », écrit Ossang
dans Génération néant , paru en 1993 chez Warvillers et Via Valeriano, et réédité en juin aux
Presses du réel (432 pages, 23 euros), alors que ressortent en salles en version restaurée,
mercredi 24 août, ses trois premiers longs-métrages – L’Affaire des divisions Morituri (1985),
Le Trésor des îles Chiennes (1990) et Docteur Chance (1997), seul film en couleurs de toute
son œuvre.
Cette trilogie-culte, insurrectionnelle, revisitant le polar et l’anticipation, est aussi hantée par
les chefs-d’œuvre du cinéma allemand et russe des années 1930 (Friedrich W. Murnau, Fritz
Lang, Sergueï Eisenstein…), qu’Ossang découvrit à la Cinémathèque de Toulouse.
S’ajouteront bien plus tard deux « longs » hypnotiques, Dharma Guns (2010) et 9 doigts
(2017), qui valut au cinéaste le Prix de la mise en scène au Festival de Locarno, en Suisse.
Ossang obtint aussi le prix Jean-Vigo en 2007 avec le court-métrage Silencio , condensé de
gris sublimes. Au total, une dizaine de films, dont les récits de production sont à eux seuls des
romans d’aventures cabossées. Le cinéma est « une épreuve terrible, à chaque fois, c’est un
peu terreur sur Terre » , résume l’intéressé, entre Docteur Chance et Mister Bad Luck.
Ecrivain, poète – son premier recueil écrit à 17 ans s’intitule Ecorce de sang – , Ossang fut
aussi chanteur et pilier de groupes punk. « Le premier s’appelait De la destruction pure
(DDP). Ensuite est né Messageros Killers Boys (MKB) Fraction provisoire. Tout est
provisoire, je le sentais déjà à l’époque?! Mais le punk était une belle aventure qui
transcendait toutes les classes » , explique le cinéaste, qui intégra en 1982 l’Institut des hautes
études cinématographiques (Idhec) à Paris, ancien nom de la Fémis.
Films labyrinthiques
Dites «?Ossang?» et un cercle de cinéphiles a les yeux qui brillent, tant le souvenir de ses
films labyrinthiques imprime la rétine, avec leurs messages envahissant l’écran, comme sortis
des «?cartons?» du muet. Son œuvre est constamment éclairée par les critiques (Nicole
Brenez, Gabriela Trujillo…), ainsi que par Michèle Collery, autrice de F. J. Ossang. Cinéaste
à la lettre (Rouge profond, 2021) – laquelle signe en août un article dans la revue en ligne TK-
21 .
Ossang défend un cinéma plus bruitiste que parlant. « Ce qui était passionnant dans l’âge d’or
du cinéma muet, c’est que les œuvres étaient accompagnées par l’élite de la poésie du début
du XXe siècle. Ce sont des récits par réseau, non linéaires, et cela m’avait ébloui » , dit-il.
D’où le choix de creuser un sillon, le film « muet sonore , tendance “noise’n’roll” » . « Les
groupes me paraissaient être les partitions des films à venir. Mes collègues cinéastes, je les
trouvais très réactionnaires dans leurs bandes-son ! »
Héritier des situationnistes, Ossang travaille une noirceur décalée, artisanale, avec ses brumes
émanant de la fumée de pneus (une autre époque?!), ses dialogues au second degré. « Il y a de
l’humour dans tous mes films, que l’on ne voit pas toujours. J’appelle ça de l’humour
ultraviolet. » Quant au noir et blanc, il dissout le temps. « On est tout de suite dans la
déterritorialisation, avec quelque chose de cosmique entre le visage et les paysages. »
Ossang a le sens de la formule : « Le cinéma est un art aveugle , dit-il. Quand on tourne en
pellicule, on ne voit pas les rushes tout de suite. On les découvre plus tard et de toute façon,
on n’a pas l’argent pour refaire la scène. Tous mes films sont faits comme ça, sans filet. C’est
ce qui apporte quelque chose. Il y a une tension collective, on tente des choses… »
Poussières d’étoiles sur nos écrans?: tels des météorites, les premiers films de F.?J.?Ossang,
tournés en pellicule, semblent avoir traversé les décennies sans avoir perdu un ASA de leur
incandescente noirceur. Trois longs-métrages restaurés, L’Affaire des divisions Morituri
(1985), Le Trésor des îles Chiennes (1990) et Docteur Chance (1997),achèvent leur course et
s’apprêtent à atterrir dans les salles, à partir du mercredi 24 août, à Paris, Marseille (Shellac),
Lyon (Comœdia) ou Rennes (au cinéma du Théâtre national de Bretagne), etc. Les
(re)découvrir, c’est renouer avec la splendeur des films expressionnistes allemands et russes,
tout en découvrant une terre inconnue, sans passé ni futur, un noir et blanc parfois teinté de
couleurs éventées, sur fond de musique industrielle.
On pourrait aussi user de la métaphore du bolide, Ossang ayant fait irruption dans le cinéma
comme une cylindrée en sortie de route – d’ailleurs, le cinéaste, poète et ex-pilier de groupes
punk raconte souvent qu’il rêvait d’être pilote. Adieu au code et au langage classique du
cinéma : l’admirateur de Jean-Luc Godard et de Guy Debord imprime son univers no future
dès son premier « long », L’Affaire des divisions Morituri , qui causera quelques remous à
Cannes, en 1985. Cette histoire de gladiateurs à crête – interprétée par les membres d’un
groupe proche d’Ossang, Lucrate Milk – n’était pas du goût de tout le monde, évoquant par
bribes les affres de la Fraction armée rouge, groupe terroriste de la «?bande à Baader?». Près
de quarante ans plus tard, ce film de fin d’études, tourné en trois semaines, produit l’effet d’un
rêve halluciné, images par saccades d’un gris bleuté –?Maurice Ferlet à la caméra.
Roman d’espionnage
Le soleil cuit dans Le Trésor des îles Chiennes , tourné dans l’archipel des Açores en
CinémaScope – Grand Prix au Festival de Belfort en 1990. Un ingénieur a découvert la
synthèse artificielle de deux substances fondamentales, permettant la production d’une
nouvelle source d’énergie (l’oréon) – celle qui nous manque tant aujourd’hui. Spectre d’une
menace nucléaire et d’un virus destructeur… Sous l’œil du directeur de la photographie,
Darius Khondji, l’humanité se consume en plan large, le visage d’une femme (Mapi Galan)
émergeant d’une eau grisée.
Après le bateau, l’hélico, on embarque dans le cabriolet rouge vif de Docteur Chance (seul
film en couleur d’Ossang), avec Joe Strummer (1952-2002), le leader de The Clash incarnant
un aviateur rebelle, et Elvire, comédienne et compagne de route de F. J. Ossang, une danseuse
de cabaret. Le roman d’espionnage croise le destin d’un couple uni par un philtre, traversant
le désert chilien. Elvire est la ligne de hanche de Docteur Chance , et bien plus que cela. Sa
présence magnétique magnifie l’abstraction de ce road-movie fiévreux. Où l’on dévalise le
coffre-fort pour vivre un peu.
Note(s) :
Films français de F. J. Ossang. L’Affaire des divisions Morituri (1985, 1 h 31) ; Le Trésor des
îles Chiennes (1990, 1 h 49) ;Docteur Chance (1997, 1 h 37).
La Matinale du Monde
LA LISTE DE LA MATINALE
C’est la rentrée dans les salles, avec un chef-d’œuvre de l’animation japonaise ( Memories ), et
des têtes d’affiche du cinéma français – Gérard Depardieu et Fanny Ardant dans Les Volets
verts , ou Franck Dubosc avec Rumba la vie. A noter aussi, la reprise des trois premiers longs
métrages restaurés de F. J. Ossang.
Reprise
Energie punk et splendeur du muet : trois films de F. J. Ossang restaurés
Parmi les films les plus inventifs et excitants à (re) découvrir cette semaine, les trois premiers
longs métrages de F. J. Ossang, 66 ans, écrivain, poète, ex-chanteur et pilier de groupes punk :
tournés en pellicule, L’Affaire des divisions Morituri (1985), Le Trésor des îles Chiennes
(1990) et Docteur Chance (1997) sont faits d’une étoffe rare, revisitant le polar et
l’anticipation, nourris de la splendeur des chefs-d’œuvre expressionnistes allemands et russes
des années 1930 (Murnau, Lang, Eisenstein…). L’esthétique du muet (avec ses messages et
ses « cartons ») fait écho à une bande-son industrielle et dissout le temps. Ossang est l’auteur
d’une dizaine de films, dont cinq longs-métrages, le dernier en date, 9 doigts (2018), ayant
obtenu le Léopard du meilleur réalisateur à Locarno (Suisse).
Telles des météorites, ses premiers « longs » ont traversé les décennies sans perdre un ASA de
leur incandescente noirceur. Une étrange histoire de gladiateurs à crêtes dans L’Affaire des
divisions Morituri , film de fin d’études tourné en trois semaines, montage syncopé, univers
gris bleuté (Maurice Ferlet à la caméra). Spectre d’une menace nucléaire et d’un virus
destructeur, dans Le Trésor des îles Chiennes , tourné en cinémascope dans l’archipel des
Açores. Sous l’œil du directeur de la photographie Darius Khondji, l’humanité se consume en
plan large, le visage d’une femme (Mapi Galan) émergeant d’une eau grisée. Roman
d’espionnage et road-movie fiévreux dans Docteur Chance , avec Joe Strummer, leader du
Clash, et Elvire, comédienne et compagne de route du cinéaste, dont la présence magnétique
magnifie l’abstraction de l’œuvre. Clarisse Fabre
Trois films français de F. J. Ossang. L’Affaire des divisions Morituri (1985, 1 h 31) ; Le
Trésor des îles Chiennes (1990, 1 h 49) ; Docteur Chance (1997, 1 h 37).
Cet article est paru dans La Matinale du Monde