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F.J. Ossang est un cinéaste rare. Depuis Docteur Chance en 97, pas de long métrage jusqu’au récent Dharma Guns, excepté une poignée de livres (puisqu’il est aussi écrivain. Et musicien). Une décennie en pointillés, un début de millénaire différé. Mais l’homme n’en a cure, sachant bien que les siècles mettent toujours une poignée d’années à réellement commencer. Donc, le nouveau siècle a commencé en 2007. Avec un court d’abord, Silêncio. Puis deux autres. Puis ce nouveau long, Dharma Guns, sorti cette année. Belle occasion de rappeler combien F.J. Ossang est, avant d’être rare, un cinéaste précieux.
Alors un coffret en trois DVD pour se remémorer les débuts d’une épopée cinématographique venant d’entamer un nouvel acte. Une épopée qui débute par deux galops d’essai, deux courts dont la synthèse produira la déflagration du premier long, cette fameuse Affaire des Divisions Morituri. D’abord, le politique avec La Dernière Enigme, film-tract librement inspiré de Du Terrorisme et de l’Etat, un texte de Gianfranco Sanguinetti, compagnon de route de l’Internationale Situationniste. Ensuite le genre avec Zona Inquinata, s’appuyant sur les conventions du western et commençant à poser les bases d’un univers parallèle, secret, que l’on retrouvera partout dans son cinéma. Au milieu des deux, pour les réunir, une forme impactante lardée de visions déjà fortement énergétiques où l’intertitre – une des figures majeures du style Ossang – vient faire office de ponctuation signifiante. Et aussi ce goût pour une musique explosant en imprécations, Killing Joke, Throbbing Gristle, Esplendor Geometrico. Moscù esta helado. Todo esta helado.
Puis, donc, genre et politique. L’Affaire des Divisions Morituri est hantée par l’histoire du groupe Baader-Meinhoff, de sa lutte contre une bourgeoisie dominant une société d’exploitation de masse jusqu’aux mesures coercitives que prit l’état allemand pour le combattre. Ou plutôt le briser au cours de l’emprisonnement du groupe qui accompagna les 192 jours de son procès en 1977. Déjà affaire d’état du temps de son activité de guérilla urbaine, le groupe prit une dimension internationale lors de ce long procès qui mit en lumière la brutalité avec laquelle le gouvernement allemand le combattit, allant, après quelques bavures pures et simples (dont la mort d’un innocent au cours d’une manifestation), jusqu’à la torture par isolement et la privation sensorielle pendant l’incarcération du groupe. Jusqu’à la mort.
Sans absoudre le groupe de sa responsabilité dans la spirale de la violence qui accompagna ce tragique moment de l’Histoire (pas de romantisme nihiliste ici), L’Affaire des Divisions Morituri expose la tension pleine de désespoir accompagnant nécessairement toute volonté de se dégager d’un système qui, sous couvert de légitimité (qu’elle soit étatique – la police et ses interrogatoires musclés menant à la mort – ou économique – Satarenko, caïd de la drogue et des paris clandestins), s’arroge des droits coercitifs sur les individus. Parce qu’il veut partir libre pour une Afrique rêvée, Ettore, roi des néogladiateurs des souterrains, ne voit qu’une solution : tout déballer à la presse pour abattre l’empire de Satarenko. Recherché par la police, traqué par les hommes de main du gangster, Ettore, ne voyant pas d’issue, hanté par ce rêve qu’il ne touchera pas même du bout des doigts, finira par mourir littéralement d’épuisement, tant physique que morale.
Morituri prend pour cadre un Paris fantasmé, celui qui court des feuilletons de Feuillade aux Nuits Rouges de Franju. Un Paris où des sociétés secrètes s’agitent dans les soubassements des édifices et où les flics en filature lisent des romans policiers au pied de la Tour Eiffel. Un Paris où l’on s’échange, presque désinvolte, des coups de feu dans les ruelles désertes, un Paris où l’on circule dans les voitures en citant Nietzsche, un bas sur la tête. Cinéma de références, celui d’Ossang pratique l’art de la citation comme celui de Godard, non pour sursignifier ce que l’on voit, plutôt pour l’emmener ailleurs, dégager de nouveaux horizons. Ainsi, pas besoin de grosses démonstrations friqués, faisons travailler notre imagination, ceci n’est pas un cinéma de consommation. Les voix off multipliées nous permettent autant de voir derrière l’écran que d’accélérer pied au plancher, ellipses narratives par compression. Vite, vite, vite. No speed limit.
(Morituri n’est pas un film en noir & blanc, c’est un film en noir & bleu. Comme si l’on avait dé-saturé l’image pour ne garder que le désespoir (noir) et le froid (bleu). Sur la fin du film, sur la fin d’Ettore, l’image s’injecte de jaune. Ettore atteint un état solaire, c’est bien la fin, c’est bien sa fin, mais il l’accepte, il l’a choisi. Quand on a décidé de jouer, on se doit de jouer jusqu’au bout, quitte à épuiser toutes les stratégies.)
Situationniste (Images images nous sommes images du film coma) sans se départir toutefois d’une véritable croyance candide dans le pouvoir magique du cinématographe, ce premier film d’Ossang évoque aussi par son goût du jeu, du grotesque et du déguisement (mais surtout, avancer masqué) le fameux Empereur Tomato Ketchup de Shuji Terayama. Agissant en flashs hallucinatoires dans un montage déjà fragmentaire où les plans d’exposition n’ont que très peu le droit de citer, les combats de gladiateurs semblent aussi dérisoires et sans fins que la guerre des pierre-feuille-ciseaux dans le film de Terayama. Pliant le temps en endossant des uniformes les renvoyant autant au primitif que les projetant dans un futur post-apocalyptique, ces gladiateurs dont Ettore est le roi sont comme l’enfant-empereur et ses troupes, rejouant symboliquement, en catharsis, les éternels rapports de force que le vernis de civilisation cache mal en société. A cet égard, la scène de la roulette russe où aucun coup de feu n’est tiré est significative, Ettore humiliant Satarenko, le renvoyant à ses petits jeux sans conséquences (ses rapports politico-grandiloquents enregistrés au dictaphone) quand lui ira jusqu’au bout. Quand on a décidé de jouer, etc.
(à suivre mercredi avec la critique du Trésor des Îles Chiennes)