Hallucinante expérience sensorielle d’un des derniers poètes-esthètes du cinéma.
Dès la séquence d’ouverture, ce n’est plus du cinéma, mais le cinéma de FJ Ossang : une femme, lunettes noires, physique de star des années 40, pilote un hors-bord. Derrière son visage, on distingue un skieur nautique qui slalome dangereusement. Noir et blanc. Musique furieuse de MKB (note du webmestre de fjossang.com : c’est en fait un morceau de LARD – projet regroupant Ministry et Jello Biafra – qui est en musique de fond sur cette scène.). Tout Ossang est là : l’évocation du cinéma ancien, le sens du plan, du glamour, du mystère, du mouvement, de la fureur, de l’électricité.
Soudain, l’accident : le skieur est inanimé, placé dans une ambulance. On le retrouve dans différents voyages, aux prises avec une mystérieuse succession, mêlé à d’obscures machinations, victime d’expériences médicales étranges. Flash-backs ? Traversée du pays des rêves ? Ou du pays des morts ? Et qui est notre héros ? Un guerrier ? Un artiste ? Un héritier ? Un espion ? Une victime ? Déjà mort ou en sursis, notre skieur atterrit dans une contrée en situation de guerre ou d’état de siège, il croise d’inquiétants avocats et de douteux médecins, déambule dans un hôtel désert, à moins que ce ne soit une prison. Un trafic d’armes semble être au coeur de cette planète onirique…
Peu importe l’opacité du récit, seule compte la force des images ourdies par le cinéaste. En noir et blanc ou en couleurs, le plans d’Ossang ont toujours l’air d’avoir été prélevés dans l’histoire du cinéma puis recomposés par son propre imaginaire. On se croirait parfois replongé dans du Murnau ou du Franju, puis dans du Lynch, mais ces référents sont plutôt évoqués par rémanences que que recopiés ou cités. Un peu comme Guiraudie, Ossang a le génie des noms évocateurs ou des mots inventés, décisifs dans la création d’un monde singulier. On se souvient du « Stelinskalt » dans le Trésor des îles Chiennes. Ici, le professeur Starkov, le lieu-dit Las Estrellas, la milice des Dharma Guns suffisent à susciter un univers romanesque, à créer un ailleurs, à convoquer la Russie ou l’Amérique latine par le jeu des consonances. On ne saurait pas résumer ce que raconte Ossang ou assigner un sens précis à son histoire. Ce qu’on sait, c’est que regarder Dharma Guns est une expérience forte, loin de notre réalité prosaïque et qui pourtant la reflète aussi (des pays en état de siège ou de guerre, des individus broyés par des forces puissantes, on en voit tous les jours aux infos). Dans un paysage largement dominé par le réalisme, le roman, la fiction classique et son trio exposition-conflit-dénouement, Ossang apparaît comme l’un des derniers poètes-esthètes purs et durs du cinéma.
Serge Kaganski