F.J. Ossang, le grand style insurrectionnel
Cinéaste, écrivain, chanteur, messager, F.J. Ossang, né dans le Cantal le 7 août 1956, pratique la poésie sous toutes formes.
Musique, avec son groupe MKB Provisoire (Messageros Killer Boy) ; prose (une vingtaine de livres publiés, parmi lesquels De la destruction pure, 1977, Corpus d’octobre, 1980, Descente aux tombeaux, 1992, Unité 101, 2006, et l’emblématique Génération néant, 1993) ; cinéma : dix films et autant de poèmes visuels, si la poésie signifie une violente tempête vitale. Ossang feint de ne pas pratiquer la peinture et le dessin, mais il a créé les gris sublimes de Silencio et toujours mis ses excellents opérateurs, Darius Khondji pour Le trésor des îles Chiennes, Rémi Chevrin pour Docteur Chance, Gleb Teleshov pour Dharma Guns, en état de grâce, inventant des images irradiantes sans équivalent dans l’argentique mondial. Joe Strummer a dit de lui qu’Ossang était le seul cinéaste avec qui il retournerait immédiatement. Son œuvre appartient au grand style insurrectionnel qui traverse l’histoire de l’art anti-art depuis Richard Huelsenbeck jusqu’aux films de Holger Meins.
L’esthétique d’Ossang a pour singularité de déployer ses inventions plastiques, narratives et rythmiques au sein d’une iconographie de genre la plus populaire possible, de sorte que l’intensité poétique retransforme les archétypes (mauvais garçons, tribus, femmes fatales, guerriers) en prototypes, transmue les effigies faciles en créatures palpitantes éperdues d’amour, de sentiments, de devenir et d’espace. Ossang est un grand cinéaste de l’aventure : aventure des tournages, scénarios en forme d’épopées plastiques, aventures psychiques où les personnages voyagent de l’exaltation à l’extase jusqu’à se volatiliser en haute atmosphère prace qu’ils ne peuvent plus jamais redescendre, comme à la fin de Docteur Chance. Le récit ne gère pas des péripéties à la morne manière des films ordinaires, il permet de déployer des situations visuelles, comme chez Jean Epstein ou ses maîtres soviétiques (parmi lesquels le Kalatozov de Soy Cuba). Plutôt que la poursuite ou la course, Ossang filme le monde que la vitesse engendre et se plonge dans la matière des couleurs et l’événement des sensations. Quel que soit le récit traité, celui-ci advient par l’amour des mots, non pas tant le dialogue que la formule, le carton, le slogan, la pointe, donnant lieu à ce graphisme monumental si caractéristique de cette œuvre.
Mais il s’agit surtout de rétablir des gestes épiques dans la culture visuelle populaire, d’écarteler les choses jusqu’à ce qu’elles deviennent impensables de beauté. Dans Dharma Guns, Ossang invente une poétique des images ultimes, les vertiges et réglements de comptes psychiques qui envahiront notre cerveau au seuil de notre mort, les lueurs et fulgurances qu’il faut extraire encore de son argentique bien-aimé.
Génération Néant. De la poésie en société de contrôle
La meilleure introduction à l’énergie ossangienne nous est fournie par un Cinématon, son portrait par Gérard Courant. Il s’agit du Cinématon °52 , ”fait à Perpignan (France) le 10 avril 1979 à 15 heures”. À cette date, Ossang est ainsi présenté : “Profession : chanteur, écrivain, éditeur”, en effet, il est basé à Toulouse où il a fondé la revue Cée et les Cééditions, il n’a pas encore réalisé de films. Qui a vu un Cinématon en connaît le principe immuable : un plan fixe, une bobine de film, une auto-mise en scène. F.J. Ossang choisit d’avancer vers la caméra, il rugit, si près qu’il semble la dévorer comme dans le célèbre film de James Williamson, The Big Swallow (1901), puis s’en empare et se met à courir, transformant le calme dispositif de Gérard Courant en déchaînement visuel et gymnique. Cet appétit d’ogre pour le cinéma se manifeste aussi d’emblée dans ses premiers textes publiés. Le numéro 7 de la revue Cée, éditée par Christian Bourgeois, dans les colonnes de laquelle se succèdent entre autres John Giorno, Pierre Molinier, André Masson, Bernard Noël, Christian Prigent, Jean-Luc Parant et une figure clé dans l’univers d’Ossang, le romancier surréaliste Stanislas Rodanski, contient le texte “Videoscripts & Chant tribal”, mixte furieux d’un manifeste, d’un journal, d’un scénario, d’une rêverie, d’un tract et qui se découvre rétrospectivement comme la plate-forme esthétique des films encore en gestation. On peut y lire, avec pour fond sonore les rumeurs d’une guerre civile mondiale et pour montage visuel une ponctuation d’encadrés comme autant de photogrammes et de futurs cartons filmiques (dont l’un emprunté à Raoul Haussmann) : “D’ailleurs, il n’y a jamais eu d’art : rien qu’une guerre incessée de sévices contre la durée sociale, pour la diversité du réel. Seulement et surtout des agirs pour désincarner le toujours ouvert !”
À l’instar de sa prose déchaînée, les films romantiques, punk et apocalyptiques d’Ossang relèvent d’un ethos de guerillero pour lequel tout fait arme : un point d’exclamation, une majuscule, un iris, un fondu au noir, un hommage à L’Aurore de Murnau, la description d’un amour inconditionnel. Autant de rafales lancées dans l’épais brouillage électronique en quoi consiste le monde. Chez Ossang, tout est combat, énergie enragée d’une lutte sans fin et sans issue contre l’ordre. Dès qu’il passe à la réalisation avec La Dernière énigme (1980), librement inspiré du traité situationniste de Gianfranco Sanguinetti Du terrorisme et de l’Etat qui venait d’être traduit en France, Ossang noue les énergies du constructivisme (pour la poésie de la fabrique), de Gil Wolman (il y parodie l’entame de L’Anti-Concept) et de W.S. Burroughs (pour la liberté de montage). Un film doit être un attentat : contre le sens commun, contre la tristesse, contre toutes les formes de domination, donc d’assignation et d’identification. “Dada Rock’n roll Guerillas. Le ressort de la guerilla est le REFUS d’un lieu de bataille déterminé. Guerilla Mentales : REFUS de tout registre culturel déterminé.”
Certains grands poètes, tels Jean Epstein ou José Val del Omar, estimaient que le cinéma, machine intelligente, possédait le pouvoir de déceler les harmonies selon lesquelles le monde est structuré ; un film du musicien F. J. Ossang, à l’inverse, revendique le chaos, le vertige, un pur et irréductible désordre. Il ne gère rien et surtout pas les émotions d’un spectateur réquisitionné, il ne raconte pas une histoire, il manifeste comment nous sommes en proie à l’Histoire, il nous bombarde de sensations et de splendeurs, il s’organise à la manière d’un complot auquel pour survivre personne ne doit tout comprendre, il invente un autre langage et d’autres codes à l’instar d’une société secrète ou de bagnards intrépides préparant leur évasion, il crée une explosion dans le cours du monde, une trouée lumineuse par où, peut-être s’échapper, peut-être mourir, sans doute les deux à la fois.
La Vitesse
Dans une telle entreprise, l’élément crucial devient la Vitesse. Rien ici ne défile comme dans le cours ordinaire du monde, rien ne s’aligne sur les ordres et les consignes de l’usuel : ni la diction des acteurs, aussi singulière et autonome que celle qu’a inventée Robert Bresson mais sur le registre complémentaire et fiévreux de l’agitato ; ni les gestes des personnages, aux corps mués par le speed ; ni l’enchaînement des actions, qui au lieu d’articuler tranquillement cause et conséquence se noue en vortex ; ni le rapport des images à leur présent qui, au lieu de fournir un simple reflet, vont quêter auprès des icônes passées (souvent Expressionnistes) les secrets du devenir, comme si la vérité de l’histoire collective se trouvait encryptée dans des dossiers dont on sait qu’ils seront déclassifiés au siècle suivant mais dont on devine aussi qu’entretemps ils auront été falsifiés puis détruits.
“Le cinéma c’est la dernière chance, l’art unitaire et collectif. Le cinéma est une grande force critique des autres modes d’expression, il revisite la littérature. Je pense qu’au XX° siècle le cinéma a bouleversé la littérature, le cinéma muet a été le surgissement d’un récit par réseau, qui excède le récit séquentiel. La spécificité du cinéma n’est pas de voyager hors du temps mais de créer une espèce de dislocation entre le temps et l’espace, qui répond à l’accélération du temps dans la société. Qu’on bondisse en avant, viennent ensuite les retours arrière, sauf que la mémoire n’opère que relativement. Ce retour arrière produit une perte dans le temps et finalement la lumière demeure plus ou moins la seule à mémoriser – à créer du futur. » (F. J. Ossang, La Gazette des scénaristes, n°15, hiver 2001).
Lux fecit
F. J. Ossang, noire lumière de l’intelligence et de l’amour. Les héros de F.J. Ossang se nomment Ezra Pound, Roger-Gilbert Lecomte, Josef von Sternberg, Orson Welles, Glauber Rocha ou Georg Trakl. Au détour d’une phrase, on apprend que pour lui les génies français sont Arthur Cravan, Jacques Vaché, Jacques Rigaut et Guy Debord. Pourtant c’est bien à Hegel, le grand inventeur du négatif, que revient la formule des courses vertigineuses des personnages d’Ossang vers l’illimité, du souffle ardent qui traverse cette œuvre : « Etre libre n’est rien, devenir libre est tout ».