« Le cinématographe trouvera-t-il, lui aussi, des inventeurs courageux, qui lui assureront la pleine réalisation de son originalité comme moyen de traduire une forme primordiale de pensée par un juste procédé d’expression ? Cette conquête, comme celle d’une autre toison d’or, vaut bien que de nouveaux argonautes affrontent la rage d’un dragon imaginaire. »
(Jean Epstein, le Cinéma du diable)
Peu de temps avant le bombardement et la destruction de la Pologne en 1939, l’écrivain polonais Witold Grombowicz quitte son pays et prend la fuite pour l’Argentine. Il retrace cette aventure dans le roman Trans-Atlantique et le journal Pérégrinations argentines. Il exprime là toute sa rancoeur contre le vieux continent, son conservatisme borné et sa cruauté vulgaire et crasse. No place for me : sur les traces du vieux Gombro, Ossang met le cap vers le sud et se détache du continent, « tout perd son lieu » (F.J. Ossang, lettre du 26 novembre 1999, Kyushu (Japon). Il évoque d’abord son expédition dans un livre, entre roman et journal, les 59 jours. Le thème des origines (la famille mais aussi le pays et le continent) y est développé comme une angoisse récurrente. On assiste chez Grombrowicz et Ossang à deux situations similaires d’exil qui débouchent sur une critique politique dans le premier cas, sur une critique du cinéma dans le second. Dressant un parallèle entre économie, peinture, littérature et cinéma, Ossang s’en prend aux circuits financiers des marchés de l’art, sclérosés et vérolés par des marchandages frauduleux. Pour subsister, il ne reste plus qu’à l’artiste qu’à adopter une attitude de faussaire. Mais une fois découvert, il est pourchassé et doit à nouveau sauver sa peau. Comment survivre dans le règne des images fausses ? Avec intégrité, Dr Chance décrit la question et livre quelques réponses.
Trois films en quinze ans : Ossang a développé son cinéma sous le coup de contraintes économiques (budgets serrés, durées de tournage rétrécies…). Les plans de Dr Chance sont traversés par l’argent, pièces et billets tombent du haut vers le bas de l’écran ; les figures de décideurs financiers, de mères couveuses et trompeuses renvoient directement au monde des commissions de subvention et des producteurs de cinéma : les personnes qui un jour vous soutiennent tôt ou tard se retournent contre vous, au gré de leurs propres intérêts. Ossang présente les milieux de l’art comme une société de lutte perpétuelle. Un jour, il faut à son tour trahir. Ultime pied de nez : faire du faux et le vendre au prix du vrai… C’est la formule quand la fausse peinture répond à l’argent sale montée en intertitre dans le film.
Le faux a ceci de particulier qu’il se pose toujours en référence au vrai et, pour reprendre une idée de Merleau-Ponty, la connaissance du faux suppose une conscience du vrai. Le faussaire, en imitant l’oeuvre originale, est donc un personnage qui se rapproche plus que tout autre d’une notion de vérité ; il navigue dans un monde de références, entouré de modèles. Dans Dr Chance la question du faux se pose en termes de narration et de genres cinématographiques. Bien trop sollicitée, la narration s’épuise d’elle-même – puissance du faux par excellence, elle ne devient plus que falsification. Sous couvert de film de genre, Ossang multiplie les influences pour mieux les déplacer. Tour à tour, le film apparaît comme un road-movie, un film noir, un mélodrame amoureux ou encore une histoire d’aventures. De là découlent les figures corrélatives à ces différents genres (femmes fatales, traîtres et escrocs, héros solitaire pourchassé…) ainsi que l’imagerie qui s’y rapporte. En prenant la fuite, les héros de Dr Chance cherchent avant tout à échapper à l’histoire qu’on veut leur imposer. Le vrai danger, c’est pour eux autant les systèmes narratifs que les complots internationaux, les trafics d’art et d’armes et les mères abusives.
De la critique économique découle une critique esthétique du cinéma, toutes deux suivies de propositions et de reformulations. Ossang revisite le cinéma à la lumière de Nietzsche (la Naissance de la tragédie) ou W.S. Burroughs (dont l’oeuvre traduirait pour sa part l’accomplissement et l’anéantissement du tragique). Citant Tristan et Iseut, et à travers eux la métaphore nuptiale – ou comment échouer à deux plutôt que de s’en sortir seul -, Ossang mêle des élans d’amour et de mort que l’on peut directement rapporter au tragique : une passion débordante pour la narration qui amène à la destruction de toutes les histoires. Si bien que des codes primitifs, on garde les archétypes pour enfin faire sortir le cinéma de son interminable dette envers la tragédie et son corollaire cinématographique : le scénario dramaturgique.
Du roman picaresque à l’expressionnisme allemand selon Georg Trakl, les images sont cependant portées par une culture littéraire riche et vraie. Le verbe, très présent, contamine la trajectoire des personnages (dans une fiction sur-écrite) ainsi que leurs dialogues (affirmatifs et lapidaires, ils n’admettent pas de réponse : plutôt monologues mis bout à bout que véritables échanges de propos, ils sont la langue du rêveur éveillé). Dans une large proportion, le montage aussi est mis à l’épreuve : Burroughs succède directement à Eisenstein en théoricien du montage. Dr Chance repose sur le principe d’un film-anagramme (Vince Taylor, c’est l’anagramme de Victory Lane, annonce à deux reprises le personnage de Joe Strummer), toujours recomposable autrement – l’histoire est envisagée comme un tout illimité : « il n’y a que des situations, sans queue ni tête ; sans commencement, sans milieu et sans fin ; sans endroit et sans envers ; (…) sans limite de passé ou d’avenir », écrivait déjà Jean Epstein. Les images qui réapparaissent identiques de façon cyclique (la fuite dans le désert, correspondant au dernier tiers du film), la fragmentation d’histoires reliées à un destin unique et la succession répétitive de situations similaires, présentées dans un ordre pourtant chronologique, déstructurent le temps et approfondissent les formes possibles de la rupture.
Les personnages et les films d’Ossang rappellent les somnambules-funambules qui traversent le cinéma expressionniste allemand : mis en mouvement par des phénomènes externes, ils sont pourtant livrés à eux-mêmes, cherchant l’élévation et en cela toujours prêts à chuter. Les personnages semblent des pantins manipulés cherchant désespérément à prendre prise sur leurs actes ; les situations sont redevables aux différents genres du cinéma classique mais cherchent à s’en éloigner pour leur redonner vie. Les personnages agissent selon une dynamique d’angoisse qui les pousse à se débarrasser des figures paternelles et des mères, avec pour danger de leur faire toujours frôler la mort et finalement de les y conduire : le héros meurt, le film se termine mais, comme pour le Héliogabale d’Artaud, il s’agit d’une mort en état de rébellion ouverte. Les plans trouvent une dynamique interne qui les délivre des clichés et des matrices, avec pour horizon d’accéder à la vera icona, aux vraies images, celles qui donneraient un accès direct à nos songes, donc à nos affects. Ce que nous voyons avec Dr Chance, c’est un film qui prend vie, se libérant des faux créateurs, à la recherche d’une conscience et d’une intégrité. De la même manière qu’Angstel le héros se libère des griffes de ses supérieurs, que Cesare se soustrait au pouvoir de Caligari, le film se désolidarise et s’affranchit des règles du cinéma. Et cela devant nos yeux, alors que la pellicule avance dans le projecteur. Ossang avance sur les traces de W.S. Burroughs, il emprunte les mêmes chemins d’une narration qui se disperse à force d’être omniprésente et surexploitée. Il agence son développement à la fois sous le signe d’une écriture automatique – l’imagerie développée apparaît comme un imaginaire collectif qui toujours revient à la charge – et de techniques de montage expérimentales. Ossang s’efforce d’isoler chaque plan des autres, à l’aide d’intertitres et de fondus à l’iris qui ont pour effet de toujours décontextualiser objets et personnages en les coupant de leur milieu d’existence. Par coupes, collages et répétitions dans son matériau, il insuffle au film un sentiment d’éternité et d’absolu, selon le procédé décrit par Jacques de la Villeglé : la déchirure détache du contexte et transpose l’évènement dans le domaine de l’absolu.
Bolide qui fonce dans le désert, voiture ouverte aux quatre vents dans un espace multidimensionnel et désertique, c’est la fuite en avant, éperdue, vers les possibles du cinéma, là où soufflent les libertés, les audaces, les plans aérés, animés d’une respiration légère et puissante à la fois. Nouvel argonaute post-punk, F.J. Ossang délivre un cinéma profondément critique et poursuit d’un air détaché, un combat politique. Du Chili, il nous envoie un message sur le cinéma à la fois grave et plein d’espoir.