MaisonVaguemestre

Société

Textes

Images

Musiques

  Images


 

Pierre Carles



Entretien avec Annie Gonzalez
(productrice)
http://fr.blogs.dissidenz.com/2007/12/19/entretien-avec-annie-gonzalez/

- Quel est le parcours qui vous a amenée à la production de films ?

J’ai vu beaucoup de films. J’aime ça. Sinon, plus simplement, j’ai fait plusieurs cycles d’études supérieures en même temps, en y prenant beaucoup de plaisir, lettres, arts, cinéma, Beaux-arts, j’ai eu des cours passionnants et moins, Rohmer, Rouch, Noguez, Gajos, Ciment, Gette, Le Bot, Torock, tous des mecs finalement, qui développaient pratique et critique dans le même temps. Avant eux et avec eux j’ai expérimenté pas mal de choses. J’avais fait déjà pas mal de films et quelques expos locales avec des travaux en Super 8, écrit beaucoup de choses non publiées, lues en public au mieux, ou incluses dans des performances parfois. Un jour j’ai eu pas mal d’argent pour un scénario de court-métrage que j’avais écrit très vite, naïvement, avec beaucoup de ferveur et que je voulais réaliser. C’était alors le moment de trouver un producteur, je ne savais pas ce que c’était. Ça c’est fini de façon rocambolesque : il a fallu que j’aille avec des copains baraqués réclamer l’argent détourné par un producteur qui avait encaissé la subvention du CNC sans vouloir me faire le moindre chèque au moment de louer le matériel de tournage. J’ai finalement fait ce film (Teresa, 1986) quelques mois plus tard avec un autre producteur, le film a pas mal marché, il eu des prix et a bien circulé. J’en suis ressortie avec la volonté de créer mon propre outil de travail, j’ai créé Le jour/la nuit productions. Pour avoir un outil souple et fiable. Et effectivement un outil comme ça, ça intéresse des auteurs, j’ai produit plusieurs courts et moyens métrages, dont les miens, quelques documentaires, dont un film coproduit avec Arte, de Wiswanadhan, dont je suivais le travail, un artiste peintre qui a fait une très belle recherche cinématographique avec plusieurs (très longs) films sur les Eléments, j’ai produit aussi le premier long métrage de Philippe Harel, Un été sans histoire(s). Ce fut une aventure qui a permis d’aboutir un long métrage « sauvage » dans les plus belles conditions de succès et qui avait fait bouger des choses en termes de production, puisqu’avec quelques rares autres, il a permis à des films « autoproduits » de modifier les règles de l’agrément CNC.

- Pourriez-vous nous parler de la création de C-P Productions ? Quelle est la ligne éditoriale de la société ?

A ce moment j’ai rencontré Pierre Carles qui avait un montage quasi fini de Pas vu pas pris. Il cherchait à faire exister ce film et à le sortir. Je lui ai d’abord suggéré de monter sa propre boîte vu tout ce qu’il avait déjà réussi à faire avec ce film, il a cru que c’était une façon de me défiler (je crois que pas mal de monde s’était défilé déjà). Et puis on s’est dit que ce serait pas mal de monter quelque chose pour faire exister ce film, pour continuer ce travail autonome. Avec tous ceux qui avaient participé au film on a créé C-P productions. D’autant qu’on était très encouragés par le fait d’avoir des distributeurs qui y croyaient, Cara M. J’ai donc créé une autre structure autour de ce seul film, que je voyais comme une comédie originale avec enfin un point de vue critique inédit, et j’y voyais aussi une façon de faire les choses de façon indépendante et créative. Et puis le film a bien marché, on n’a pas eu de procès, le public a vraiment montré son soutien. Il faut rappeler que non seulement les gens sont venus en salle mais qu’au préalable un grand nombre avait participé à une souscription qui a permis au film de se finir dans des bonnes conditions et d’arriver en salle de cinéma.
Puis on a décidé de garder cette société et de voir si on pouvait faire un autre film ensemble. Pierre Carles avait envie de faire quelque chose autour de Pierre Bourdieu, il avait commencé avec VF films, mais c’était au point mort. On a réactivé le projet, écriture, développement, et là on eu la confirmation que c’était impossible de financer un projet signé par Carles par une quelconque part coproducteur ou pré-achat d’une chaîne TV. Mais La sociologie est un sport de combat est maintenant un film référence sur un des plus grands intellectuels français du XXème siècle, qui est toujours en salle en France et qui circule à l’étranger.
Cette contrainte de produire sans la télé fait que d’une part on a une très grande liberté éditoriale et aussi… peu d’argent. Le succès en salle (de 55 000 à 163000 entrées), s’il ne permet pas d’amortir les films, génère -ce qui est fondamental pour les indépendants français-du fonds de soutien qui amorce les nouveaux projets, et surtout il encourage à continuer.
Le réseau qui soutient ce travail, le public, les salles, et aussi tout ceux qui grâce au résultat de l’exploitation en salle peuvent voir les films après autrement, fait qu’on a aussi une espèce de contrat tacite, comme si quelqu’un vous disait « bon d’accord on veut bien voir encore ce que vous pouvez faire ». Ce n’est pas une carte blanche bien sûr, c’est encore moins un adoubement professionnel, mais ça met la pression encore plus, on se dit qu’il y a des gens qui veulent voir autre chose quand même. La ligne éditoriale se dessine ainsi avec ce qu’on a envie de faire et tout en sachant que certaines portes sont fermées.
Ce qui fait qu il faut accepter ces particularités, qui deviennent comme un « label C-P ». Si j’ai plusieurs films de Carles en développement, l’ouverture à d’autres auteurs s’est faite avec Christophe Coello et Stéphane Goxe, avec lesquels Pierre a coréalisé Attention danger travail et Volem rien foutre al païs. Je développe d’ailleurs leur prochain projet commun. Nous sommes aussi en train de finir la production de la suite de leur enquête sur le travail qui sortira l’an prochain, intitulée Qui dit mieux ? et je co-produis le prochain documentaire de Christophe Coello.
Au sein de C-P, avec Pierre nous avons développé et co-produit le troisième long-métrage de Thomas Bardinet, Les petits poucets, une fiction avec notamment Christophe Alévèque, que nous sortons en avril 2008. C’est le film apparemment le plus extérieur à l’univers C-P à ce jour, parce que c’est une fiction. Mais il correspond aussi à notre façon indépendante de travailler et présente une vision singulière de son sujet. Tous ces films sont des prototypes, des œuvres uniques, qui demandent du temps pour voir le jour. Mes possibilités d’investissement dans le développement de projet ne peuvent pas se faire sur beaucoup de films à la fois, malgré tous les désirs et les sollicitations. C’est de l’artisanat.

- Quelles sont les spécificités du travail avec Pierre Carles ?

Être sur certaines black lists ?… mais avec plein d’idées…

- Quelles ont été les genèses des projets Attention danger travail et Volem ?

C’est un travail atypique en termes de production, mais typique de la façon dont nous voulons avancer : une recherche de fond, rigoureuse et en même temps la volonté de préserver un espace de spontanéité, de rapport simple au réel et de proposer des choses importantes, ouvertes à la discussion sans se prendre au sérieux. Pour cela on se donne le luxe, sans les moyens du luxe, le luxe du temps, le temps de réfléchir, de travailler avec les autres. Ces deux films réunissent des enjeux collectifs mis en pratique, plusieurs réalisateurs, plusieurs monteurs, plusieurs strates de tournage et un long rapport avec le sujet. Le projet du chantier de Volem a été lancé en sachant qu’il y aurait ce temps assez long de développement et d’enquête. [Pour en savoir plus, lire l’entretien avec Annie Gonzalez et Roger Ykhlef, monteur du film] Le film est sorti 4 ans après le démarrage du « chantier », plus long que ce qu’on avait prévu mais parce qu’au cours de cette recherche les réalisateurs avaient réuni un matériau très riche qui a fait émerger un autre film. Attention danger travail, un palier dans leur enquête qu’il semblait important de rendre public si nous voulions pourvoir aller plus loin dans la réflexion sur la critique du salariat, avec le public justement. Et nous avons sorti en salle cet état de leur réflexion.

- Comment aborde-t-on la diffusion de telles œuvres ? Imposent-elles des moyens spécifiques de circulation ?

Dans une économie de plus en plus difficile pour les films fragiles, il faut bien sûr faire une réflexion spécifique, qui ressemble aussi à ce que je fais en production, un travail minutieux de terrain, un accompagnement sur la durée. Mais ce n’est pas spécialement original, puisque tous les indépendants, ont cette même volonté de créer un vrai lien, d’aller dans les salles vers le public. Ce qui n’est pas forcément légitime, les films devraient pouvoir vivre seuls aussi. Mais une de nos seules forces face aux machines de promotion, c’est d’avoir un véritable échange avec les spectateurs, dans les salles mais aussi ailleurs, et s’il y a une complicité parfois houleuse avec les réalisateurs, réactivée souvent par d’autres contacts que ceux de la salle (mail, courriers, rencontres, projections « non commerciales », piratages divers,…), il y a quelque chose qui ressemble à un dialogue. Dont la nécessité est accrue au moment des sorties en salle, ou des DVD, puisque ce sont les seules façons de voir nos films… qui ne sont toujours pas achetés par une télévision française.
C’est d’ailleurs de cela que va rendre compte Qui dit mieux ? Ce film a été tourné lors des débats nombreux (une centaine) à la sortie de Attention danger travail. Ce pourrait être un hommage aux salles d’art et d’essai qui restent un lieu de débat non conforme, où peuvent s’entendre des paroles non formatées sur l’écran et dans la salle. Ce sera surtout un film populaire qui nous montre des visages qu’on ne voit jamais à la télévision, peu au cinéma, de gens qui s’expriment en dehors des protocoles habituels et qui échangent entre eux. C’est un beau dialogue à plusieurs voix, fait par ceux qui dans pas mal de salles en France se répondent, s’étonnent, s’invectivent, doutent et proposent, partagent le plaisir rare d’essayer de réfléchir ensemble.
Mais pour que ce dialogue existe, il faut le temps de rendre visibles les films, il faut que les salles s’engagent à soutenir cette démarche, et si ce n’est pas simple pour elles, avec cette rotation de plus en plus rapide des films, c’est fondamental pour moi, qui arrive avec des films qui ne sont ni amortis ni même complètement financés.
Le résultat des « petits » films en salle, des films originaux, des démarches singulières, même si ces films ont une presse très bonne, est assez déstabilisant. Beaucoup de ces films font entre 10 000 et 30 000 entrées salle, ce sont des films différents, souvent cohérents dans leur mode de production et de distribution, toujours des propositions uniques. Et ça ne marche pas plus que ça. D’un côté c’est parfois à désespérer de la curiosité des publics et des exploitants, de la ressource économique pour développer de nouvelles choses. Mais c’est aussi le signe d’une résistance encourageante : c’est plutôt génial qu’on puisse avoir en France, encore autant de salles, autant de spectateurs, un cinéma aussi productif, et des réalisateurs qui inventent, et… des films à 10 000 entrées. Le reste c’est comme le reste, car dans la monoculture consumériste de plus en plus battante il faut bien se dire que la résistance ne sera plus une posture. Et c’est bien à tous les acteurs, d’imaginer comment faire autrement. C’est ce que nous essayons d’expérimenter à chaque film.

- Pourriez-vous nous parler d’un ou de plusieurs films qui vous tiennent particulièrement à cœur ?

C’est un film où une force irremplaçable est à l’œuvre quand elle est incarnée par une voix unique, un style, un corps engagé. J’utilise le mot engagé intentionnellement car c’est celui qui est souvent apposé aux derniers films que j’ai produits, ceux de Carles, en voulant à la fois les identifier dans un champ circonscrit qui ne rendrait compte « que » de problématiques sociales et les éloigner du cinéma où l’on ne parlerait que de plans, de lumière, de profondeur de champ, de jeu et de découpage. J’aime ce qu’il y a de primitif dans le cinéma, qui engage le corps, de celui qui filme, de celui qui est filmé, de celui qui regarde, c’est cette relation que j’aime parce qu’elle est discutable, toujours charnelle, humaine et risquée. Ce sont ces films là qui me tiennent vraiment à cœur, physiquement, dans le cinéma direct et dans la fiction. Je pense alors aussi bien au corps d’Etat des lieux de Jean-François Richet dont la révolte me gagne justement parce qu’elle passe par le travail des corps violentés par le « social », qui lui n’en n’a pas de corps, qu’aux pulsations des corps apparemment étrangers de J’ai pas sommeil ou de Beau travail de Claire Denis, aux peuples de Route one de Kramer ou d’A l’ouest des rails de Wang Bing, je peux continuer une liste de films qui pour moi font ce cinéma qui me tient à cœur, où l’engagement des corps donne une expérience unique au spectateur . Car même si ces films très différents, sont prégnants, affirmés, qu’ils vous arrivent d’un bloc, pesant de la personnalité de l’auteur, ils ouvrent un espace à partager, une place où se mettre, si gênante soit elle. Ce n’est pas la fenêtre ouverte sur le monde qu’on peut regarder tranquillement depuis son fauteuil, là on se déplace avec d’autres corps, on est basculé, on a littéralement changé de position à la fin du film. Et pas parce qu’on a été manipulé par une intrigue brillante, mais parce qu’on accompagne une démarche, faite du récit des corps qui partagent le monde.
Mais le film dont j’ai usé plusieurs copies vhs c’est The Misfits (Les Désaxés), où le corps de Marilyn vibre à chaque photogramme, où les chevaux sont finalement sans entrave, où tout peut redevenir possible, même pour les corps usés, alors que les étoiles continuent de briller dans la nuit.



 
 

  
maison   société   textes   images   musiques