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son édition du 26 février, Le Monde dévoile
sa tactique pour contrer les accusations de corruption intellectuelle
qui culminent avec la sortie médiatisée de La Face
cachée du Monde, de Pierre Péan et Philippe
Cohen (Éditions Mille et une nuits). Edwy Plenel se fend d'une
longue dissertation assez creuse (« Le Monde est-il un
danger pour la démocratie ? ») accompagnée
d'un article non signé (« Le journal est la cible d'attaques
croisées des extrêmes dans des livres pamphlétaires
et des libelles depuis les années 1950 »), avec un petit
encadré sur PLPL (« Le
précédent "Pour Lire Pas Lu" »), le tout en
page 18, tandis que, dans son billet, Pierre Georges essaie de venir
maladroitement au secours de ses maîtres (voir l'analyse
de PLPL sur ce bidonnage-là).
Elle
a l'avantage d'être simple et classique; on peut l'appeler la
défense-Cukierman (du nom de ce président du
C.R.I.J.F. qui voit des rouges-bruns partout). Elle se résume
ainsi : nos critiques sont des ennemis de la démocratie
et nécessairement des antisémites; fermez le ban.
Ceux
qui critiquent Le Monde sont donc des extrémistes, nostalgiques
de Vichy (Péan et sa supposée nostalgie mitterrandienne),
d'affreux souverainistes (Cohen, conseiller de Chevènement),
des rouges en passe de devenir bruns (PLPL, accusé d'antisémitisme,
sans que le gros mot soit prononcé -voir leur réponse).
Le schéma de défense est efficace et éprouvé,
bien que pas mal galvaudé et très prévisible;
Péan l'avait pressenti, dans une entrevue à Charlie
Hebdo, publiée le même jour, il déclarait : « Il
[Plenel] pourra toujours essayer de me faire passer pour un
type d'extrême droite masqué en type de gauche, une sorte
de rouge-brun… » Bien vu Pierrot !
Pour Le Monde, l'archétype du rouge-brun semble être
Boris Souvarine, un des rédacteurs « en 1952, [d']une
brochure intitulée Le Monde auxiliaire du communisme
[…] cet opuscule est financé par Georges Albertini,
ancien collaborateur notoire. » (Le Monde, 26/02/2003,
p.18). L'embêtant est que Le Monde n'a pas toujours été
aussi regardant avec Souvarine et ses amis. Dans la même édition,
un cahier spécial —un de ceux qui permettent de renchérir
le prix du numéro—, « Staline, 50 ans après »
mentionne Souvarine dans une chronologie « La "bolchévisation"
du parti français » : « Juillet 1924. La
direction du P.C.F. prononce l'exclusion de Boris Souvarine, rangé
aux côtés de Trotski contre Staline. »
Dans Le Monde du 05/12/1997,
une tribune, signée « J.-M. C. » (Jean-Marie Colombani,
alias Ramina), intitulée « Le communisme et nous »,
clame : « Il ne faudrait d'ailleurs pas ajouter l'ingratitude
à l'oubli en ne reconnaissant pas notre dette envers ceux — anciens
communistes en rupture de ban, comme Boris Souvarine, communistes
oppositionnels, comme les trotskistes, ou anarchistes et libertaires —
qui, dans un isolement souvent tragique, ont accumulé les premières
preuves des crimes commis en URSS. Quoi qu'on puisse penser par ailleurs
des utopies révolutionnaires qui, pour certains, continuaient
de les animer, il nous semble équitable de rappeler qu'ils
payèrent parfois leur audace de leur vie. »
Dans cette tribune, le patron du Monde essayait de se faire
pardonner son soutien publicitaire immodéré au Livre
noir du communisme coordonné par Stéphane Courtois;
il reprenait les arguments développés par Gilles Perrault
et d'autres dans Le
Monde diplomatique qui triaient le bon grain (les travaux
de Nicolas Werth, par exemple) de l'ivraie (la comptabilité
des « 100 millions de morts », des préface et postface
de Courtois); il en profitait aussi pour répondre post-mortem
à Souvarine en inventant une épopée anti-stalinienne
du Monde.
Mais, le Bulletin d'Études et d'Informations Politiques
Internationales où Souvarine publia son pamphlet de 1952,
qui deviendra plus tard Est et Ouest, était lié
à son Institut d'histoire Sociale, d'abord branche de celui
d'Amsterdam, puis projet personnel, de plus en plus soutenu par des
banquiers au passé douteux, des cercles patronaux, des syndicats
« réformistes », l'argent de la C.I.A. (d'après
sa fiche du Réseau Voltaire, que l'Institut récuse),
mais surtout la crème des essayistes anti-communistes qui fait
l'habituel délice du Monde, aroniens et furetiens. Aujourd'hui,
Stéphane Courtois est vice-président de son bureau;
le président est Jean-François Revel, « de l'Académie
française », maître-à-penser de Jean-Marie
« Tous américains » Colombani; le Conseil d'administration
s'enorgueillit de la présence de André Bergeron (ancien
secrétaire général de Force Ouvrière,
grand consommateur lui-aussi de subventions américaines, ancien
président de cet Institut) et de celle de Jean-Claude Casanova
(post-barriste, directeur de Commentaires, éditorialiste
associé au… Monde), le Conseil scientifique comprend
Alain Besançon et Emmanuel Le Roy Ladurie, « de l'Institut »,
qui sont loin d'être des pestiférés au Monde
malgré leur participation à ce douteux organisme !
C'est sans doute qu'ils ignorent tout de sa douloureuse histoire,
de ses soutiens Georges Albertini et Roland Gauchet (milicien, futur
lepéniste), voire de la pouponnière qu'il fut pour Gérard
Longuet ou Madelin en rupture d'Occident (d'ailleurs Le Monde
remue rarement ce passé agité de Madelin, dont le gourou
libertarien Pascal Salin est accueilli à « colonnes ouvertes »).
Pour finir, comme Ramina-Colombani quand il ne préfère
pas une vérité déformée, rendons tout
de même justice à Boris Souvarine. Comme l'écrivait
Jean-Luc Porquet, dans le Canard enchaîné du 17
juin 1998, « Souvarine, qui a parfois publié n'importe
où (dans l'hebdomadaire antisémite Gringoire,
par exemple !), a rarement écrit n'importe quoi. »
Boris Konstantinovic Lifsic, jeune juif ukrainien, ouvrier joaillier,
fut membre de la S.F.I.O. puis du P.C.F. après le Congrès
de Tours, du Komintern aussi, jusqu'à son exclusion en 1924.
Il fut ensuite l'homme d'un seul combat, une seule obsession, l'anti-stalinisme;
son Staline, Aperçu historique du bolchévisme,
publié chez Plon en 1935, est le premier grand livre à
analyser le phénomène stalinien, il prédît
le pacte germano-soviétique, prévint avant tout le monde
des persécutions antisémites en Union Soviétique,
fut au côté des dénonciateurs du goulag de David
Rousset et Anton Ciliga à Soljenitsyne. Durant la guerre, il
est à New York, comme Breton qu'il fréquenta (et Bataille,
et tant d'autres) —les nazis en profitant pour piller ses archives
des documents concernant Trotski; s'il côtoya le futur négationniste
Rassinier au sein du Cercle Communiste démocratique, ce fut
avant-guerre bien avant que celui-ci n'entame sa dérive. On
trouve ses livres chez les meilleurs éditeurs, Ivrea surtout,
Allia, Agone, voire La Différence, Spartacus autrefois.
D'autres liens :
-
Le dossier de PLPL sur l'implosion du Monde : http://www.homme-moderne.org/plpl/l0303/index.html
-
L'Institut d'Histoire Sociale : http://histoire-sociale.asso.fr/
-
Et sa fiche au réseau Voltaire, http://www.reseauvoltaire.net/article992.html
-
La biographie d'Alain Madelin sur http://www.alainmadelin.com/
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