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ussi
vrai qu'il n'y a pas d'écran de fumée sans feu, pédophilie
et secte sont deux mots magiques, incontestables, qui valent
bien le bûcher hier nécessité par le mot « sorcellerie »,
par exemple. Il ne s'agit pas de « négationnisme »
comme on dit aujourd'hui, nous sommes d'accord : il existe
des pédophiles et des sectateurs, mais qui sont-ils, exactement,
ces sectateurs et ces pédophiles ? Des types qui ouvrent
leur imperméable à la sortie des écoles ou des
violeurs ? Des hérétiques ou des fanatiques ?
Des qui font des « cures » en Thaïlande
ou d'autres qui ayant entendu parler d'un certain Sigmund Freud s'inquiètent
en toute pédagogie de l'épanouissement des enfants,
à commencer par les leurs ? S'il faut en croire, ce qu'un
monsieur a dit la dernière fois dans notre courrier des lecteurs
— que les mots étaient des actes au premier degré —
les pédophiles ne sont rien moins que ce que les « gens
ordinaires » entendent par pédophiles. Il
faut croire que l'acception du terme était, il y a une trentaine
d'années, moins entendue qu'aujourd'hui, qui ne contrevenait
à aucune remise en question sur la place publique. Ainsi, de
temps à autre, il m'arrivait d'acheter en kiosque, pas même
interdites à l'affichage public, les revues Actuel (1)
ou Sexpol.
Dans
le Petit Larousse de 1936, les mots pédéraste
et pédophile sont introuvables. Dans le Littré
en 10/18 (1964), je lis à pédérastie : vice
contre nature. Rien à pédophilie. Qu'y a-t-il
de commun entre pédérastie et pédophilie ?
Le Robert donne à pédérastie : empr.
du gr. paiderasteia, de erân, « aimer »,
et paidos « enfant, jeune garçon » : commerce
charnel de l'homme avec le jeune garçon et, par ext.,
toute pratique homosexuelle masculine. Ainsi le supplément
au Robert (1975) peut-il donner pédale pour pédéraste,
c'est-à-dire homosexuel. Même son de cloche dans
le Larousse de poche (1996) qui dit : pédéraste : homme
qui s'adonne à la pédérastie, et pédérastie : attirance
sexuelle d'un homme pour les jeunes garçons ; homosexualité
masculine. Ceci à l'encontre du dictionnaire de poche
Hachette qui nous dit que l'emploi de pédéraste
pour homosexuel est abusif, ce que confirme André
Gide : « J'appelle pédéraste,
celui qui, comme le mot l'indique, s'éprend des jeunes garçons.
J'appelle sodomite... celui dont le désir s'adresse
aux hommes faits ». (Journ., Feuillets, II, févr.
1918). À cet endroit, je prends bonne note que, selon
le Larousse de poche, être pédéraste c'est
s'adonner à l'attirance, etc. Attirance sexuelle pour
les enfants, y est-il encore écrit au mot pédophile.
Même définition dans le supplément au Robert
et dans le Dictionnaire de poche Hachette. Ainsi le mot pédérastie
qui appartenait au champ sémantique : a) du vice
contre nature avec les jeunes garçons ; b) du
vice contre nature avec les hommes, a-t-il distinctement laissé
la place à pédophilie, vice contre nature avec
les jeunes enfants (et non plus seulement les jeunes garçons),
d'une part, et à l'homosexualité, qui n'est plus un
vice contre nature, d'autre part. Toute polysémie selon quoi
Lewis Carroll qu'on avait plutôt laissé filer doux avec
ses photos de petites filles entre en attirance tandis qu'André
Gide, via la désuétude dans laquelle est tombé
le mot pédérastie (une certaine banalisation
du mot pédé, également) est rapatrié
du côté de la stricte homosexualité.
Je
parle du mot pédophile, je pourrais parler du mot
secte, ou hier du mot réactionnaire, tout aussi
sujets à l'amalgame. Car c'est bien d'amalgame qu'il s'agit.
Avec la misérable campagne menée contre Daniel Cohn-Bendit,
on voit bien à quel usage fourre-tout doit servir ce mot ; et
quand l'usage devient politique, c'est du nanan ! D'abord, s'il
doit s'agir de vice contre quelque chose, c'est bien plutôt
contre culture que contre nature. À ce moment, comme il faut
élider l'article de la violence pour qu'ayant entendu une vache
braire tout le monde se mette à crier « haro sur
le baudet ! », eh bien la question ne se pose plus : il
suffit que l'attirance libidinale et la violence, violence sexuelle
(c'est-à-dire psychologique et parfois physique), la remise
en cause politique et la tolérance soient mises au même
panier idéologique.
Avec
l'ignoble campagne menée contre Daniel Cohn-Bendit, disais-je,
et derrière lui contre Joschka Fischer, s'affiche ce que nous
subodorions depuis un petit bout de temps : que quelque
chose de résolu à l'élimination, enkysté
dans la couenne, cherche aujourd'hui à s'afficher au nom de
la rationalité insensée nécessitée par
l'économie de marché afin de parfaire la rotondité
de son hégémonie.
La
paupérisation de masse, la machinerie policière qui
a entouré les sommets OMC, FMI et autre World Economic FIM
(Genève, Seattle, Prague, Zurich, Davos et Nice), le fichage
systématique qui s'en est suivi, sans parler du retour de nervis
fascistes armés sur la place publique, tout cela, et pas seulement
les prochaines échéances électorales, brosse
un tableau de guerre civile (je m'excuse de pousser le bouchon, mais
Vers la guerre civile fut quand même le titre de l'ouvrage,
jadis, d'un actuel Secrétaire d'État) hors duquel il
est bien difficile de comprendre cette campagne. Que Daniel Cohn-Bendit
ait été secoué montre bien les limites de sa
confiance dans le libéralisme, pour ne pas dire sa complaisance,
à ce sujet. Sans avoir de sympathie particulière pour
lui, ni m'expliquer autrement que par leur arrivisme politique, à
Joschka Fischer et à lui, la haine qu'éprouve à
leur égard Bettina Röhl, la fille d’Ulrike Meinhof, il
faut bien admettre que par-delà les salves de « vieux
cons » et de « jeunes cons » que
deux générations sont en train de se lancer à
la figure, cette campagne de division pour régner excède
passablement l'envie de s'en laver les mains.
Le
mot pédophilie, qui par ailleurs est un terme didactique
datant du XXe, est d'usage récent : dans les 70's
il n'existait pas. Pourquoi ? Parce que la pornographie qui n'en
finit pas d'appeler de ses vœux l'exhibition d'adolescents et d'enfants
n'existait pas sous sa forme généralisée actuelle.
Dans les 70's, le discours du sexe appartenait à la littérature
et au militantisme, et en toute ingénuité peut-être,
mais en toute légitimité sûrement, il rebondissait
sur tous ceux qui voulaient entendre ce qui se donnait à entendre.
Là-dessus, exprimer ses remords comme Daniel Cohn-Bendit l'a
fait, c'est non seulement prendre le risque de nier le mode d'énonciation
original et joyeux d'une époque mais en outre implicitement
abonder dans le sens des zélateurs du plus petit dénominateur
commun : qu'il le veuille ou non, ce qu'il a écrit
dans son livre fait partie d'une syntaxe publique. Vieux ou jeune
— la question n'est pas de générations — il
faut être un salaud pour feindre de l'ignorer. J'ajoute qu'il
n'est pas besoin de relire Sade pour pressentir que pervers et autres
casseurs d'enfance se trouvent plutôt du côté de
ceux qui avant tout ont toujours pris soin de crier : « coupable
! » (2).
1.
— Actuel : cf. le très bon hors série, mars 2001,
15 fr.
2.
— Cf. le forum de L'Express <http://www.lexpress.fr/Express/forum/forum1.asp?Id=66>
: Daniel Cohn-bendit est -il coupable ?
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