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TF1 permet au Monde de gagner des millions

Avec TF1-Bouygues, l’alliance fut d’abord construite sur une base politique. Pendant qu’en 1993-1995 Claire Chazal fait ouvertement campagne pour Edouard Balladur, Raminagrobis offre son journal à Mamamouchi (9). Avec l’aide de ses deux compères du « club de Torcello », le sondeur Jérôme Jaffré et le gloseur multicartes Alain Duhamel (10), Raminagrobis se dépense alors sans compter.

Mamamouchi battu, Raminagrobis fait fructifier les rapports noués avec la chaîne de télévision poubelle. TF1 va devenir, de très loin, le principal annonceur du supplément télé hebdomadaire du QVM. À tel point que Le Canard Enchaîné écrit le 14/05/97 : « Lune de miel persistante entre Le Monde et TF1 depuis que ces deux considérables médias ont décidé de s’associer pour lancer une chaîne de débats sur le satellite TPS. C’est ainsi qu’au soir du premier tour, le dimanche 25 mai, sur la Une, Jean-Marie Colombani [Raminagrobis, ndlr], le directeur du Monde, prendra place aux côtés de PPDA […] pour commenter les résultats. Bien plus, et preuve de ce joyeux rapprochement, la première chaîne vient de s’offrir pour à peu près 1 million de francs de pub dans le supplément radio-télé du quotidien [vespéral des marchés, ndlr] ». PLPL a enquêté : en mai 1997, en juin, en novembre, en décembre, en mars 1998, en avril, en mai, en juin, en septembre, en octobre, en novembre, en décembre, en février 1999, en avril, en juillet, en septembre (à deux reprises), en novembre, en décembre, en mai et en septembre 2000 : chaque fois, c’est la quasi-totalité des pages de publicité d’un supplément télé que s’est réservée la chaîne de Martin Bouygues et de Lagaf’, le Prince du Bigdil.

Mais l’arrivée des millions de Bouygues dans l’escarcelle du QVM n’a, bien sûr, rien à voir avec l’appréciation de plus en plus chaleureuse des programmes de TF1 par ce quotidien. Raminagrobis en personne a en effet expliqué : « Dans le contrat de lecture passé entre Le Monde et ses lecteurs, il est clair qu’aucune confusion ne doit être possible entre publicité et information […] le mot « publicité » apparaît sur tout espace qui pourrait prêter à ambiguïté. La publicité a pour mission d’animer, de rythmer la rigueur visuelle du quotidien. En ce sens, la publicité est partie prenante de l’identité du journal. » (Supplément hors-série du Monde, « Portrait d’un quotidien » février 1998.)

« Partie prenante de l’identité du journal », la pub pour le téléfilm Le Rouge et le Noir sur TF1 envahit le QVM. Eh bien – mais c’est une coïncidence –, Le Monde juge la série géniale (21-22/12/97). LCI offre une émission hebdomadaire au Roi du téléachat (Sa Majesté figure même, avec sa moustache, dans l’organigramme de la chaîne présidée par Étienne Mougeotte en compagnie de Jean-Marc Sylvestre, Jean-Pierre Gaillard et PPDA.) Eh bien – mais c’est une coïncidence – Le Monde juge LCI géniale (23/05/98).

Pendant que les programmes les plus nauséabonds de TF1 vont être célébrés par le QVM comme des œuvres d’art populaire, les moindres initiatives des dirigeants de cette chaîne sont assimilées à des œuvres de salubrité publique. Après avoir titré : « Le PDG de TF1 lance TV Breizh, “sa” chaîne. Le rêve d’un enfant de Saint-Brieuc, un cri d’amour pour son pays et sa langue », le journaliste réquisitionné par le Roi du téléachat lèche la main de Patrick Le Lay : « Comment vous est venue l’idée de créer cette grande chaîne régionale, qui sera la première du genre en France ? » ; « Vous avez réuni un tour de table extraordinaire » ; ou encore : « On a le sentiment que vous poursuivez un but assez romantique qui tranche avec votre image publique » (QVM, 28/08/00). Le Lay, qui glousse de bonheur, promettra de tapisser sa Rolls avec les éditos du Roi du téléachat qui glorifient l’indépendance de la presse à l’égard de l’argent.

Raminagrobis :
« Le combat du Monde pour son indépendance plaît à Pinault »
Jean-Marie Colombani

 

Qui est le plus proche conseiller de François Pinault, deuxième actionnaire de TF1 (11) ? Alain Minc. Et c’est lui qui a fait se rencontrer Colombani et Pinault en 1995. Raminagrobis raconte : « Alain Minc m’a proposé de contacter François Pinault. Je lui ai présenté le dispositif [de recapitalisation du QVM]. Il m’a écouté et m’a déclaré, en retour, qu’il avait gagné beaucoup d’argent, qu’il estimait avoir une dette vis-à-vis de la société, que le combat du Monde pour son indépendance lui plaisait (12) ». Depuis, Pinault a acheté un morceau du Monde (2,33%). Il n’a pas eu à s’en plaindre. Minc explique : « Que voulez-vous, [Pinault] a la main verte. En 1995, je lui ai conseillé d’entrer au tour de table du Monde […] Eh, bien, regardez, il a gagné de l’argent… » (Capital, 11/99.)

BHL n’est pas seulement le lauréat de la première Laisse d’or de PLPL (lire notre numéro zéro; il est aussi éditorialiste au Point (propriété de Pinault) et éditorialiste associé au Monde. En 1991, il s’entremet entre Minc et Pinault. Coup de foudre. Depuis, « rares sont les opérations importantes menées par le Breton [Pinault, ndlr] en France où le fondateur d’AM Conseil [le Nabot malfaisant, ndlr] n’ait été amené à donner son avis. » Quand Anne Sinclair, amie de Raminagrobis, veut inviter Pinault à « 7 sur 7 », « c’est Alain Minc qu’elle testera en premier et qui le lui déconseillera. »

Désormais, Raminagrobis compte sur Pinault pour posséder une chaîne de télévision locale à Paris et y inviter BHL, Sollers, Balladur, Duhamel, qu’il juge proscrits par le petit écran. Raminagrobis argumente : « Nous ne pouvons pas être sur Internet, qui mêle l’image, le texte et le son, sans avoir aussi une place, si modeste soit-elle, à la télévision » (Le Figaro, 22-23/07/00). Pas si modeste que ça : comme on l’a vu, il fomente déjà un projet de chaîne financière avec Lagardère.

C’est sans doute au Palais Brongnart, chantée par le sémillant Jean-Pierre Gaillard, que va se poursuivre la geste de l’Empereur Raminagrobis, du Nabot malfaisant et du Roi du téléachat. Quand l’entreprise éditant El Pais avait levé des fonds sur le marché des valeurs, le QVM avait déjà relaté l’événement ainsi : « Le groupe espagnol Prisa place son indépendance en Bourse » (1/07/00). Trois semaines plus tard, pour mieux séduire les investisseurs, Raminagrobis lustrait avec application les résultats de son entreprise : « Regardez le fameux taux de retour sur les fonds propres, critère clef pour les fonds de pension américains lorsqu'ils se portent candidats au rachat d'une entreprise. On dit que l'on est un objet d'intérêt pour ces fonds de pension quand le taux est de 15%. Le nôtre est de 22% » (Le Figaro, 24/07/00).

En 1944, quand Le Monde fut créé, il détestait l’argent. Il se méfiait de ceux qui en avaient. Et il méprisait ceux qui l’étalaient.

 

9. Dignitaire ottoman dans la pièce de Molière, Le Bourgeois gentilhomme (acte IV, scène III). Édouard Balladur, né en Turquie – mais qui détestait qu’on le lui rappelle au moment où son ministre Pasqua pourchassait les immigrés –, a été surnommé « l’assassin ottoman » par les amis de Jacques Chirac.

10. Sorte de franc-maçonnerie journalistique au service de la pensée bourgeoise, le club de Torcello ne comporterait que trois membres : Raminagrobis, Alain Duhamel et Jérôme Jaffré. Un ouvrage de Raminagrobis de 1996 a été dédié « Aux promeneurs de Torcello ». Or, la même année Duhamel dédiait son propre livre « Aux dîneurs de Torcello » (in S. Coignard et M.-T. Guichard, op. cit.) Dans son enquête, TF1, un pouvoir (Fayard, 1997), Pierre Péan et Christophe Nick ont précisé : « Jaffré, Colombani et Duhamel ont formé un groupe de déjeuneurs et s’assoient régulièrement à la table des ministres. Ils côtoient par ailleurs Alain Minc, administrateur du Monde et inspirateur d’Édouard Balladur » (p. 579-580.)

11. En 2000, le capital de l’entreprise Bouygues, opérateur de TF1, se répartit ainsi : famille Bouygues : 18,4%, Artémis (François Pinault) : 15,2%, Groupe Arnault : 10,3%, salariés de Bouygues : 8,4%, autres actionnaires : 47,5%. (Les Echos, 23/12/1999.)

12. Sauf mention contraire, cette citation et les suivantes sont tirées du livre de Pierre-Angel Gay et Caroline Monnot, François Pinault milliardaire : les secrets d’une incroyable fortune (Balland, 1999), qui a enrichi cette partie de notre enquête.