| En 1986, la dévotion pour les groupes anglais dépressifs ayant assuré aux Inrockuptibles un lectorat dans la « génération Mitterrand », le fanzine décide neuf ans plus tard de lancer « l’hebdo culturel dont notre génération manque ». Traduction en actes : promotion de Michel Rocard en mai 1995 ; puis de Cohn-Bendit, en 1999, au moment des élections européennes. Arnaud Viviant participe même à un collectif de soutien culturel en compagnie du rédacteur en chef de la revue alainjuppéiste Esprit et du phraseur décati Alain Touraine, sans oublier le loser reaganien André Glucksmann, tous ravis de l’engagement vert-kaki de « Dany » en faveur de la guerre de l’OTAN au Kosovo. Quelques mois plus tôt, en décembre 1998, « Les Inrocks » s’étaient parés de la caution intellectuelle de Pierre Bourdieu en l’invitant comme rédacteur en chef d’un numéro, ce qui leur permit à la fois d’en doubler le prix, d’en tripler les ventes habituelles et… de ne payer aucun des pigistes rameutés par Bourdieu. Ce dernier devait plus tard constater : « Pas besoin d’être un grand prophète pour savoir que dans trois ou quatre ans les Inrockuptibles seront une dépendance du Monde. 1» Le seul engagement constant des Inrockuptibles est leur rapacité de recettes publicitaires, qui les fait ressembler à leur cousin, Le Nouvel Observateur de Laurent Mouchard-Joffrin. Le magazine se veut « In-dé-pen-dant ». Jean-Claude Fasquelle, PDG des éditions Grasset (groupe Hachette), et la styliste Agnès Troublé (Agnès B), qui participent très tôt au capital du magazine, ont conforté cette indépendance en augmentant leur mise en 1996, année qui voit entrer dans l’actionnariat des Inrockuptibles le fonds d’investissements Archimédia (groupe GAN), la société Finances et Communication, BNP développement, mais aussi… Le Monde et Télérama. En 2002, 62 % des capitaux sont extérieurs au journal (Stratégies, 29.03.02), mais, comme le répète Christian Fevret, rédacteur en chef, « nous partageons une certaine philosophie avec Nova, celle des journaux indépendants ». Cette « certaine philosophie » permet à ses adeptes de quémander sans retenue les câlineries des annonceurs : « Je n’aime pas la publicité à la radio, précise Fevret. Sur les chaînes de télévision que je regarde, comme Paris Première et Canal Jimmy, il n’y en a pas beaucoup. Dans les journaux, en revanche, elle ne me dérange pas. » En effet, son infinie tolérance à la publicité l’avait fait accepter qu’un numéro soit troué par la marque Nike, depuis la « une » jusqu’à la dernière page. Les rentrées publicitaires assurent le tiers du chiffre d’affaire des Inrockuptibles. Ce n’est pas assez. Fevret souhaite « encore progresser »… (Stratégies, 29.03.02) L’encéphalogramme du Télérama des petits bobos est secoué par les spasmes d’indignation du tandem Viviant-Bourmeau sur chacun des sujets microscopiques qui agitent le PPA – tels que, par exemple, Renaud Camus. Ils leur permettent de s’auto-décerner des médailles de radicalité dans les escarmouches de l’antifascisme de salon, tout en maintenant le cap sur les terres (spongieuses) des « libéraux-libertaires ». Simultanément, un recyclage perpétuel leur permet de maquiller Guy Debord en dandy underground, dont on retiendra le « style de vie » et les « procédures de communication », puisqu’« il n’y a pas d’œuvre à proprement parler » (Les Inrockuptibles, 04.12.01). Recyclage aussi de Gilles Deleuze, chez qui « les surfeurs avaient trouvé […] un penseur branché pour les jours de tempête : […] sa philosophie explosive, […] samplée par les DJ, […] devient de facto un cadre explicatif pour toute une génération d’artistes, en pleine descente post-rave, et en quête de signifiants nouveaux, une fois passés les balbutiements hédonistes de l’acid-house ou de la techno ». (19/25.02.02) Le jargon « jeuniste » et esthétisant peut céder la place au reniement. Dans le numéro consacré à la mémoire de Pierre Bourdieu (29.01/04.02.02), Sylvain Bourmeau – que Bourdieu méprisait ouvertement et traitait de « jaune » depuis qu’il avait contribué à l’opération de casse de France Culture lancée par Laure Adler – évoque la « relation forte » et « complice » du sociologue avec son journal, « notre immense respect pour son œuvre ». Mais il ne tarde pas à montrer les dents, s’interrogeant « sur les raisons qui l’ont poussé à intervenir davantage, à dépenser plus de son temps dans les combats sociaux, parfois même au détriment de la recherche, notamment avec son livre sur la télévision : l’un des rares domaines sur lesquels il a écrit sans avoir réalisé de recherches empiriques » … Ce n’était qu’un début. Il préparait le terrain au papier (mal écrit) de son ami Cyril Lemieux (sociologue chéri par le PPA et surnommé « L’Ennemi du Bien » par certains de ses collègues). Pour lui, « un certain nombre d’assertions [de Bourdieu] ont une valeur scientifique très contestable ». En particulier… sur les médias : « C’est sans doute […], leur dimension politique (et par moments ouvertement polémique) qui a fait leur fortune auprès du grand public. » Si le « grand public » révulse L’Ennemi du Bien, il se veut néanmoins « citoyen » : « La façon de faire bourdieusienne (à propos des médias comme du reste) soulève des difficultés […] sur le plan de la possibilité d’une critique citoyenne des médias. » La « critique citoyenne » ne doit pas oublier la « complexité », autre pilier de la pertinence critique entre fats imbéciles et diplômés : « Certaines mauvaises lectures de Bourdieu débouchent sur un simplisme critique (du type “Journalistes tous pourris”) ou analytique (du type “L’économie domine tout dans les médias”). » Pour les amis de la pensée molle, tout doit être complexe, citoyen, incertain et en réseau.
PLPL a démontré que, sous le couinement de « Complexité ! Complexité ! », rampe la procession des éclopés du cerveau munis d’une carte de presse (lire PLPL 10). Pour les amis de la pensée molle, tout doit être complexe, citoyen, incertain et en réseau. La rédaction des « Inrocks » dégorge donc chaque semaine le bréviaire gélatineux de la « postmodernité » et de l’esthétique du « complexe ». Toute œuvre chroniquée favorablement doit être « déconstruite », « éclatée » et « faire voler en éclats les structures narratives traditionnelles ». « 2001 a résolument imposé la victoire du postmodernisme », nous explique Jean-Daniel Beauvallet, tandis que Serge Kaganski livre sa théorie du cinéma : « La piste la plus féconde et contemporaine du cinéma est dessinée par tous ces films qui se délestent plus ou moins d’une histoire avec un début, un milieu et une fin, pour tendre à une expérience sensorielle faite de stases temporelles, d’hypnose contemplative. » (04/10.12.01) Vive le flou ! Vive le mou ! Un « essai saisissant » sera chroniqué par Demorand comme « rare et puissant » s’il témoigne des « visages émergents du monde sans jamais chercher à réduire le flou qui entoure ces nouvelles réalités ». Comment ? Grâce aux « OGM conceptuels » que sont les « forums hybrides », la « recherche confinée et la recherche de plein air », le « choix tranchant contre enchaînement de rendez-vous ». Demorand se pâme : « Le débordement du politique par des questions indécidables » sera une « chance pour la démocratie, et peut-être même une révolution ». Est moderne ce qui est postmoderne, et vice-versa, Selon Bourmeau : « La modernité, aujourd’hui, relève d’une absolue singularité […] irréductible à l’éventualité d’une filiation, à la théorie, à tout discours univoque, au caractère simplet de la thèse, à la complaisance fashion. » Catherine Millet et Michel Houellebecq « incarnent une nouvelle modernité littéraire. […] Pourquoi ? Parce qu’ensemble ils incarnent à la perfection une nouvelle modernité ». Le roman Plateforme de Houellebecq est encensé, mais, « quant à l’auteur, le communiste Michel Houellebecq [ndlr : ce « communiste » est domicilié en Irlande pour payer moins d’impôts], il nous faut dire ici à quel point nous sommes en désaccord, et parfois même choqués, lorsqu’il dit ce qu’il pense ». Car Bourmeau trépigne dès qu’il entend le mot « communiste » : « Nous n’avons rien à voir avec ces gens-là ! » (Libération, 9.11.96). Viviant, de son côté, feint de tancer son ami Beigbeder (qui a télévendu les livres onanistes de son ami Viviant) lorsque celui-ci se charge, avec la fortune que l’on sait, de la campagne de Robert Hue. « Frédéric Beigbeder a toujours gaspillé son génie à vendre son talent » Mais Beigbeder étant une « une espèce de dandy rouge, […] un Paul Nizan du slogan », on lui pardonnera plus facilement ses écarts qu’à d’autres bolcheviks, qui font s’étrangler de rage Jade Lindgaard : « Arlette Laguiller pourrait devenir le “quatrième homme” de la course électorale [grâce à des mots] simplistes et anciens : […] qui d’autre parle encore d’“exploiteurs” et de “possédants” ? […] Comme s’il existait une entreprise commune aux élites politiques et financières pour maintenir les plus pauvres dans la plus grande misère possible. » Lindgaard réclame « une lutte plus mondialiste que tiers-mondiste, débarrassée des arguments marxistes » (26.02/04.03.02). Dès que Bourmeau le lui permet, elle épanche dans les colonnes des « Inrocks » son amour pour Christophe Aguiton, « L’agent séducteur d’Attac, son responsable chaleureux, avide de jeunesse et d’initiatives. [qui] Voyage sans cesse, adore les rencontres, est capable de prononcer sans notes des discours en anglais et en espagnol. » (27.11/03.12.02) Nouveau Télérama des quadragénaires et quinquagénaires, « Les Inrocks » ont achevé leur mue le 27 mars 2002, inaugurant leur « nouvelle formule » : un cahier télévision de trente pages (Serge Kaganski – un des fondateurs du magazine – y a fait l’éloge du Maillon faible) ; avec de la publicité qui dégouline de partout. « Le journal a gagné en maturité, clame Fevret. Au départ, il était moins généreux, il se construisait beaucoup “contre”, il était radical, un peu caricatural. En fait, c’était uniquement un journal de parti pris. À présent, nous réalisons un vrai travail de journalisme et d’enquête. » (Stratégies, 29.03.02) « Je suis journaliste et je n’ai pas envie de jouer la comédie de la société du spectacle », déclarait Bourmeau au QVM (20.01.97). C’est à la comédie du journalisme que sont hebdomadairement conviés les lecteurs des « Inrocks », entre asthénie intellectuelle et piaillements « citoyens », « postmodernité » et fausses audaces, le tout mijotant dans un jargon anglophile. Une recette parfaite qui permet au conglomérat idéologico-industriel formé par Le Monde, Le Nouvel Observateur, Libération, et Télérama (qui bientôt rachètera les restes de l’ancien fanzine branché) d’occuper tout l’espace. Et tendre aux petits cadres cultureux et complexés un miroir où, attendris, ils peuvent se regarder s’empâter. |