LE CHANTIER DU BONHEUR | ||||||
Pour distraire ses lecteurs aisés et doper ses ventes souffreteuses, le Quotidien vespéral des marchés (encore appelé Le Monde par ses actionnaires) publie chaque semaine en île-de-France Aden, un « guide culturel » où voisinent programmes de cinéma et suggestions de sorties. Dans l’édition du 12 juin 2003, un reportage était consacré à la réfection d’un immeuble parisien. Il invitait le chaland à découvrir les « coulisses » du chantier à l’occasion d’une journée « portes ouvertes » organisée par le BTP comme une opération de communication. Mais la journaliste ignorait qu’un Sardon effectuant une enquête de sociologie s’était fait embaucher pendant six semaines comme stagiaire coffreur sur ce même chantier. Et qu’il lirait l’article d’Aden avec beaucoup d’attention… | ||||||
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| 3 À l’examen (que n’effectuera pas la journaliste d’Aden), les « playmobils » se révèlent être des salariés exploités par des patrons, comme leurs 825 000 collègues ouvriers du bâtiment en France. « Quand je suis arrivé sur le chantier au début du mois de mai, explique notre sociologue sardon, il y avait cent vingt ouvriers dans le gros oeuvre : quatre-vingts dépendaient de sociétés sous-traitantes, quarante de l’entreprise GTM (l’entreprise générale), dont vingt-cinq intérimaires (tous les manœuvres, une bonne part des ouvriers qualifiés, et même un chef d’équipe) – ces informations m’ont été données par le conducteur de travaux. C’est une configuration désormais habituelle sur les gros chantiers. Une des manières de distinguer les intérimaires des permanents, c’est que les seconds ont des tenues fournies par GTM et que les autres doivent se débrouiller pour se procurer leurs habits de chantier. Étrangement pourtant, lors de la journée publicitaire organisée par le patronat le 14 juin dernier (qui a valu le lamentable article d’Aden), les rares ouvriers qu’on faisait travailler pour la parade – les autres samedis en revanche, ils travaillaient pour de vrai – bien qu’étant presque tous intérimaires, arboraient un tee-shirt aux couleurs et slogans de GTM. » 6 Le Monde, lui, ne se refait pas : sa journaliste à absorbé le discours patronal comme une éponge. Notre sociologue sardon, lui, ne s’est pas laissé berner : le « déficit de vocations » qu’évoque le cadre interviewé dans Aden n’est réel que dans la mesure où les salaires sont médiocres, l’insécurité et la pénibilité très importantes et parce que la politique du patronat consiste à ne recruter principalement – et même exclusivement pour les entreprises des grands groupes – des jeunes de moins de 30 ans, nés ou ayant grandi en France. Cette discrimination à l’embauche sur l’âge se transforme en une discrimination indirecte pour les immigrés : le temps d’arriver en France, de trouver des contacts, de se former, ils ont souvent dépassé l’âge, et se trouvent relégués jusqu’à la fin de leur carrière vers les formes d’emploi les plus précaires que sont la sous-traitance et l’intérim. |
| « Chantiers, Des palissades, une belle façade haussmannienne qui s’ouvre sur le vide, une pancarte qui précise « Interdit au public » : les chantiers de construction sont toujours une énigme. Une zone en devenir, dont les métamorphoses se dérobent au regard, et qui semble aux passants comme la promesse, au coin d’une rue, d’une quatrième dimension 1. | 4 Quand une journaliste d’Aden se déplace sur un chantier, c’est d’abord pour exercer sa verve poétique. Recueillir des propos d’ouvriers parlant de leurs conditions de travail aurait répandu dans le supplément culturel du QVM une suffocante odeur de sueur. À peu près au moment où la reporter d’Aden s’épanchait sur la trajectoire des pigeons, l’enquêteur de PLPL notait dans son carnet : « Le chef d’équipe intérimaire du chantier s’est cassé une jambe en essayant de guider seul un coffrage de poteau tenu par la grue. S’il le guidait seul, ce qui est évidemment dangereux, c’est qu’il était stressé en permanence, faisant de nombreuses heures supplémentaires, car on lui imposait une cadence intenable. Lorsque le conducteur de travaux nous a reçus sur le chantier, moi et l’autre stagiaire, il nous a dit : “On a déjà perdu des personnes à GTM, on a plutôt un mauvais score cette année, alors ce serait bien qu’on n’en perde pas sur ce chantier.” Effectivement, j’ai appris que deux coffreurs étaient morts en décembre sur le chantier Peugeot-Citroën dans l’ouest parisien, dirigé par GTM. Le chef d’équipe intérimaire qui s’est ensuite cassé la jambe y travaillait également, et il me commentait ainsi l’accident : “Ils [GTM] sont toujours à chercher un coupable, il faut qu’ils en trouvent un. Mais tu pousses, tu pousses, tu fais aller plus vite, c’est ça le truc : les mecs ils ont serré trop vite et voilà…” » 5 Ces chiffres, dignes d’une brochure publicitaire, incitent davantage à s’émerveiller des prodiges réalisés par les entreprises de la Fédération française du bâtiment que ceux révélés par notre enquêteur sardon : en 2000, le secteur du BTP totalisait officiellement 21 % des 48 000 accidents du travail ayant entraîné une incapacité permanente dénombrés en France, et 26 % des 730 accidents ayant causé un décès, alors que les salariés du BTP ne représentaient que 7 % du total des effectifs salariés. La même année, il y a eu dans le BTP un accident du travail avec arrêt pour dix salariés, et un accident du travail ayant entraîné une incapacité permanente pour 120 salariés (source : Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés). Les chiffres d’accidents du travail, y compris mortels, augmentent depuis quelques années. Mais les journalistes préfèrent enquêter sur des sujets plus graves : « 10 millions de célibataires en quête de l’âme sœur : la rencontre de votre vie. Comment s’y préparer, la reconnaître, la réussir » (couverture du Nouvel Observateur du 08.08.02), « Sexologie. Enquête sur une profession suspecte. Notre liste des 100 meilleurs sexologues » (couverture du Point du 09.08.02), « Spécial Paris coquin » (couverture du Point du 08.08.02), « Été pourri, comment sauver vos vacances » (couverture du Parisien du 12.08.02), « La réussite de Paris-Plage » (couverture du Monde du 18-19.08.02). Et comme l’a établi scientifiquement PLPL, TF1 n’a diffusé au cours de ses journaux télévisés de l’année 2001 que deux reportages sur les accidents du travail, contre 1 190 sur la délinquance et l’insécurité… (lire le dossier de PLPL n° 13, février 2003, sur les médias et le monde du travail). |
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