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Badi Bekkouche a environ trente ans. Né en France de parents algériens, il a grandi à la Grande Borne, une cité populaire de l’Essonne qui émarge à chaque saison au tableau médiatique des "violences urbaines". Badi n’a jamais lu les ouvrages d’André Gorz ou de Jeremy Rifkin, est extérieur au débat sur le revenu d’existence, n’a jamais milité dans un groupe libertoïde. C’est donc en solitaire, guidé seulement par sa répugnance naturelle des codes hiérarchiques, que Badi a emprunté le chemin qui l’a amené voici un an à refuser tout travail salarié et à se contenter du RMI. «Je suis un gosse de la laïque, dit-il dans un sourire. On m’a toujours appris à bien faire mon travail. Je n’ai pas besoin qu’un chef me le répète. Alors, pour me débarrasser des chefs, j’ai décidé de me débarrasser du travail ». Son RMI lui permet tout juste de payer le loyer du studio qu’il occupe à Paris et de faire le plein de pâtes alimentaires : « De toutes façons je sors peu, je bois pas et quand j’ai envie d’écouter l’un de mes cinq ou six disques, ma voisine me prête son lecteur de CD ». Trois années de charité esclavageuse à l’Armée du Salut et quelques corvées intérimaires — notamment pour la Fête de l’Huma — ont suffi à l’éclairer sur la nature intrinsèquement névrotique du monde du travail : « C’est comme le mythe de Sisyphe. Tu sais, l’histoire du gars qui s’emmerde à pousser la pierre, qui pousse et qui pousse, et quand il arrive en haut de la montagne, la pierre dégringole et il recommence depuis le début. Ceux qui refusent ce jeu là sont en général les malins qui, postés sur le bord du sentier, brandissent le fouet pour que tu pousses plus vite. Moi, je refuse les deux : la pierre et le fouet. » La pierre et le fouet : le diptyque résume assez bien l’objet du refus dont nous nous proposons ici de cerner le bien-fondé. Nous verrons plus loin (voir aussi en annexes) les modalités que peut emprunter ce refus, et les difficultés qu’elles rencontrent. Pour l’heure, on observera simplement qu’aussi marginale qu’elle paraisse, la décision de Badi est un acte de bon sens. Sur le plan du bien-être moral et physique, tout d’abord. On sait les conséquences ravageuses que l’ordre hiérarchique inhérent à l’organisation du travail a sur la santé publique (dépressions, consommation effrénée d’anti-stressants, alcoolisme...) et, de façon plus diffuse, sur l’évolution des rapports humains qui fondent la vie en société. On dit que le travail structure l’individu, qu’il lui donne sa colonne vertébrale. « C’est le travail qui libère du travail », poétise ainsi l’économiste Robert Castel dans Libération. Ce serait là une évidence, si par travail on entendait l’activité librement choisie par l’individu à des fins d’épanouissement personnel ou collectif. Mais il est rare que le travail réponde à cette définition attractive. Dans sa réalité courante, marquée par la soumission à un ordre qui en monopolise les fruits et n’en reverse que les épluchures, le travail agit surtout comme un facteur de déstructuration. Les violences symboliques ou réelles qui s’y exercent ont été efficacement décrites par Marie-France Hirigoyen dans son ouvrage sur le harcèlement moral (1) : triomphe du pervers polymorphe, management par la peur, sadisme au quotidien... C’est peu dire que de tels « produits » sont inadaptés au fonctionnement harmonieux d’une société. Le spectaculaire succès rencontré en édition de poche par le livre de Hirigoyen prouve d’ailleurs, s’il en était besoin, que la violence au travail touche au plus vif et en conscience un nombre grandissant de salariés. Entrer dans le monde du travail, c’est prendre place dans un espace de domination dont l’on ne sort jamais indemne, sauf à s’en faire le complice — ce qui n’est, après tout, que la forme achevée de l’aliénation. On notera, au passage, que les tenants de la « structuration » par le travail sont eux mêmes travaillés, bien souvent, par les structures de pensée néolibérale. Ainsi Robert Castel, dans son article de Libé, n’a pas peur de chanter les louanges du marché, « source inégalée de créativité et d’efficacité », qu’il serait donc vain ou stupide de vouloir dépasser. Inutile d’exposer plus avant les dégâts imputables au salariat, tant ils sont aujourd’hui connus et répertoriés. On se bornera à rappeler que certains clichés ont la vie dure. Par exemple, l’idée reçue selon laquelle un salarié n’est jamais aussi performant que lorsqu’il est bien dans sa peau. Soyez pimpant, joyeux et vous bosserez deux fois mieux ! Une étude menée récemment par deux scientifiques canadiens a permis de tordre le cou à cette fausse évidence. Robert Sinclair et Carrie Levis, psychologues à l’Université d’Alberta, ont longuement étudié le comportement des salariés d’une entreprise d’équipements électroniques, évaluant leur rendement, analysant leurs erreurs, mesurant leur entrain à la tâche. De ces travaux, il ressort que le salarié maussade ou dépressif est deux fois plus rentable que le collègue ayant le sourire aux lèvres. Efficacité au labeur et joie de vivre sont rigoureusement antinomiques. L’explication en est simple : mieux l’on est dans sa peau, et moins l’on est porté à se laisser verrouiller l’esprit par les porte-clés malsaines de la hiérarchie. Inversement, plus on est cafardeux, et plus on cherchera le réconfort dans l’amère satisfaction du travail accompli. « Chanter en travaillant » n’est pas seulement exceptionnel : c’est contre-productif. De là à conclure que le travail est mauvais pour le moral, il y a un pas dont l’on s’étonne qu’aussi peu de gens le franchissent. Bien sûr, on trouvera ici ou là des employeurs qui persistent à vouloir répandre la bonne humeur chez leurs ouailles — par quoi ils obtiennent généralement l’effet inverse. Mais le bon sens finit le plus souvent par l’emporter. C’est l’expérience que vient de faire un salarié parisien de la nouvelle économie, embauché en février 2000 par Lanetro.fr et licencié en mars dernier pour faute lourde : il avait éclaté de rire sur son lieu de travail. Son témoignage, ainsi que celui de ses collègues, virés pour des fautes tout aussi navrantes, suffiraient à eux seuls pour donner raison à Badi. L’idée que le travail n’est pas une valeur nécessairement inhérente à la condition humaine, et moins encore son but suprême, est bien plus ancienne que le capitalisme moderne. Elle fut avancée dès la fin du XVIIIe siècle par Thomas Paine, journaliste et pamphlétaire américain devenu citoyen français et député à la Convention. Considérant que l’appropriation de la terre par les nobles justifiait l’octroi aux masses des moyens de subsister, Thomas Paine fut l’un des premiers à en déduire qu’il fallait créer un revenu d’existence indépendant du travail. C’était, deux siècles avant Michel Rocard, une idée autrement plus généreuse que la caricature qu’en donne aujourd’hui le RMI, rabais « d’insertion » dont le but explicite est que la force de travail ne crève pas de faim avant son retour à la case exploitation. Pas question, en effet, dans l’esprit du législateur, que le RMI serve de prime au droit à la paresse : voir, à cet égard, les mésaventures subies par ceux des RMIstes qui, ne souhaitant pas « s’insérer » entre le marteau et l’enclume, doivent comparaître devant le jury du « comité local d’insertion ». Badi a eu la chance d’y échapper. Mais un autre RMiste s’est vu sucrer son viatique, au motif qu’il refusait les contrats précaires à mi-temps que, dans son immense bonté, la cogestion des gueux lui soumettait. Devant le jury qui l’exhortait à s’expliquer sur cette étrange répulsion, Jean-Luc se montra constructif : il proposa qu’en lieu et place d’un contrat emploi-solidarité, on lui fournît un ordinateur, afin qu’il pût écrire le livre sur l’exclusion qu’il avait en tête depuis longtemps. Scandalisé, le jury décida illico de supprimer son RMI à Jean-Luc. C’est ce qu’on appelle le contrôle social, une invention « structurante » auquel il est parfois plus difficile d’échapper que le travail. Dans l’esprit de Thomas Paine, il s’agissait de donner à manger aux pauvres — mais au moins leur faisait-il grâce du chantage à l’« insertion ». Depuis Paine, l’idée que les richesses d’une collectivité pouvaient être partagées autrement qu’au détriment de ceux qui travaillent et qu’au profit de ceux qui amassent, qu’elles pouvaient avoir d’autres finalités que d’alimenter la toute-puissance des employeurs, par exemple d’assurer une vie décente à chacun, qu’il travaille ou non — cette idée là a fait son chemin. Des fouriéristes belges aux distributistes français, des alternatifs allemands aux libertaires de Castille et de Léon, ils sont aujourd’hui un bon nombre à estimer que la capacité productive d’une société est le patrimoine de tous, non la propriété d’une poignée d’actionnaires, et qu’en conséquence ses fruits doivent profiter à l’ensemble des citoyens. Ce courant de pensée est né de la prise de conscience que la folie productiviste envoyait l’humanité dans le mur. A quoi bon disposer de cinquante sortes de voitures, de consoles ou de compotes ? A quoi bon créer des besoins artificiels dont la satisfaction va requérir toujours plus d’aliénation, de laideur et de toxines ? La question du gaspillage — de ressources et de travailleurs — connut son retentissement le plus aigu au début des années 70, quand la kommandantur actionnariale n’avait pas encore statut de monarchie absolue. Quelques doux rêveurs préconisaient alors non seulement de se réjouir des progrès technologiques, qui promettaient de rendre caduques les corvées les plus avilissantes, mais aussi, plus largement, d’éradiquer toutes les tâches inutiles, néfastes ou antisociales qui composent 90 % des emplois de la sphère capitaliste (2). C’est l’utopie de la fin du travail, théorisée par André Gorz (3) : on verserait un revenu d’existence à tous en échange du peu de travail social qui resterait à effectuer, et dont la nature et l’ampleur serait décidées collectivement. Le reste du temps libre, chacun s’adonnerait à une activité-travail autonome : l’échange symbolique remplacerait l’échange marchand. De son côté, en anarchiste doux et poète concret, Gébé lançait dans L’An 01 (4) : « On s’arrête tous, on fait un pas de côté, on réfléchit et c’est pas triste ! ». Certains se sont arrêtés, en effet. Ont expérimenté l’autogestion. Ont élevé des chèvres au Larzac. Sont devenus orpailleurs dans le Gard. Ont créé des maisons d’édition d’où le salariat est proscrit (5) . Ont inventé des modes de vie nouveaux, ouvert des espaces, exploré des bifurcations. Et après ? Faire un pas de côté, d’accord, réfléchir, pourquoi pas, mais en quoi cela peut-il ébranler les fondations du capitalisme ? « Si on a fait l’an 01, explique Gébé, c’est parce qu’on y croyait vraiment. La fin du travail était à portée de main. Dans le film que Doillon a tiré du bouquin, on voit des gens qui jettent leurs clés par la fenêtre. Ce n’étaient pas des acteurs, mais des gens de la rue, et leurs clés, ils les balançaient pour de vrai. Certains ne les ont jamais récupérées. L’utopie était jouable... Aujourd’hui, on en est réduits à se battre pour des causes qui, à l’époque, nous paraissaient totalement dépassées : que les patrons y mettent les formes pour dégraisser, alors que nous ne voulions plus de patrons, que les détenus aient le droit de ne pas se retrouver pendus, alors que nous ne voulions plus de prisons, que les bagnoles consomment un peu moins, alors que nous ne voulions plus de bagnoles... ». Il est vrai qu’entre-temps, eut lieu la contre-offensive que l’on sait. L’augmentation simultanée, sous le règne des socialistes, du chômage et des profits, a tôt fait de ravaler les espoirs pourtant crédibles investis dans le dépassement de la pierre et du fouet. La fin du travail semblait se réaliser au pied de la lettre : par des licenciements massifs. Ce n’étaient plus les travailleurs qui s’émancipaient des chaînes de production, c’étaient les employeurs qui les foutaient dehors pour engrosser leurs marges. Face à la déglingue dans laquelle le triomphe de l’argent jeta et jette toujours les salariés jetables, la revendication du droit à la paresse devenait décalée, pire : irresponsable. Quel sens donner à la notion de chômeur heureux, quand des millions de chômeurs ou de précaires vivent leur relèguement dans la souffrance ? « La question n’est pas simple, hésite Claire Villiers, l’une des responsables historiques d’Agir contre le chômage (AC). D’un côté, le projet d’un revenu d’existence déconnecté de l’emploi est toujours souhaitable. De l’autre, le rapport de forces s’est à ce point inversé en faveur des patrons que la ligne de front a reculé d’autant : c’est dans les entreprises qu’il faut se battre, et non à l’extérieur. La fin du travail, en fait, je n’y crois guère ». Et comme si le désenchantement de la gauche ne suffisait pas, certains penseurs du libéralisme (Friedman, par exemple) lui donnèrent le coup de grâce en s’appropriant l’idée du revenu d’existence. Leur récupération s’argumentait de la façon suivante : puisqu’en effet, on ne saurait donner du travail à tout le monde, entérinons la division de la société en deux classes — forces productives et forces non-productives — et versons aux inutiles le minimum vital qui préservera la tranquillité des privilégiés. « Le débat autour de cette proposition de revenu d’existence est encore très brumeux aujourd’hui, note un auteur anonyme sur le site alternatif minirezo.net. Et le risque est fort que les libéraux s’emparent de cette proposition potentiellement subversive pour la neutraliser et l’utiliser au service du système capitaliste. » On n’en est plus au risque. L’économiste Jeremy Rifkin, aujourd’hui en pointe dans la théorisation de la fin du travail, compte parmi ses plus fervents admirateurs l’inventeur du revenu minimum d’insertion, Michel Rocard, qui a préfacé l’un de ses ouvrages. Un ancien Premier ministre, chef de file de la troisième gauche argentée, voilà un renfort qui va donner des sueurs froides au grand capital. Il y aurait bien un remède à l’affection dévorante des capitalistes pour le revenu d’existence : chiffrer celui-ci à un niveau de rémunération suffisamment haut pour que le salariat perde un peu de son attrait. Évidemment, c’est sur l’évaluation de ce niveau que portent les controverses. Des analystes bien intentionnés dénoncent régulièrement l’effet prétendument « désincitatif » des minima sociaux sur les demandeurs d’emploi : les miettes qu’on leur donne, c’est déjà trop, car ça les décourage d’aller postuler chez McDo. On ne s’étonnera donc pas que la plupart des économistes « de gauche » favorables au revenu d’existence tricotent celui-ci à 1 500 ou 2 000 balles par mois. Au-delà, disent-ils, ça briserait les critères de convergence. Et surtout, ça déprimerait les forces vives de la nation. Il est vrai qu’avec un revenu d’existence fixé à un seuil raisonnable (équivalent du SMIC) et versé sans conditions, l’effet désincitatif changerait de camp : les patrons seraient dissuadés de recruter au rabais. Et ça, ce serait catastrophique. De toute façon, tant qu’on ne fera pas l’économie des employeurs, on ne sortira pas d’une logique de bonnes œuvres. Et pendant que le débat s’enfonce mollement dans les ornières du pragmatisme de marché, la pensée du même nom poursuit vigoureusement son programme : « inciter au travail ». L’entrée en vigueur du Plan d’aide au retour à l’emploi (PARE), au 1er juillet 2001, constitue à cet égard une étape passionnante. Désormais, le chômeur ne sera plus considéré comme un simple sans-emploi, mais comme un salarié qui a pour mission de mener une « recherche dynamique d’emploi ». On ignore à quoi peut ressembler une recherche statique, mais on imagine qu’ils doivent être au courant, chez Kessler et Notat. L’humanité se divise donc en deux catégories : ceux qui ont du travail et ceux qui travaillent à en chercher un. Une formatrice de l’Assedic du 19e arrondissement de Paris le disait début juin à une vingtaine de chômeurs novices : « Votre travail, c’est de chercher un travail. Nous sommes là pour vous y aider ». Autrement dit, pour vous contrôler. Et, au besoin, pour vous sanctionner quand votre dynamisme faiblira... Certes, suite aux protestations soulevées par le projet initial d’un workfare à la française, le chômeur a en principe toute liberté de refuser le PARE. Mais en principe seulement. Car les Assedic s’abstiennent de l’informer de cette possibilité. Et quand bien même il serait au courant, l’exercice de cette maigre liberté lui est de toute façon déconseillé. En refusant le PARE, le chômeur inscrit avant le 1er juillet perdrait ses droits à une formation. Qui plus est, ses allocations resteraient soumises au régime dégressif, c’est à dire à l’inexorable diminution du revenu. En revanche, le demandeur docile qui consent à l’évaluation de son savoir-faire touchera, lui, un chômage non-dégressif et pourra demander une formation. Chacun est libre, disent-ils... Quant à ceux qui se sont inscrits après le 1 juillet, les agents des Assedic et de l’ANPE ignoraient eux-mêmes, fin juin, à quelle sauce ils seraient mangés : « On n’a reçu aucune circulaire, rien. Le PARE commence dans deux jours et personne ne sait comment ça va se passer », gémissait le 28 juin une employée de l’ANPE de la rue de Crimée, à Paris. « Heureusement, je pars en vacances le 1er juillet... » Dans ces conditions, se mettre délibérément hors du coup exige une force de caractère hors du commun. Jeanne, 50 ans, chômeuse délibérée depuis sept ans, en est richement dotée : « Je ne serai plus jamais un petit toutou auquel on file le SMIC pour qu’il la ferme », jure cette ancienne ouvrière aujourd’hui « heureuse », qui paie sa liberté en subsistant à Paris avec 2 500 F par mois (voir entretien en annexe 1). Difficile, cependant, d’ériger une telle rupture en modèle. « C’est important, de se sentir utile, remarque Hervé, chômeur marseillais et militant libertaire. On ne peut choisir d’être chômeur que si on a une idée claire du contenu que l’on veut donner à sa vie. Mais la plupart n’ont pas les moyens de choisir » (voir entretien en annexe 2). En outre, la pression exercée sur les « oisifs » est telle que même les militants pourvus du bagage théorique et de la volonté nécessaires ne sont pas à l’abri d’un pétage de plomb. Le 6 février dernier, un chômeur allemand de Verden, dans la région de Brême, a tué le responsable de l’Arbeitsamt (l’équivalent de l’ANPE) qui avait supprimé ses allocations. Klaus Herzberg n’était pourtant pas un psychopathe. Ingénieur au chômage depuis huit ans, il militait, disent ses amis, « pour un revenu garanti et une société d’individus libres, non abrutis par le travail ». Il était connu en France dans le milieu des chômeurs militants, notamment d’AC, qui appréciaient « son sens de l’humour, son ironie et sa bonté, le sentiment de révolte qui l’animait et son français très imagé ». Alors que Bild-Zeitung, fleuron de la presse-poubelle allemande, s’est emparé avec délices de cette affaire, propre à édifier les belles âmes sur les méfaits de la fainéantise et de la révolte, ses amis exhortent l’opinion à se rendre compte « que c’est le caractère de plus en plus impitoyable et autoritaire du traitement que la société réserve à ceux qu’elle marginalise qui engendre ce genre d’acte irraisonné ». C’est rien de dire que l’affaire n’est pas gagnée. Mais quelles que soient les impasses pratiques ou théoriques qui attendent les réfractaires au salariat, quelle que soit la difficulté à s’abstraire d’un système qui tient le monde dans ses griffes, aussi modeste que soit l’utilité d’un choix voué le plus souvent à rester individuel, il n’en demeure pas moins que c’est parmi les fous qui « volem rien foutre al païs » que l’on trouve la meilleure part de lucidité, de rébellion et, finalement, de cohérence. Comme dit Jeanne : « Le travail, c’est comme la guerre : et si personne n’y allait ? ». Dans les guerres non plus, les déserteurs n’attendent pas que toute la troupe dépose les armes pour faire un bras d’honneur aux galonnés. Badi, un déserteur ? Allons donc ! Dire merde aux employeurs, la chose lui était facile, non ? Dans le monde qui a donné ses repères au gamin de la Grande Borne, rien n’est davantage dans l’ordre des choses que de refuser le travail. Et pour cause : c’est le travail qui, en premier, a refusé les gamins. Au jour d’aujourd’hui, le groupe social auquel appartient Badi est le seul à pouvoir se targuer d’avoir réellement mis en pratique l’utopie de la fin du travail. Aucun de ses anciens potes de la Grande Borne n’accepterait de se crever la paillasse au bureau ou à l’usine, même si le patron décidait tout d’un coup de leur dérouler le tapis rouge. La plupart sont piliers de cellule à Fleury-Mérogis, destination vers où les ramène inlassablement l’économie souterraine qu’ils ont adoptée comme substitut au salariat — ce même salariat qui a recraché leurs pères après usage, les laissant perdus, humiliés, alcooliques, handicapés du travail et, bien sûr, chômeurs. Un exemple qui, on en conviendra, donne puissamment envie d’être suivi. L’originalité du choix de Badi ne tient pas tant à son rejet du travail qu’au rejet de l’alternative à laquelle la société, dans sa version infra-sociale, voulait le conditionner : la précarité ou la délinquance. Badi ne truande pas, ne deale pas. Peut-être parce que le deal est régi par des règles de domination assez semblables à celles qui sévissent dans le monde du travail. Peut-être parce qu’à refuser la violence, on refuse forcément le salariat.
Annexe 1 : Jeanne, 50 ans, ex-ouvrière, chômeuse et enfin heureuse. Annexe 2 : Hervé,34 ans, ex-animateur, chômeur libertaire. (1) Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, par Marie-France Hirigoyen (Syros, 1998). (2) À propos de l’estimation — controversée — de 90 % d’emplois superflus, se rapporter à Misères du présent, richesse du possible, par André Gorz (Galilée, 1997). (3) Adieux au prolétariat, par André Gorz, 1980. (4) L’an 01, par Gébé (reédité par l’Association, 2001). (5) Par exemple, les très belles éditions de l’Insomniaque, qui ont notamment édité les remarquables écrits du bagnard anarchiste Alexandre Jacob et le mémorable recueil du collectif des chômeurs dits « de Jussieu », Le lundi au soleil. L’Insomniaque tient une permanence deux fois par semaine dans ses locaux de Montreuil (93). | ||||
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