| ans votre dernier ouvrage intitulé " Le grand bond en arrière " vous déconstruisez le mouvement de pensée de ce dernier siècle par lequel " l'ordre libéral s'est imposé au monde » La force de l'idéologie dominante actuelle, c'est de faire croire qu'elle n'en est pas une. Elle dissimule d'où elle vient, qui elle sert et comment elle s'est imposée et se fait passer comme le produit d'une évolution naturelle. Le discours des puissants — et celui des médias qui les servent — présentent notre époque comme celle de la fin des idéologies. Rien n'est plus faux. Nous assistons depuis près de vingt ans au déploiement méthodique d'une doctrine dorénavant assimilée à la « seule politique possible ». Mais tant que la chose n'est pas vue, pas sue — ou en tout cas pas comprise — elle nourrit un sentiment d'impuissance un peu comme un boxeur qui serait sonné de coups sans voir d'où ces coups proviennent. Ils ne tombent pourtant pas du ciel. Et ils font encore plus mal quand on ne sait pas qui les assène et à qui les rendre. Ce que Pierre Bourdieu, je crois, appelait une « politique de dépolitisation » est aussi politique qu'une autre. Et elle a l'avantage d'être plus pérenne puisque quand ses victimes cessent de croire à la politique, à l'action collective, ils se condamnent à rester des victimes. « Déconstruire », comme vous dites, la dynamique que nous avons vécue depuis près d'un quart de siècle permet peut-être de re-politiser ce que nous vivons et ce qui s'est passé parce que, en définitive, c'est bien une succession de choix politiques qu'il nous appartient de combattre si on veut cesser d'en subir les effets. Vous rappelez également que le capitalisme ne saurait subsister sans le recours récurrent aux " brassières " de " l'État Providence " pourtant si décrié par ailleurs. Oui et cela n'a rien de nouveau « Capitalistes et gens d'argent se précipitent jour et nuit vers l'énorme lumière toujours allumée de l'État. Ils ne s'y brûlent pas toujours. Le capitalisme ne triomphe que lorsqu'il s'identifie à l'État, qu'il est l'État. » observait déjà l'historien Fernand Braudel. Au cours de la révolution industrielle, c'est en effet l'État qui déréglemente le travail et la terre, crée ou étend les marchés financiers, fait régner l'ordre au service de la propriété, ouvre dans le sillage des canonnières des comptoirs à l'étranger. La loi naturelle des marchés dont parlent les libéraux ne cesse d'avoir recours à la puissance publique. Ronald Reagan était-il opposé à l'État ? En discours oui. Mais, en pratique, il va faire « bon » usage de l'État pour casser les syndicats (en révoquant à vie dès 1981 plus de 11 000 contrôleurs aériens qui s'étaient mis en grève) et pour enrichir, grâce à de très gros budgets militaires, ses amis industriels de l'armement. George W. Bush ne fait pas autrement. Au Royaume-Uni, il a fallu sept lois, votées par le Parlement, pour démanteler le système de protection syndical des salariés et généraliser la « flexibilité du travail. » L'État ne gêne les libéraux que quand il n'est pas à leur service, c'est-à-dire quand il est trop démocratique. Quand il se comporte « bien », quand il laisse privatiser les gains en acceptant de socialiser les pertes, Dassault, Lagardère, Murdoch, Berlusconi, Bouygues, Pinault, Bolloré ne trouvent rien à redire. D'ailleurs où seraient-ils sans l'État qui leur achète des avions de guerre et des stades de sport, qui leur vend des médias et des compagnies de téléphone ? Cette réalité historique n'est pas rapportée par les grands médias, qui ont accompagné, soutenu et encouragé l'idéologie capitaliste et néolibérale au cours de ses années de développement. Les médias dominants ont donc menti et continuent de mentir puisqu'ils ne peuvent totalement ignorer ces aspects structurels du capitalisme qui construisent également la manière d'être et de penser des journalistes au service du marché... Si les médias, qui appartiennent de plus en plus souvent aux plus grosses fortunes de la planète (Dassault, Arnault, Murdoch, Berlusconi, etc.), ne relatent pas la réalité historique du grand bond en arrière, c'est n'y ont aucun intérêt... l'apathie actuelle les sert dès lors qu'elle leur permet de continuer tranquillement à faire d'excellentes affaires. Et nul ou presque, y compris à gauche, ne met en cause le pouvoir capitaliste de l'information et du divertissement. Chacun est en effet assez conscient de la puissance des médias — elle-même consolidée par une série de décisions politiques (déréglementation des ondes, privatisation des chaînes) — pour ne pas vouloir risquer de mécontenter leurs propriétaires. [...] Vous concluez votre ouvrage en évoquant cette " utopie collective " progressiste qui doit impérativement faire face à " l'utopie du marché ". Quelles sont les bases de cette alternative au libéralisme ? Le programme libéral qui se déploie était utopique il y a trente ans. Nul n'aurait imaginé l'accomplissement de ce conte de la magie noire, de ce déferlement du marché sur tous les secteurs de la vie économique, sociale et culturelle (électricité, santé, éducation, télévision..). Nous sommes un peu dans la situation des ultra-libéraux au lendemain de la guerre. Friedrich Hayek, leur inspirateur, leur expliquait alors : « Nous devons à nouveau faire de la construction d'une société libre une aventure intellectuelle, un acte de courage. La principale leçon qu'un libéral conséquent doit tirer du succès des socialistes est que c'est leur courage d'être utopiques qui rend chaque jour possible ce qui, récemment encore, semblait irréalisable. Si nous retrouvons cette foi dans le pouvoir des idées qui fut la force du libéralisme dans sa grande époque, la bataille n'est pas perdue. » Au fond, le libéralisme n'est pas populaire, il règne par défaut, il n'éveille pas l'imagination des foules. La bataille n'est pas perdue. La roue va tourner. Elle tournera d'autant plus vite que nous ne nous découragerons pas. Or comment se décourager quand on connaît la laideur, morale et physique, monde qu'ils veulent construire. | |