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La Lèche-culture littéraire.

 
  

Daniel Tremblay
novembre 2002
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Dans le numéro de novembre de Lire, un article pieux d’Emmanuel Lemieux (Dévastatrices, les rumeurs de plagiat) sonne les clairons de la publicité pour « 99F » de Frédéric Beigbeder. Mon étude comparative entre cette œuvre et « Titre à suivre » de l’écrivain québécois Marc Gendron y est déclarée hérétique, le roman de ce dernier mis à l’index et Beigbeder absout.

« Le journaliste est au marché de l’édition littéraire ce que le mécène était à l’art d’Ancien Régime. Il peut tout – tout : encenser un livre, ou lui faire la mort sans phrase, rayer d’un trait de plume tout contradicteur, ironiser en passant sur la critique de la critique littéraire. Et ce dont le journaliste n’a pas idée, ce dont il n’a pas l’intuition littéraire, il l’étouffe, sans même le vouloir. » (Jean-Philippe Domecq, Qui a peur de la littérature ?, p. 36, éd Mille et une nuits, 2002)

L’article de Lemieux est truffé de bobards et il me fait tout simplement un procès d’intention sans analyse digne de ce nom sur les textes en question ; le Directeur de la rédaction de Lire, me refusant un droit de réponse aussi visible et équivalent à l’espace utilisé par Lemieux, m’avise d’écrire brièvement (« Si votre droit de réponse fait une page, ce sera abusif et il ne passera pas. » dit-il) au courrier des lecteurs, ce qui est une forme déguisée de censure. Je voudrais donc ici remercier Le magazine de l'homme moderne qui me fournit l’occasion de faire une mise au point sur la bulle de Lemieux dans un espace libre et non soumis aux oukases des grandes confréries littéraires. « Et parce que pour pouvoir protester, il faudrait disposer d’un lieu de parole. » (Pierre Jourde, La littérature sans estomac, p.64, éd L’esprit des péninsules, 2002)

Si l’on veut comprendre l’opportunisme de Lemieux, il faut d’abord préciser que j’ai reçu, en septembre dernier, deux emails de son patron. Dans un premier temps, le message suivant :
« Nous avons bien pris connaissance de votre envoi en date du 10 septembre dernier et nous vous en remercions. Malheureusement, nous ne sommes pas intéressés par votre proposition d'article.
Avec nos cordiales salutations.
p/o La rédaction »

Et puis, quelques heures plus tard, j’ai reçu ce courriel :
« Pierre Assouline et moi-même venons tout juste de prendre connaissance de votre message. Etant en réunion ce matin, la personne me remplaçant n’a pas jugé bon de nous le transmettre. Ce sont des manipulations qui arrivent, d’autant que comme vous vous en doutez, nous recevons bon nombre de propositions envoyées spontanément à l’ensemble de la rédaction. Nous vous prions donc de nous en excuser. Cela dit, nous tenions à vous préciser que nous étudions votre sujet et que nous ne manquerons pas de vous tenir informé le cas échéant.
Cordialement à vous.
Sophie Roy-Boxhorn
Assistante de Pierre Assouline
»

Voilà une explication qui tourne à la bourde. La vérité est plus simple : l’auteur de 99F a été critique chez Lire pendant trois ans et cela crée des liens. Après réflexion, à bien y penser et en dernière analyse — voire après en avoir parlé avec Beigbeder lui-même — la (très haute) rédaction s’est ravisée, question de me garder à l’œil et d’en savoir plus sur mes intentions.

Lors d’une longue conversation téléphonique (il est donc faux que j’aie refusé de contacter ce tartuffe), Lemieux m’a informé qu’il avait demandé l’avis d’Hélène Maurel-Indart, auteure de l’ouvrage de référence Du Plagiat (PUF). Ne sachant pas orthographier son nom, il y a fort à parier qu’il n’a pas lu cette œuvre ! Quoi qu’il en soit, elle aurait émis l’avis qu’il n’y a pas plagiat. Or quelques semaines auparavant je lui avais écrit pour solliciter son expertise. Voici sa réponse :
« Je vous remercie très sincèrement de m’avoir transmis vos réflexions sur 99 F. Effectivement ces deux romans s’inscrivent dans la même veine et il semble que le français se soit inspiré fortement du québécois, même si juridiquement, le plagiat serait très difficile à prouver ».

Inutile de spéculer sur les raisons qui ont poussé Mme Maurel-Indart à changer de discours lorsqu’elle s’adresse aux mandarins de l’édition. Je suppose que cette universitaire, compte tenu de la position de Beigbeder et des rumeurs (lancées par l’intéressé lui-même ?) concernant sa nomination prochaine chez la vieille dame respectable de l'édition française, ne tient pas à froisser les caïds du milieu et veut se ménager ses entrées partout.

Lemieux qualifie mon étude de « lourde ». Il est vrai que son article est plutôt léger et manque de substance, tout préoccupé qu’il est d’imposer ses a priori en colportant des ragots au lieu d’analyser les textes.

« Puisqu’on est incapable de le réfuter intellectuellement, ou trop paresseux pour le faire, le dissident doit être, en effet, disqualifié moralement. Juger, décréter, parfois lyncher deviennent des substituts tant à la pensée qu’à l’action.» (Elisabeth Lévy, Les Maîtres censeurs, p.53, éd JC Lattès, 2002).

Voici un autre point de vue de l’un de mes interlocuteurs : « Votre analyse est très bonne, bien structurée et tient admirablement la route. Votre article m’intéresse véritablement au sens où il ne s’agit pas d’une rumeur mais bien d’un article reposant sur une analyse sérieuse ; j’aimerais publier votre article si vous êtes d’accord. » Soit dit en passant, deux rédactions indépendantes ont inclus mon article dans leur site : Exigence Littérature (www.e-litterature.net) et Ecrits…Vains ? (www.ecrits-vains.com). Le site uZine3 en a également reproduit de larges extraits. Auraient-ils tous tort ?

Lemieux se rit de la piété de mon article. Mais pourquoi donc dirais-je du mal d’un auteur que j’apprécie beaucoup et sur qui j’ai créé un site (www.marcgendron.com). N’y a-t-il pas aussi de la piété dans son papier ? Doit-on s’étonner que Beigbeder reçoive l’absolution de l’angélique institution où il prêcha pendant trois ans ? Car c’est bien de religion qu’il s’agit ici, d’une histoire de clocher qui sonne faux : « C’est aller vite en besogne, et au mépris du lecteur, que de nous supposer dupes de certaine critique littéraire dont les choix promotionnels sont, disons-le, stupéfiants de duperie — ou d’autoduperie.» (Jean-Philippe Domecq, opus cité, p. 32)

Et lorsque, dans l’article Sollers le parrain du numéro d’octobre de Lire, Marie Gobin veut nous faire gober que son collègue Lemieux prépare une « enquête mordante » sur les nouvelles castes intellectuelles et médiatiques, cette réflexion de Domecq prend tout son sens et nous rappelle que « Là où il y a des honneurs, il y a des laquais. » (Julien Gracq)

La mauvaise foi de Lemieux est manifeste. Il suffit de lire le début respectif de nos articles pour s’en convaincre. De plus, je n’ai jamais affirmé qu’on devait « idolâtrer » Titre à suivre ou son auteur et je n’ai jamais qualifié Beigbeder de « sangsue inextinguible » et de « truand littéraire ». Enfin, je n’ai jamais employé le mot plagiat. J’ai simplement noté de nombreuses similitudes entre plusieurs scènes caractéristiques et la manière de chaque auteur de traiter la publicité. J’en ai conclu que si les lecteurs ont aimé le livre de Beigbeder, il y a fort à parier qu’ils apprécieront aussi Titre à suivre car son approche de la publicité est littérairement supérieure.

Pourquoi ce journaliste déforme-t-il ainsi mes propos à qui mieux mieux. Qu’il me soit permis d’avancer que c’est sa servilité envers la belle famille de l’édition qui guide sa démarche. Lemieux publiera chez Denoël en janvier prochain et il se ménage les faveurs de Beigbeder, tout en flattant son patron, Pierre Assouline, qui a publié dans plusieurs grandes maisons… dont Gallimard !

Dans La littérature sans estomac (opus cité, p.39), Pierre Jourde fait le constat suivant : « Certains organes littéraires ont une responsabilité dans la médiocrité de la production littéraire contemporaine. On pourrait attendre des critiques et des journalistes qu'ils tentent, sinon de dénoncer la fabrication d'ersatz d'écrivains, du moins de défendre de vrais auteurs. Non que cela n'arrive pas. Mais la critique de bonne foi est noyée dans le flot de la critique de complaisance. On connaît cette spécialité française, qui continue à étonner la probité anglo-saxonne: ceux qui parlent des livres sont aussi ceux qui les écrivent et qui les publient. »

Lemieux avance aussi que « Gendron a réalisé un roman introspectif sur la littérature, Beigbeder une grosse farce sur la publicité, auxiliaire de la mondialisation néolibérale. » C’est à croire que j’ai inventé pour les fins de mon étude les nombreuses citations de Gendron sur la publicité ! Une fois encore Lemieux trompe le lecteur et lui inflige une conclusion dictée d’avance : Beigbeder a tout inventé et il se doit d’être intronisé par Lire. Oui, Titre à suivre a le mérite d’aborder d’autres sujets que la publicité, ce qui fait de son auteur un écrivain et non un spécialiste du marketing et des manœuvres médiatiques. Les œuvres de Marc Gendron ne sont pas de pures distractions mais de la littérature exigeante pour lecteurs avertis : le lecteur est en droit de se faire sa propre opinion… à condition que l’auteur n’ait pas été mis à l’index par les pontifes du monde littéraire :
« Ceux que j’appelle les rebelles de confort tiennent férocement à conserver aussi le monopole de la critique parce qu’une certaine forme de critique est inséparable aujourd’hui de l’exercice du pouvoir […] Ils veulent éternellement rester où ils sont, et que tout émane d’eux, la critique et la domination ; la pastorale libertaire et la sélection sectaire (souligné par moi). Ainsi, tiennent-ils le bon bout par les deux bouts du tabou. Mais la farce commence à être réchauffée, et ils ne paraissent plus que pour ce qu’ils sont : des approuveurs galonnés, des adjudants du non-conformisme blanchis sous le harnais et qui aboient le mot « pamphlet » chaque fois qu’une critique menace leur approbation absolue camouflée en critique dans le sens du vent. » (Philippe Muray, Exorcismes Spirituels III, p. 164, éd Les belles lettres, 2002)

Lemieux ne cite qu’une seule des nombreuses comparaisons mises en parallèle dans mon étude, à la décharge de Beigbeder bien sûr. Il juge beaucoup plus qu’il n’analyse : « Cette idéologie dominante qui se pense libérée de toutes les idéologies ne peut triompher qu’au prix d’une abdication fondamentale qui conduit à faire prévaloir l’émotion sur la compréhension, la morale sur l’analyse, la vibration sur la théorie. » (Elisabeth Lévy, opus cité, p.17)

Examinons deux de ces comparaisons :
« Lorsqu'une bagnole fait saliver et qu'une boniche suscite le besoin d'un soda ou d'un sofa ou d'une galette de soya, le pari est gagné. La même langue lèche le goulot d'une pinte de bourbon aussi goulûment qu'une pine en gros plan et le spot met dans le mille qui associe le plaisir à n'importe quel autre produit s'insinuant dans le champ de perception du voyant: sur le seuil de l'Éden les pupilles ne se dilatent que si la tapée de marchandises étalées regorge de connotations sexuelles à toutes les sauces. » (Titre à suivre, p. 32-33)

« La séduction, la séduction, tel est notre sacerdoce, il n'y a rien d'autre sur Terre, c'est le seul moteur de l'humanité." » (99F, p. 79) « ... et toujours les jolies filles, puisque tout repose sur les jolies filles, rien d'autre n'intéresse les gens. » (99 Francs, p. 245)

« De même la Bible (ce florilège d'allégories orientales révisées par des pharisiens gréco-chrétiens) n'est-elle pas l'un des premiers almanachs visant à manipuler les masses : elle est bourrée de truismes qui réconfortent les simples d'esprit en mal de directives. » (Titre à suivre, p.30)

« AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES », « PRENEZ ET MANGEZ-EN TOUS CAR CECI EST MON CORPS », « PARDONNEZ-LEUR, ILS NE SAVENT PAS CE QU'ILS FONT », « LES DERNIERS SERONT LES PREMIERS », « AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE »— ah non, ça c'est de son père). » (99 Francs, p. 94)

Lequel de nos deux écrivains est le plus créatif ? Il saute aux yeux que l’invention et le style, comme le soutient si judicieusement Maurel-Indart, ne sont absolument pas comparables. Gendron pense par lui-même, il écrit dans une langue imagée et très rythmée ; tandis que Beigbeder cite pêle-mêle des slogans de la Bible ou se contente de navrantes répétitions dans de courtes phrases empruntées à la langue parlée. Oui, Lemieux a raison, 99 F est une grosse farce provenant d’un auteur appartenant à une race bien spécifique : « les je-ne-sais-qui et les presque-rien, toute la clique des faiseurs, truqueurs, pipeurs, enjôleurs, doreurs de pilules et joueurs de gobelets, dont les pratiques répétitives nous navrent. » (Michel Waldberg, La parole putanisée, p.23, éd. de La différence, 2002).

Je terminerai en disant ceci : essayez de vous libérer des « perversions du système éditorial » (Pierre Jourde, opus cité, p.9) et du monopole des médias, ayez le courage de lire des auteurs qui n’appartiennent pas à une coterie littéraire.

   

Rumeurs littéraires
Dévastatrices, les rumeurs de plagiat
par Emmanuel Lemieux, Lire, novembre 2002.

Vous avez aimé 99 francs de Frédéric Beigbeder paru chez Grasset? Eh bien, vous devriez idolâtrer Titre à suivre de Marc Gendron publié aux éditions XYZ (sic). Depuis septembre 2002 circule dans les salles de rédaction une lourde analyse comparatiste des deux romans. Ce ne sont pas ses gros becs du Québec que nous adresse par le Net un certain Daniel Tremblay, mais un bien méchant coup de bec, assené à la réputation de Frédéric Beigbeder. Celui qui aura pesé 25% à lui seul du chiffre d'affaires de Grasset, en 2000, ne serait qu'un plagiaire. Une sangsue inextinguible. Un truand littéraire.

L'auteur québécois Marc Gendron a publié son roman en 1997, et tout 99 francs était déjà dedans. Les thèmes seraient sensiblement les mêmes, à en croire Daniel Tremblay. Dans le premier, le narrateur quitte la publicité pour trouver sa rédemption dans l'écriture; dans le second, Octave écrit un bouquin contre la pub car il n'a pas le courage de démissionner sans indemnités. Intrigant, mais pas du tout convaincant lorsqu'il faut comparer les styles.

Extraits du Gendron: «Je voudrais bien m'agripper à cette bouée mais l'écriture me semble un divertissement aussi aléatoire qu'une partie de fesses ou d'échecs - l'art du verbe n'est que le crack des intellos en quête de transcendance ou un cognac frelaté qui doit être agréé par le cartel de l'édition dont les visées et les normes respectent les demandes du marché tout court (p. 67).» Echantillons du Beigbeder mis en regard: «Il se trouve que j'ai été témoin d'un certain nombre d'événements et que, par ailleurs, je connais un éditeur assez fou pour m'autoriser à les raconter (p. 30). Quant à moi, j'en ai plein le pif, mes dents grincent, mon visage est parcouru de tics, et je sue des joues. Mais je proclame ceci au nom de cette cohorte souffreteuse: mon livre vengera toutes les idées assassinées (p. 58).» Tremblay voit même dans 99 francs quelques emprunts à Réjean Ducharme.

La comparaison s'effrite peu à peu, au fil de la lecture. Gendron a réalisé un roman introspectif sur la littérature, Beigbeder une grosse farce sur la publicité, auxiliaire de la mondialisation néolibérale.

Qui est Daniel Tremblay? L'homme sollicité à son tour par Lire n'a pas jugé bon de nous contacter, au moment où nous bouclions cette enquête. Dans l'acte d'accusation qu'il a dressé contre l'écrivain de Canal +, Tremblay précise qu'il réside en France depuis 2000 et que, depuis, il n'a pas manqué de se «frotter davantage à la littérature française contemporaine». Daniel Tremblay serait-il Marc Gendron, ou alors son agent double? En tout cas, il lui a dédié une véritable grotte de Lourdes, sur Internet, pleine de piété et de lumière savante: www.marcgendron.com.

Ainsi se fabriquent les rumeurs littéraires dans le bain gazeux du vrai-faux. Et de toutes les rumeurs du milieu de l'édition, à côté du plaisant qui a écrit quoi, la plus redoutable, la plus destructrice parfois, est celle de la rumeur de plagiat.

Expertise. «Des cas de ce genre, j'en ai reçu énormément sur mon site. Daniel Tremblay m'a envoyé, lui aussi, son étude accusatoire qui ne m'a pas convaincue. Il pourrait y avoir un point de départ similaire, mais quand bien même Beigbeder aurait lu Gendron, l'invention et le style ne sont absolument pas comparables», expertise Hélène Morel-Indart, universitaire et auteure d'un livre de référence Du plagiat (PUF). «L'étude du plagiat se trouve à la croisée de plusieurs disciplines, la littérature comparatiste, la psychanalyse, la sociologie, l'anthropologie, l'histoire de l'édition.»

C'est le plus vieux délit littéraire du monde et c'est le plus vieux délit commercial. Blessures de l'ego, pillage de l'intime, OPA sur le génie littéraire. La frontière entre influences, tendances et vrai pillage résiste assez mal à la rumeur et à l'autopersuasion d'avoir été plagié. Les éditeurs sont entrés dans l'ère industrielle du photocopillage. Même thématique, mêmes tics d'époque, même standard d'écriture... Le phénomène n'est pas nouveau en Europe.

Un grand éditeur qui requiert l'anonymat résume la situation, valable pour ses confrères: «Dans les maisons d'édition, nous recevons beaucoup de manuscrits qui suivent la vague du moment. Le genre autofiction, relancé par Christine Angot, a inspiré énormément de textes tournant autour des secrets de famille, et les plus incestueux possible. Si ce ne sont pas des plagiats, ce sont des impressions de déjà-lu.»

Impressions de déjà-lu. Christine Angot, justement, est la nouvelle sirène de l' «intertextualité». Personne n'aurait l'idée de l'accuser de plagiat, pourtant le flux de son texte charrie des références, des citations, des phrases détournées, trafiquées de Thomas Bernhard, Hervé Guibert, Elisabeth Roudinesco et de tant d'autres encore. Dans la revue Critique (Nos 663-664) consacrée aux plagiaires, Laurent Demoulin souligne comment le système Angot n'est pas du plagiat, mais «une forme qui épouse le fond», avec des emprunts assumés pour augmenter la confusion des sens. Ce n'est donc pas du plagiat, mais de la littérature...

Le plus souvent, la rumeur littéraire est une histoire de gros sous. Elle s'attaque à la notoriété. L'affaire la plus importante de l'année se situe en Espagne, et elle est suivie de près par les acquéreurs des droits en France, Philippe Garnier pour Denoël et Jean-Claude Zylberstein pour ce qui est de l'édition de poche en 10/18. Héroïne de l'après-Movida, la romancière du best-seller Amour, Prozac et autres curiosités, Lucia Etxebarria, vit un cauchemar depuis 2001, que nul Tranxène ou Spasmil ne parvient à calmer. Lauréate du Nadal (l'équivalent du Goncourt) pour Beatriz et les corps célestes, Etxebarria n'est pas exactement une débutante.

Son Amour, Prozac... est dans le collimateur de la romancière américaine Elisabeth Wurtzel, auteure, elle, de Prozac Nation. Laquelle des deux a la première mangé du Prozac? Tant que l'affaire n'est pas jugée, la rumeur court. Etxebarria l'a déclaré, elle s'est «sentie violée par les accusations de plagiat», d'autant plus, a-t-elle fait remarquer, que «le système judiciaire espagnol, lent et inefficace, a la particularité de ne pas protéger contre les attaques terroristes médiatiques de cette ampleur». Si le plagiat est reconnu, Etxebarria aura du mal à s'en relever.

Dégâts énormes. En France, «Le Bureau des plaintes et des expertises» sur le site.com/Plagiat d'Hélène Morel-Indart reçoit une demande par mois en moyenne. C'est peut-être maigre, mais l'université marche sur des œufs. Elle se veut «prudente et neutre». Quand tombe la rumeur du plagiat, les dégâts peuvent être énormes. D'ordinaire, les accusés sont les «gros» écrivains, primés, à forte notoriété et grande surface sociale et médiatique. L'histoire du pot de terre et du pot de fer ne cessant de s'autoplagier. «Il y a de nombreuses rumeurs fantaisistes, mais leurs auteurs sont souvent très sincères, jusqu'à s'en rendre malades, à se détruire psychologiquement. Je pense notamment à cette dame convaincue d'avoir été plagiée par Patrick Modiano.»

Rendez-moi mon enfant (étymologie du mot «plagiat»)! Les suceurs de cerveaux, les pilleurs de tombeaux littéraires, les malfrats de la phrase n'ont qu'à bien se tenir: le plagiat est entré dans l'ère des mœurs judiciaires. Mais comment tordre autrement le cou à une rumeur?

«Il m'aura tout fait, même écorché mon nom dans son Journal 2001 (Seuil)!» s'amuse Patrick Rödel. Alain Minc pouvait se permettre une coquille à plus de 100 000 francs, coût de son plagiat jugé en novembre 2001. C'est ce que lui aura coûté la recette imaginaire de confiture à la rose rouge, piochée, comme vingt-six autres passages, dans la biographie absolument imaginaire de Baruch de Spinoza, signée Patrick Rödel. La première fois que cet enseignant bordelais repère un extrait de son cru dans le texte de l'essayiste du Cac 40, il s'en amuse. «Au début cela m'a fait sourire et j'ai trouvé le péché véniel. Au bout du vingt-septième passage emprunté, je me suis lassé.»

L'un des aspects intéressants de l'affaire fut la tentative d'atténuer le pillage en simple rumeur malveillante. Lorsque Patrick Rödel, auteur de Spinoza, le masque de la sagesse (Climats), entre en contact avec Minc et Gallimard pour demande d'explications de texte, le premier lui adresse une lettre hautaine, mais l'éditeur lui propose alors d'être présenté comme un collaborateur, annexant notes et références, sans aucune rémunération.

Cyril Aouizerate, président du groupe de réflexions Spinoza, à Paris, confirme: «Je m'en mords les doigts, c'est moi qui avais conseillé à Alain Minc de lire le merveilleux roman de Rödel. Minc m'avait demandé les références de l'ouvrage qu'il ne connaissait pas, assurant qu'un de ses collaborateurs en rédigerait une fiche.» Le recopiage servile de l'extrait retenu par un collaborateur de l'essayiste fut utilisé in extenso. Le professeur de philosophie pétille: «Mais vous verrez, ce petit quart d'heure de notoriété ne m'aidera pas, je le crains, à publier mon prochain roman auprès d'un grand éditeur. La rumeur va courir que je dois être un auteur sans grand talent, mais qui a compensé sa mégalomanie en attaquant Alain Minc. Ma seule chance, finalement, serait d'être plagié de nouveau!»

Une meilleure traçabilité d'un texte. Une certitude qui n'est plus une rumeur littéraire depuis le procès du 28 novembre 2001, Alain Minc n'écrit pas tout seul ses livres. La rédaction d'un ouvrage fonctionne comme une vraie machine à rumeurs. Dans l'ère industrielle du livre nourri parfois au n'importe quoi, l'universitaire Hélène Morel-Indart plaide pour une meilleure traçabilité d'un texte. «Il me semble que la situation pourra s'assainir, les rumeurs de plagiat s'estomper, lorsqu'il y aura une meilleure clarification des protocoles d'écriture: qui apporte le texte? Qui en donne l'idée? Qui le réécrit? Qui l'amende? De nombreux livres comme chez Fixot ou Grasset sont produits par de véritables équipes anonymes.»

Qui est l'auteur? Une vraie culture du cannibalisme intellectuel s'est développée. On oublie de citer et de «sourcer» les références. La pratique du «photocopillage», les services rapides et gratuits de documentation de l'internet, ont complètement transformé la notion d'auteur. Généralement, comme l'épingle le site d'Hélène Morel-Indart, ce sont les gendelettres qui se repaissent du travail d'expertise des universitaires. Nos écrivains, contrairement aux Anglo-Saxons, sont de fâcheux emprunteurs et des créateurs bien mal élevés.

«Normal: les idées ne sont pas protégées, ce qui fait la vulnérabilité des universitaires. Je trouve que Jean Vautrin, par exemple, ne s'est pas bien comporté et aurait pu citer les travaux universitaires qui ont nourri son roman.» Liste non exhaustive. Jacques Attali pour ses Histoires du temps, chez Fayard, aura pompé sans les citer Jean-Pierre Vernant et Jacques Le Goff.

Rétablir les références. Dans un autre genre, Laure Adler avec sa biographie de Marguerite Duras (Prix Femina 2000) aura avalé, sans toujours les nommer, les travaux antérieurs d'une Christiane Blot-Labarrère ou d'un Alain Vircondelet, sans oublier ceux de Pierre Péan. Dans l'édition de poche, Gallimard a jugé préférable de rétablir les références.

L'écrivain Irène Frain a beaucoup aimé, à hauteur de 100 000 francs d'amende, la thèse de Denis Lopez, «La plume et l'épée Montausier 1610-1690». En l'espèce, l'affaire qui avait été tenue secrète, avant que le site d'Hélène Morel-Indart ne la révèle, devrait vivre un deuxième round, très prochainement. Une rumeur vient d'atteindre Denis Lopez: l'universitaire plagié serait plagieur partiel à son tour dans un roman.

Michel Le Bris aura payé très cher ses pirateries lésant le chercheur Mickaël Augeron. Mais pourquoi diable s'empressa-t-il d'informer Alain Salles, le spécialiste du Monde des livres, que l'outrecuidant Augeron avait été débouté? Une fausse information pour brouiller les pistes. Lorsque Hélène Morel-Indart démentit cette rumeur sur son site, le quotidien du soir s'empressa de rectifier sa boulette.

Cannibalisation. Mais la rumeur chez les universitaires, elle aussi, marche très bien. Cannibalisation, vous avez dit cannibalisation? Rumeur emblématique: Pierre Bourdieu la commit lui-même dans La distinction (Minuit), expurgeant des notes de bas de page, des renvois nécessaires à des chercheurs comme Veblen ou Goblot, mais qui n'avaient pas le bon goût de faire du neuf. Rumeur? Un autre sociologue, Eric Géhin, se fit un plaisir de mitrailler Bourdieu dans un compte rendu de 1980 resté bien confidentiel.

La sociologue Judith Lazar apporte un bémol à toute cette délinquance: «Peut-on exiger d'un géographe qu'il connaisse les travaux d'un économiste dont les publications, de surcroît, sont diffusées en langue anglaise?» L'accroissement du nombre des chercheurs, la prolifération des textes et des publications, permettraient ainsi la multiplication de ces actes incivils, des impostures intellectuelles et autant de rumeurs. Judith Lazar en connaît un rayon sur la question. Vilain petit canard de l'université, proche de la revue Le Débat, elle traîne le boulet d'une rumeur de plagiat sur sa thèse. Elle a eu beau prouver l'originalité de ses travaux, rien n'y fait. Depuis des années, pourtant habilitée, elle n'a toujours pas son poste de directeur de recherches. Sa vie d'universitaire est un enfer d'ostracisme. Elle en raconte la chronique à la fois drolatique et douloureuse dans Les secrets de famille de l'université (Les Empêcheurs de penser en rond), avec une préface de Marcel Gauchet.

L'université française ne plagie pas les romans de David Lodge, c'est moins drôle. Rumeur à suivre: une étudiante en DEA accuse, mezza-voce pour l'instant, son directeur de thèse de s'être abondamment servi de ses propres travaux dans un livre à paraître aux éditions Kartala, traitant de questions maritimes. Saisie par la jeune fille, Hélène Morel-Indart l'a pourtant dissuadée de porter plainte. «C'est un cas flagrant de plagiat, comme il y en a beaucoup dans l'université. Je sais, c'est un peu piteux mais je ne vois pas d'autre solution que de manger son chapeau dans un premier temps. Sinon, la jeune thésarde risque de voir sa carrière bousillée sans avoir même pu la commencer... Une fois qu'il est accepté par ses pairs, le plagié pourra toujours se venger.» A coups de rumeurs?

 
         
      

   
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