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'il
y a une chose encore plus difficile à supporter que la disparition
d'une des figures majeures de la pensée contemporaine et, pour
certains d'entre nous, d'un ami très proche, c'est bien le
rituel de célébration auquel les médias ont commencé
à se livrer quelques heures seulement après la mort
de Pierre Bourdieu. Comme prévu, il n'y manquait ni la part
d'admiration obligatoire et conventionnelle, ni la façon qu'a
la presse de faire (un peu plus discrètement cette fois-ci,
étant donné les circonstances) la leçon aux intellectuels
qu'elle n'aime pas, ni la dose de perfidie et de bassesse qui est
jugée nécessaire pour donner une impression d'impartialité
et d'objectivité.
Si Bourdieu pouvait se voir en première page d'un certain nombre
de nos journaux, et en particulier du Monde, il ne manquerait
pas de se rappeler la façon dont il a été traité
par eux dans les dernières années et de trouver dans
ce qui se passe depuis quelques jours une confirmation exemplaire
de tout ce qu'il a écrit à propos de l'"amnésie
journalistique".
De
tout ce que les journaux ont publié ces jours derniers à
propos de lui, il se pourrait, cependant, que le plus vrai réside,
comme c'est souvent le cas, dans la cruauté d'un dessin humoristique
qui dit, à lui seul, presque tout : celui de Plantu
que Le Monde a publié en première page dans son
numéro du 25 janvier. Le président de la République
nous a expliqué que "Pierre Bourdieu vivait la sociologie
comme une science inséparable d'un engagement. Son combat au
service de ceux que frappe la misère du monde en restera comme
son témoignage le plus frappant." Cette déclaration
n'est sûrement pas purement descriptive. On peut y compter : son
auteur va désormais s'attaquer avec une ardeur et une énergie
redoublées au problème de la "fracture sociale" et à
celui de la misère du monde en général.
Karl
Kraus a dit de l'Autriche que c'était "un pays où
on ne tire pas de conséquences" et il a insisté
sur le fait que ce que demande le satiriste n'est au fond rien de
plus qu'un minimum de logique. Je suis frappé depuis longtemps
par ceci : c'est probablement toute notre époque
et tout le système dans lequel nous vivons aujourd'hui qui
excellent jusqu'à la virtuosité dans l'art de ne pas
tirer de conséquences, et en particulier de ne pas en tirer
de ce qu'ils ont appris et savent (ou croient savoir) grâce
au travail d'intellectuels critiques comme Bourdieu. Une des choses
que ceux pour qui être logique ne se distingue plus guère
d'être "dogmatique" ou "sectaire", pardonneront
le plus difficilement à Bourdieu est sûrement d'avoir
été un des rares intellectuels d'aujourd'hui à
être encore capable de tirer des conséquences.
J'ai
toujours, je l'avoue, été plus sceptique que Bourdieu
sur la possibilité réelle de parvenir à une transformation
du monde social par une meilleure connaissance des mécanismes
qui le gouvernent. Dans les Méditations pascaliennes,
il parle du fait que "les obstacles à la compréhension,
surtout peut-être quand il s'agit de choses sociales, se situent
moins, comme l'observe Wittgenstein, du côté de l'entendement
que du côté de la volonté".
Il
avait sûrement raison de penser qu'en matière sociale,
la volonté de ne pas savoir est aujourd'hui une chose plus
réelle que jamais et que ceux qui, comme l'ont fait en particulier
les journalistes, lui ont objecté qu'il ne leur apprenait rien
qu'ils ne sachent déjà donnaient souvent en même
temps une des plus belles illustrations qui soient de ce que peut
être l'ignorance volontaire. Mais il ne faut pas seulement vouloir
savoir, il faut aussi vouloir tirer des conclusions de ce que l'on
sait et, quand les conclusions à tirer sont des conclusions
pratiques, on entre dans un domaine sur lequel l'intellect proprement
dit n'a malheureusement plus guère de prise et qu'on ne maîtrise
pas mieux aujourd'hui qu'autrefois.
Bourdieu, qui, pour des raisons que je n'ai aucun mal à comprendre,
n'aimait pas le langage de la "conscience" et de la "prise
de conscience", parle de "l'extraordinaire inertie qui résulte
de l'inscription des structures sociales dans les corps".
Pour
vaincre cette inertie de dispositions qui tiennent à ce que
Pascal appelle la "coutume", c'est-à-dire, pour Bourdieu,
à l'éducation et au dressage des corps, il faut bien
autre chose que la "force des idées vraies", qu'elles
viennent de la sociologie ou d'un autre secteur quelconque de la connaissance.
Mais il est pitoyable d'entendre dire que, si les choses changent
si difficilement et si rarement, c'est à cause du prétendu
déterminisme que postule la sociologie et qui persuade les
acteurs qu'il est inutile ou impossible d'essayer de les changer.
Bourdieu
a toujours cherché, au contraire, à la fois à
expliquer pourquoi elles sont si difficiles à changer et à
montrer comment elles peuvent ou pourraient changer. Il a été
justement beaucoup question ces jours-ci de son "déterminisme"
et même de son "fatalisme", alors qu'il a toujours soutenu
passionnément que, s'il est essentiel de commencer par savoir,
c'est justement pour avoir une chance de réussir à modifier
le cours des choses. "Ce qui peut sonner, dit-il, dans ce
que j'écris comme de l'anti-intellectualisme est surtout dirigé
contre ce qu'il reste en moi, en dépit de tous mes efforts,
d'intellectualisme ou d'intellectualité, comme la difficulté,
si typique des intellectuels, que j'ai d'accepter vraiment que ma
liberté a des limites." Bourdieu n'a, à ma connaissance,
jamais essayé de persuader les intellectuels d'autre chose : leur
liberté a des limites, probablement beaucoup plus strictes
qu'ils ne sont naturellement enclins à le croire. Mais ils
ont trouvé généralement plus commode de faire
comme s'il soutenait, de façon inacceptable et insultante pour
leur dignité, qu'ils n'ont aucune liberté réelle.
L'acceptation
supposée, par Bourdieu, de la thèse déterministe
ne m'a jamais semblé très différente d'une simple
adhésion, constitutive de l'engagement scientifique, au principe
de raison et, comme il le dit en termes pascaliens, de la volonté
de trouver "la raison des effets", en l'occurrence, de trouver
des raisons sociales à des effets sociaux, et plus particulièrement
à des effets qui n'ont pas l'air d'être sociaux, mais
le sont néanmoins bel et bien. On parle, dit-il, "comme
si le déterminisme que l'on reproche tant au sociologue, était,
tel le libéralisme ou le socialisme, ou telle ou telle préférence,
esthétique ou politique, une affaire de croyance ou même
une sorte de cause à propos de laquelle il s'agirait de prendre
position, pour la combattre ou la défendre ; comme
si l'engagement scientifique était, dans le cas de la sociologie,
un parti pris, inspiré par le ressentiment, contre toutes les
"bonnes causes" intellectuelles, la singularité et la liberté,
la transgression et la subversion, la différence et la dissidence,
l'ouvert et le divers, et ainsi de suite".
C'est
bien ainsi, malheureusement, que ceux qui se flattent de "croire
à la liberté" et qui pensent que Bourdieu n'y croyait
pas ont parlé la plupart du temps de sa vision du monde social
en général et de sa conception de la philosophie, de
la littérature et de l'art en particulier. J'ai toujours envié
les gens qui sont tellement certains que la liberté est plus
facile à réconcilier avec l'indéterminisme qu'avec
le déterminisme. Leibniz, Kant et beaucoup d'autres pensaient
justement le contraire et il n'est toujours pas prouvé qu'ils
aient tort.
Je
comprends parfaitement l'impatience et l'irritation avec lesquelles
Bourdieu a réagi parfois aux attaques incessantes dont il a
été victime sur ce point, spécialement quand
elles étaient le fait de philosophes. Il avait justement une
connaissance de la tradition philosophique meilleure que celle de
beaucoup d'entre eux et il savait mieux que personne qu'elle fournit
à ceux qui ont encore envie de les utiliser les moyens d'être
nettement plus subtils et plus sérieux sur les questions de
cette sorte.
"De
toutes les distributions, nous dit Bourdieu, l'une des plus
inégales et, sans doute, en tout cas, la plus cruelle est la
répartition du capital symbolique, c'est-à-dire de l'importance
sociale et des raisons de vivre." Je lui suis infiniment reconnaissant
de m'avoir appris une chose que j'ai eu pendant longtemps beaucoup
de mal à croire : que la répartition peut
être tout aussi inégale et cruelle là où
on s'y attendrait le moins, à savoir dans le monde intellectuel
lui-même. Et je suis convaincu, comme il l'était, que
l'intervention de plus en plus directe et l'emprise croissante des
médias ne contribuent malheureusement en rien à la corriger,
mais ont au contraire pour effet principal d'aggraver de façon
systématique et spectaculaire l'injustice et l'arbitraire qui
y règnent dans la répartition des dignités et
des indignités.
"Il
est nécessaire, dit Pascal, qu'il y ait de l'inégalité
parmi les hommes, cela est vrai ; mais cela étant
accordé, voilà la porte ouverte non seulement à
la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannie."
Dans le monde des idées, considéré sous l'aspect
social, il est également nécessaire ou, en tout cas,
inévitable qu'il y ait de l'inégalité et de la
domination, mais ce contre quoi protestait Bourdieu est l'empressement
avec lequel on s'efforce d'ouvrir, encore plus grande qu'elle ne l'est
déjà naturellement, la porte à la tyrannie. Un
des passages de Pascal qu'il citait le plus souvent est celui qui
a trait au fait que l'on doit rendre différents devoirs à
différents mérites et que la tyrannie consiste à
exiger pour une forme de mérite un devoir qui ne revient en
réalité qu'à une autre : "La tyrannie
consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre."
Ce
qui fait du pouvoir journalistique une tyrannie n'est pas qu'il s'exerce
de façon brutale ou plus ou moins dictatoriale, mais son désir
naturel de domination dans tous les ordres, et en particulier dans celui
de la culture. En bon pascalien, Bourdieu croyait à la distinction
et à l'incommensurabilité des ordres, et en particulier
à celles qui existent entre l'ordre du savoir réel et
celui de ce qu'on appelle aujourd'hui l'"information" et la "communication"
et il a consacré une bonne partie de son énergie à
lutter contre ceux qui ont justement intérêt à les
confondre. C'est une des choses qui rendent particulièrement
comiques les attaques de ceux qui ont reproché à ses analyses
sociologiques d'être responsables de la baisse supposée
du niveau des exigences en matière de science et de culture.
Bourdieu
aurait sûrement dérangé un peu moins son époque,
s'il s'était contenté d'assumer le rôle prévu
pour les gens comme lui, celui de l'homme de science, détenteur
d'un savoir qui était, dans son cas, énorme et parfois
écrasant, que la position d'exception qu'il occupe protège
contre le contact avec les réalités et les modes de
pensée "vulgaires". Il a dit lui-même qu'il ne
s'était "jamais vraiment senti justifié d'exister
en tant qu'intellectuel". À la différence de beaucoup
d'autres, il n'a pas seulement essayé, mais réussi à
exister autrement.
Quand
il parle de ce qui le rapproche de Pascal, Bourdieu mentionne la sollicitude,
dénuée de toute naïveté populiste, de celui-ci
pour le "commun des hommes" et les "opinions du peuple saines".
C'est donc à Pascal que je laisserai le dernier mot sur ce
en quoi consistent la grandeur des hommes comme Bourdieu et celle
de l'exemple qu'ils nous donnent : "On tient à
eux par le bout par lequel ils tiennent au peuple ; car
quelque élevés qu'ils soient, si sont-ils unis au moindre
des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air,
tout abstraits de notre société. Non, non ; s'ils
sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tête plus élevée ; mais
ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils y sont tous
à même niveau, et s'appuient sur la même terre ; et,
par cette extrémité, ils sont aussi abaissés
que nous, que les plus petits, que les bêtes."
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