Maison Écrivez-nous !  

Société

Textes

Images

Musiques

  Société

 

   

 

    
Décès de Pierre Bourdieu :(

    

 

 

 

  

  Jacques Bouveresse

 Pierre Bourdieu
 celui qui dérangeait.

 

 

Jacques Bouveresse
LE MONDE, 30.01.02.
Jacques Bouveresse est professeur au collège de france (chaire de philosophie du langage et de la connaissance).

 

 

   

S 'il y a une chose encore plus difficile à supporter que la disparition d'une des figures majeures de la pensée contemporaine et, pour certains d'entre nous, d'un ami très proche, c'est bien le rituel de célébration auquel les médias ont commencé à se livrer quelques heures seulement après la mort de Pierre Bourdieu. Comme prévu, il n'y manquait ni la part d'admiration obligatoire et conventionnelle, ni la façon qu'a la presse de faire (un peu plus discrètement cette fois-ci, étant donné les circonstances) la leçon aux intellectuels qu'elle n'aime pas, ni la dose de perfidie et de bassesse qui est jugée nécessaire pour donner une impression d'impartialité et d'objectivité.

Si Bourdieu pouvait se voir en première page d'un certain nombre de nos journaux, et en particulier du Monde, il ne manquerait pas de se rappeler la façon dont il a été traité par eux dans les dernières années et de trouver dans ce qui se passe depuis quelques jours une confirmation exemplaire de tout ce qu'il a écrit à propos de l'"amnésie journalistique".

De tout ce que les journaux ont publié ces jours derniers à propos de lui, il se pourrait, cependant, que le plus vrai réside, comme c'est souvent le cas, dans la cruauté d'un dessin humoristique qui dit, à lui seul, presque tout : celui de Plantu que Le Monde a publié en première page dans son numéro du 25 janvier. Le président de la République nous a expliqué que "Pierre Bourdieu vivait la sociologie comme une science inséparable d'un engagement. Son combat au service de ceux que frappe la misère du monde en restera comme son témoignage le plus frappant." Cette déclaration n'est sûrement pas purement descriptive. On peut y compter : son auteur va désormais s'attaquer avec une ardeur et une énergie redoublées au problème de la "fracture sociale" et à celui de la misère du monde en général.

Karl Kraus a dit de l'Autriche que c'était "un pays où on ne tire pas de conséquences" et il a insisté sur le fait que ce que demande le satiriste n'est au fond rien de plus qu'un minimum de logique. Je suis frappé depuis longtemps par ceci : c'est probablement toute notre époque et tout le système dans lequel nous vivons aujourd'hui qui excellent jusqu'à la virtuosité dans l'art de ne pas tirer de conséquences, et en particulier de ne pas en tirer de ce qu'ils ont appris et savent (ou croient savoir) grâce au travail d'intellectuels critiques comme Bourdieu. Une des choses que ceux pour qui être logique ne se distingue plus guère d'être "dogmatique" ou "sectaire", pardonneront le plus difficilement à Bourdieu est sûrement d'avoir été un des rares intellectuels d'aujourd'hui à être encore capable de tirer des conséquences.

J'ai toujours, je l'avoue, été plus sceptique que Bourdieu sur la possibilité réelle de parvenir à une transformation du monde social par une meilleure connaissance des mécanismes qui le gouvernent. Dans les Méditations pascaliennes, il parle du fait que "les obstacles à la compréhension, surtout peut-être quand il s'agit de choses sociales, se situent moins, comme l'observe Wittgenstein, du côté de l'entendement que du côté de la volonté".

Il avait sûrement raison de penser qu'en matière sociale, la volonté de ne pas savoir est aujourd'hui une chose plus réelle que jamais et que ceux qui, comme l'ont fait en particulier les journalistes, lui ont objecté qu'il ne leur apprenait rien qu'ils ne sachent déjà donnaient souvent en même temps une des plus belles illustrations qui soient de ce que peut être l'ignorance volontaire. Mais il ne faut pas seulement vouloir savoir, il faut aussi vouloir tirer des conclusions de ce que l'on sait et, quand les conclusions à tirer sont des conclusions pratiques, on entre dans un domaine sur lequel l'intellect proprement dit n'a malheureusement plus guère de prise et qu'on ne maîtrise pas mieux aujourd'hui qu'autrefois.

Bourdieu, qui, pour des raisons que je n'ai aucun mal à comprendre, n'aimait pas le langage de la "conscience" et de la "prise de conscience", parle de "l'extraordinaire inertie qui résulte de l'inscription des structures sociales dans les corps".

Pour vaincre cette inertie de dispositions qui tiennent à ce que Pascal appelle la "coutume", c'est-à-dire, pour Bourdieu, à l'éducation et au dressage des corps, il faut bien autre chose que la "force des idées vraies", qu'elles viennent de la sociologie ou d'un autre secteur quelconque de la connaissance. Mais il est pitoyable d'entendre dire que, si les choses changent si difficilement et si rarement, c'est à cause du prétendu déterminisme que postule la sociologie et qui persuade les acteurs qu'il est inutile ou impossible d'essayer de les changer.

Bourdieu a toujours cherché, au contraire, à la fois à expliquer pourquoi elles sont si difficiles à changer et à montrer comment elles peuvent ou pourraient changer. Il a été justement beaucoup question ces jours-ci de son "déterminisme" et même de son "fatalisme", alors qu'il a toujours soutenu passionnément que, s'il est essentiel de commencer par savoir, c'est justement pour avoir une chance de réussir à modifier le cours des choses. "Ce qui peut sonner, dit-il, dans ce que j'écris comme de l'anti-intellectualisme est surtout dirigé contre ce qu'il reste en moi, en dépit de tous mes efforts, d'intellectualisme ou d'intellectualité, comme la difficulté, si typique des intellectuels, que j'ai d'accepter vraiment que ma liberté a des limites." Bourdieu n'a, à ma connaissance, jamais essayé de persuader les intellectuels d'autre chose : leur liberté a des limites, probablement beaucoup plus strictes qu'ils ne sont naturellement enclins à le croire. Mais ils ont trouvé généralement plus commode de faire comme s'il soutenait, de façon inacceptable et insultante pour leur dignité, qu'ils n'ont aucune liberté réelle.

L'acceptation supposée, par Bourdieu, de la thèse déterministe ne m'a jamais semblé très différente d'une simple adhésion, constitutive de l'engagement scientifique, au principe de raison et, comme il le dit en termes pascaliens, de la volonté de trouver "la raison des effets", en l'occurrence, de trouver des raisons sociales à des effets sociaux, et plus particulièrement à des effets qui n'ont pas l'air d'être sociaux, mais le sont néanmoins bel et bien. On parle, dit-il, "comme si le déterminisme que l'on reproche tant au sociologue, était, tel le libéralisme ou le socialisme, ou telle ou telle préférence, esthétique ou politique, une affaire de croyance ou même une sorte de cause à propos de laquelle il s'agirait de prendre position, pour la combattre ou la défendre ; comme si l'engagement scientifique était, dans le cas de la sociologie, un parti pris, inspiré par le ressentiment, contre toutes les "bonnes causes" intellectuelles, la singularité et la liberté, la transgression et la subversion, la différence et la dissidence, l'ouvert et le divers, et ainsi de suite".

C'est bien ainsi, malheureusement, que ceux qui se flattent de "croire à la liberté" et qui pensent que Bourdieu n'y croyait pas ont parlé la plupart du temps de sa vision du monde social en général et de sa conception de la philosophie, de la littérature et de l'art en particulier. J'ai toujours envié les gens qui sont tellement certains que la liberté est plus facile à réconcilier avec l'indéterminisme qu'avec le déterminisme. Leibniz, Kant et beaucoup d'autres pensaient justement le contraire et il n'est toujours pas prouvé qu'ils aient tort.

Je comprends parfaitement l'impatience et l'irritation avec lesquelles Bourdieu a réagi parfois aux attaques incessantes dont il a été victime sur ce point, spécialement quand elles étaient le fait de philosophes. Il avait justement une connaissance de la tradition philosophique meilleure que celle de beaucoup d'entre eux et il savait mieux que personne qu'elle fournit à ceux qui ont encore envie de les utiliser les moyens d'être nettement plus subtils et plus sérieux sur les questions de cette sorte.

"De toutes les distributions, nous dit Bourdieu, l'une des plus inégales et, sans doute, en tout cas, la plus cruelle est la répartition du capital symbolique, c'est-à-dire de l'importance sociale et des raisons de vivre." Je lui suis infiniment reconnaissant de m'avoir appris une chose que j'ai eu pendant longtemps beaucoup de mal à croire : que la répartition peut être tout aussi inégale et cruelle là où on s'y attendrait le moins, à savoir dans le monde intellectuel lui-même. Et je suis convaincu, comme il l'était, que l'intervention de plus en plus directe et l'emprise croissante des médias ne contribuent malheureusement en rien à la corriger, mais ont au contraire pour effet principal d'aggraver de façon systématique et spectaculaire l'injustice et l'arbitraire qui y règnent dans la répartition des dignités et des indignités.

"Il est nécessaire, dit Pascal, qu'il y ait de l'inégalité parmi les hommes, cela est vrai ; mais cela étant accordé, voilà la porte ouverte non seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannie." Dans le monde des idées, considéré sous l'aspect social, il est également nécessaire ou, en tout cas, inévitable qu'il y ait de l'inégalité et de la domination, mais ce contre quoi protestait Bourdieu est l'empressement avec lequel on s'efforce d'ouvrir, encore plus grande qu'elle ne l'est déjà naturellement, la porte à la tyrannie. Un des passages de Pascal qu'il citait le plus souvent est celui qui a trait au fait que l'on doit rendre différents devoirs à différents mérites et que la tyrannie consiste à exiger pour une forme de mérite un devoir qui ne revient en réalité qu'à une autre : "La tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre."

Ce qui fait du pouvoir journalistique une tyrannie n'est pas qu'il s'exerce de façon brutale ou plus ou moins dictatoriale, mais son désir naturel de domination dans tous les ordres, et en particulier dans celui de la culture. En bon pascalien, Bourdieu croyait à la distinction et à l'incommensurabilité des ordres, et en particulier à celles qui existent entre l'ordre du savoir réel et celui de ce qu'on appelle aujourd'hui l'"information" et la "communication" et il a consacré une bonne partie de son énergie à lutter contre ceux qui ont justement intérêt à les confondre. C'est une des choses qui rendent particulièrement comiques les attaques de ceux qui ont reproché à ses analyses sociologiques d'être responsables de la baisse supposée du niveau des exigences en matière de science et de culture.

Bourdieu aurait sûrement dérangé un peu moins son époque, s'il s'était contenté d'assumer le rôle prévu pour les gens comme lui, celui de l'homme de science, détenteur d'un savoir qui était, dans son cas, énorme et parfois écrasant, que la position d'exception qu'il occupe protège contre le contact avec les réalités et les modes de pensée "vulgaires". Il a dit lui-même qu'il ne s'était "jamais vraiment senti justifié d'exister en tant qu'intellectuel". À la différence de beaucoup d'autres, il n'a pas seulement essayé, mais réussi à exister autrement.

Quand il parle de ce qui le rapproche de Pascal, Bourdieu mentionne la sollicitude, dénuée de toute naïveté populiste, de celui-ci pour le "commun des hommes" et les "opinions du peuple saines". C'est donc à Pascal que je laisserai le dernier mot sur ce en quoi consistent la grandeur des hommes comme Bourdieu et celle de l'exemple qu'ils nous donnent : "On tient à eux par le bout par lequel ils tiennent au peuple ; car quelque élevés qu'ils soient, si sont-ils unis au moindre des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, tout abstraits de notre société. Non, non ; s'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tête plus élevée ; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils y sont tous à même niveau, et s'appuient sur la même terre ; et, par cette extrémité, ils sont aussi abaissés que nous, que les plus petits, que les bêtes."
   

 

Jacques Bouveresse    

 

   

   
maison   société   textes   images   musiques