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ontrairement
à ce que beaucoup de philosophes semblent croire, Pierre Bourdieu
était tout sauf un ennemi de la philosophie. Il s'est battu
plus que n'importe qui d'autre pour qu'elle réapparaisse, en
1995, au Collège de France, après une absence de cinq
années. Je peux témoigner du fait qu'il aimait profondément
la philosophie, et on peut constater au premier coup d'œil qu'il avait
une culture philosophique bien supérieure à celle de
beaucoup de philosophes professionnels. Il ne confondait justement
pas ce que la philosophie peut apporter réellement et qui est
irremplaçable, et les prétentions contestables et parfois
absurdes qu'elle affiche, l'idée déraisonnable qu'elle
se fait la plupart du temps de ce qu'elle apporte. J'ai toujours été
très surpris, pour ma part, de l'attitude des philosophes à
l'égard de Bourdieu. Personne n'est plus convaincu que moi
de la spécificité et de l'importance de la philosophie.
Mais je ne suis jamais parvenu à croire un seul instant qu'elles
étaient menacées de quelque façon que ce soit
par le travail de Bourdieu.
Cela dit, Bourdieu pensait que la philosophie oppose à l'analyse
sociologique de son propre cas et du comportement de ses représentants
une forme de résistance tout à fait spéciale.
II est de la nature de toutes les professions de produire ce que l'on
peut appeler une idéologie professionnelle, qui présente
toujours une image noble, idéalisée et sublimée
de ce qu'est réellement la profession en question. Mais les
philosophes sont capables de le faire de façon bien plus professionnelle
que les autres et il est encore plus vital pour eux de réussir
à le faire. Pierre Bourdieu a beaucoup souffert de l'espèce
d'état de guerre qui s'est instauré à un moment
donné, pour cette raison, entre les sciences sociales et la
philosophie.
Tous
les livres de Bourdieu sont aussi, par bien des aspects, des livres
de philosophie, sauf, bien entendu, pour ceux qui croient à
l'idée d'une philosophie "pure" et qui, du même coup,
ont tendance à considérer Bourdieu comme un sociologue
"pur" ou un pur sociologue. Quand je dis qu'il est facile de répondre
à la question des rapports de Bourdieu avec la philosophie,
je veux dire qu'il suffit de lire un livre comme les Méditations
pascaliennes. Si ce n'est pas un grand livre de philosophie, alors
je ne sais pas ce qu'est un livre de philosophie. Christiane Chauviré
constatait d'ailleurs, dans sa présentation du numéro
spécial que la revue Critique a consacré, en
1995, à Bourdieu qu'"il est de plus en plus lu comme un
philosophe par des philosophes". Il y a eu incontestablement,
dans les dernières années, un rapprochement qui s'est
effectué entre lui et au moins une partie du monde philosophique.
Quand il avait affaire à des philosophes qui avaient fait l'effort
de le comprendre et avec qui il se sentait en confiance, son amour
de la philosophie pouvait s'exprimer sans les précautions "stratégiques"
habituelles et sans aucune ambiguïté.
Une
des choses les plus remarquables, chez Bourdieu, est que, parmi les
grands intellectuels français de sa génération,
il est probablement le seul à avoir lu très tôt
Wittgenstein et à avoir entretenu avec lui une relation constante.
C'est d'ailleurs un peu grâce à cela que nous sommes
entrés en contact. La première édition française
des Remarques sur Le Rameau d'or de Frazer de Wittgenstein
a été publiée non pas dans une revue philosophique,
mais dans les Actes de la recherche en sciences sociales. Wittgenstein
est un des philosophes que Bourdieu citait souvent et il le fait d'ailleurs
aussi dans La Misère du monde.
Je n'ai jamais eu beaucoup de mal à comprendre pourquoi. Il
a dit de Wittgenstein que c'était un philosophe pour les temps
difficiles, ce qui est tout à fait juste. Wittgenstein pensait,
du reste, et sans doute Bourdieu l'estimait-il aussi, que les temps
actuels sont difficiles pour la philosophie, parce que nous vivons
une époque qui encourage encore plus que les précédentes
la tentation du verbiage et de la confusion linguistique, des réponses
philosophiques faciles et illusoires et de l'opportunisme intellectuel.
Pour autant, je ne dirais sûrement pas de Bourdieu qu'il était
un adepte de la philosophie analytique. II s'est montré souvent
très critique à son égard. Mais je crois qu'il
s'est rapproché sensiblement de certains de ceux qui la représentent
en France dans les dernières années. II avait, de toute
façon, toujours eu pour elle le genre de considération
que méritent les entreprises philosophiques qui sont axées
sur la recherche de l'exactitude et de la précision et qui
cherchent à garder un contact direct avec les recherches empiriques.
Je me souviens de conversations passionnantes que j'ai eues avec lui
à propos de ce que représentent, à la fois du
point de vue philosophique et du point de vue sociologique, la confrontation
entre Heidegger et Cassirer et la façon dont elle a été
jugée par les historiens de la philosophie. C'était
toujours, pour lui et moi, un sujet d'étonnement de découvrir
à quel point nos réactions, sur les questions de cette
sorte, allaient spontanément dans le même sens. Je dois
dire que, dans les dernières années, nous nous sommes
constamment réconfortés et encouragés l'un l'autre
dans nos entreprises respectives ; et c'est un point sur
lequel je ne peux que constater douloureusement qu'il me manque déjà
terriblement.
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