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Bernard Lahire est membre
de l'Institut universitaire de France, professeur de sociologie à
l'université Lumière Lyon-2 et auteur du livre «L'Homme pluriel.
Les ressorts de l'action», qui vient de paraître chez Nathan,
coll. «Essais & Recherches».
[Voir une entrevue à ce propos]
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maintenir sa pensée scientifique vivante, il faut régulièrement accepter
de la soumettre à discussion, à critique, à révision partielle. Malheureusement,
force est de constater que pareil exercice est rarement effectué dans
le domaine des sciences sociales. Que la réalité des pratiques puisse
relever bien davantage de la logique de la coterie, du rassemblement
clanique autour de revues, de collections d'ouvrages dans des maisons
d'édition, etc., devrait d'ailleurs constituer un point d'indignation
unanimement partagé par ceux qui croient plus que jamais à l'importance
des sciences du monde social.
Si l'univers des sciences sociales était un lieu où la Raison progressait
sous l'effet de l'argumentation et de la contre-argumentation, chacun
forçant les autres (et étant forcé par les autres) à s'améliorer,
à progresser, alors la critique n'aurait rien de scandaleux ou de
soupçonnable. Si la vie scientifique était saine, on ne pourrait aussi
facilement réduire la critique au statut de « coup »
stratégique. On pense au fond souvent que cette dernière affaiblit
nécessairement celui qui en est la cible, confondant critique et déclassement,
dispute scientifiquement réglée et entreprise systématique de destruction
ou de dénigrement. Constituant l'idéal proclamé de nos métiers, la
discussion critique a en définitive peu de place dans les pratiques
effectives.
Si, par conséquent, Pierre Bourdieu ne voit que des « ennemis »
qui l'« attaquent »
et peu d'« adversaires »
véritables qui effectueraient le travail nécessaire pour lui opposer
une « réfutation »,
c'est que, comme une grande partie des chercheurs en sciences sociales,
il ne veut pas voir venir les adversaires et reste sourd à toute réfutation
ou, plus subtilement parfois, s'arrange pour modifier par petites
touches son discours sociologique pour ne pas avoir à reconnaître
la légitimité et le bien-fondé de la réfutation (ce serait trop d'honneur
fait à l'« ennemi »).
L'important dans l'affaire semble de ne pas « perdre la
face »,
de « garder la main »
et de faire comme si de rien n'était. L'impossibilité d'un véritable
dialogue scientifique avec Pierre Bourdieu n'est donc pas liée restons
sociologues à sa personne, mais n'est au fond que le symptôme
d'un fonctionnement collectif déficient. Qu'est-ce qui peut forcer
à la vertu scientifique une personnalité qui possède sa revue,
sa collection (moyens objectifs de n'avoir de compte scientifique
à rendre à personne), son centre de recherche, qui s'est vu
attribuer la médaille d'or du CNRS et qui, pour couronner le tout,
est le seul représentant de sa discipline au Collège de France ?
On pourrait être arrogant à moins.
Il est seulement très décevant pour un chercheur de constater que
celui qui a toujours proclamé publiquement les vertus de la Raison,
de la discussion rationnelle, de la science, ne s'est jamais avéré,
dans sa pratique, très différent des autres. Tant pis. De toute façon,
on ne peut impunément évoquer hypocritement la Raison et l'honnêteté
du dialogue scientifique ou intellectuel, sans finir un jour ou l'autre
par être jugé à l'aune de ses propres propos. Comme Pierre Bourdieu
aime parfois à le rappeler : « L'hypocrisie
est un hommage que le vice rend à la vertu. »
La tâche se complique cependant encore un peu plus lorsque la critique
est formulée à propos d'une uvre non seulement reconnue scientifiquement,
mais aussi connue bien au-delà des seuls cercles de spécialistes.
Une façon de disqualifier le travail de discussion consistera alors
à évoquer le classique argument du « se faire un nom
à travers la polémique contre un auteur célèbre »...
Lorsque l'on risque à coup sûr d'être traité (au mieux) de malveillant,
(au pire) de stupide (cf. les Méditations pascaliennes),
la critique n'est pas aisée.
En France, la sociologie de Pierre Bourdieu est, le plus souvent,
soit détestée (voire ignorée), soit vénérée. Si on laisse de côté
la première attitude totalement négative, on notera que l'adoration
ne convient pas davantage à la vie scientifique. Le vrai respect scientifique
d'une uvre (et de son auteur) réside dans la discussion et l'évaluation
rigoureuses et non dans la répétition sans fin des concepts, du style
d'écriture, des raisonnements pré-établis... Il faut savoir réveiller
certains usages ensommeillés des concepts, il faut oser poser certaines
questions, s'autoriser à contredire, réfuter, compléter, nuancer la
pensée d'un auteur. Ni rejet brutal, ni psittacisme d'épigone, mais
dettes et critiques, voilà le double mouvement que l'on devrait scientifiquement
entretenir à l'égard du travail de Pierre Bourdieu. Si c'est à partir
de cette tradition sociologique-là que j'ai personnellement appris
une grande partie de mon métier de sociologue, cette même tradition
doit cependant être sévèrement critiquée au moment où elle se gèle,
en grande partie sous l'effet de la consécration scientifique et sociale.
À trop se préoccuper de la gestion de son patrimoine conceptuel
et de sa fructification, on n'est jamais très loin de la défense dogmatique
de concepts sociologiques qui, par nature, ne peuvent qu'être amenés
à révisions. Être fidèle au mode de pensée de Pierre Bourdieu,
à ce qu'il y a de plus précieux dans ce qu'il nous a appris, c'est
refuser la « malette conceptuelle »
estampillée, qu'avec parfois la complicité de certains jeunes épigones
en désir de fast success, le maître nous propose aujourd'hui.
Et puis, depuis quelques années seulement, Pierre Bourdieu a choisi
d'intervenir plus directement et plus fréquemment sur la scène publique.
C'est son droit. On peut même parfois être d'accord avec certaines
prises de position politiques adoptées. Mais la façon dont il justifie
son intervention et stigmatise son attitude réservée passée (ce « maudit »
escapism) me semble problématique, voire dangereuse à certains
égards. Il déclarait, il y a peu, dans un journal suisse : « Moi-même,
j'ai été victime de ce moralisme de la neutralité, de la non-implication
du scientifique. (...) Comme si on pouvait parler du monde
social sans faire de la politique ! On pourrait dire qu'un sociologue
fait d'autant plus de politique qu'il croit ne pas en faire. »
(Le Temps, samedi 28 mars 1998). Terminées donc les mises à
distance de la sphère politique, fini le temps des mises en garde
prudentes quant à la manière contestable dont certains sociologues
tentaient de continuer à faire de la politique à travers leur métier,
faisons table rase du passé... Et pourtant l'on sait combien l'appel
à l'engagement politique et social des chercheurs peut engendrer les
pires catastrophes scientifiques. Persuadé d'avoir raison politiquement,
on peut croire avoir raison scientifiquement. Le temps de la confusion
du marxisme politique et du marxisme scientifique est heureusement
terminé. Nous ne gagnerions rien à redonner de la vigueur à ce genre
de climat.
Peut-on évoquer la légitimité scientifique à tout bout de champ ?
Certainement pas. Si l'on veut que la parole du savant ait du poids,
il faut veiller à ce que celle-ci soit lestée par des enquêtes empiriques.
En intervenant à tout moment et quel que soit le sujet, on prend le
risque de glisser progressivement d'une parole qui était lestée et
robuste à une simple évocation rhétorique de la recherche scientifique.
Ce qui est engagé alors, ce n'est plus le travail scientifique réellement
effectué, mais le seul prestige lié à la position institutionnelle
du chercheur. L'idée de ne pouvoir intervenir publiquement que lorsque
l'on est compétent est peut-être (sans doute) frustrante (les enquêtes
sont nécessairement longues et ne peuvent toujours suivre le rythme
des mouvements sociaux), mais c'est la seule manière de conserver
au discours scientifique son poids et sa force spécifiques.
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