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raw
: On dit de moi que je pose régulièrement des questions à des
hommes et des femmes qui « détiennent le savoir », pour
entre autres les amener au domaine de l'esthétique, là où souvent
apparaissent les abîmes d'une théorie ou son conservatisme latent.
Chez vous, je n'ai rien trouvé qui puisse être révélé de la sorte
ou poussé à l'extrême. J'ai décidé de tenir compte de cette nouvelle
situation en essayant de renverser contre vous et contre moi-même
l'ensemble de vos propos sur l'auto-réflexion.
Si, au cours de cette interview, je voulais en même temps analyser
les conditions dans lesquelles elle a lieu, il me faudrait réfléchir
au rapport de force implicite entre moi qui pose les questions et
veut savoir, et vous qui répondez et devez prétendre savoir. Or, on
peut entre-temps observer, surtout dans des textes théoriques américains,
qu'une sorte « d'auto-réflexion incorporée » va aujourd'hui
de soi. L'auto-réflexion peut-elle devenir un exercice de style et
non pas une pratique telle que vous l'entendez, dès lors qu'elle sert
à mieux supporter sa propre situation tout en ayant conscience de
ses conditions (institutionnalisation par exemple), à mieux s'en accommoder
?
Pierre
Bourdieu : Je n'ai encore jamais ressenti de façon claire et univoque
ce que vous dites là. Mais quand vous le présentez de la sorte, je
reconnais bien sûr certaines choses qui souvent me dérangent. Il existe
différentes formes d'auto-réflexion. Certaines sont plutôt psychanalytiques,
d'autres plutôt critiques. Ce qui est très rare, c'est l'auto-réflexion
en sociologie. Il est à la fois étrange et surprenant qu'on n'y trouve
même pas un simulacre d'auto-réflexion. Je reconnais bien les signes
dont vous parlez l'auto-réflexion est seulement feinte.
Je pense qu'il s'agit là d'un mécanisme de défense subtil, d'une auto-réflexion
qui provient d'un exorcisme. Freud parle en permanence de mécanisme
de défense : face à des remises en question, il existe des
mécanismes de défense individuels, et des mécanismes de défense collectifs.
Graw :
Aux Etats-Unis, c'est par exemple devenu une des habitudes du politiquement
correct de se désigner au début d'une conférence en tant que « white
male heterosexual », comme si cela suffisait à se définir et
à se positionner. Il est vrai que, dans un environnement qui fait
abstraction de ces éléments, le fait de nommer « race, gender
and class » remplit une fonction politique; mais plus on
se définit soi-même de façon purement formelle, plus cette fonction
politique faiblit.
Bourdieu
: Je crois qu'il s'agit là d'une auto-analyse erronée qui fait
fonction d'exorcisme. Elle signifie la possibilité de se réconcilier
avec une sorte de norme professionnelle, norme qui prescrit la transparence.
Après 1968, on interrompait souvent les gens pour leur demander d'où
ils parlaient. Ceci est une forme extrême de négation de l'auto-réflexion.
Graw :
Parce qu'elle est seulement formelle ?
Bourdieu :
Elle est purement formelle et ne fait pas sens. Si par exemple nous
voulions analyser ce que nous sommes en train de faire ensemble actuellement,
il y aurait beaucoup à dire. Vous devriez parler beaucoup de vous
et moi de moi-même. Par exemple, je vous trouve spontanément fort
sympathique, ce qui est forcément en rapport avec le fait que j'ai
vu votre revue et que je suis sensible au style humain...
Graw :
... à l'habitus ? (1)
Bourdieu
: ...oui. Sensible à l'habitus que vous êtes. Votre visage y contribue
aussi. Et il faudrait se demander sur quoi repose ma sympathie. La
réponse serait très complexe. Quelles sont les choses que nous ne
pouvons PAS dire, parce que vous ne me les demandez pas ? Et
si vous aviez posé les questions, peut-être n'y aurais-je pas répondu.
Je crois que la vie intellectuelle changerait profondément et que
beaucoup de personnes ne pourraient peut-être plus vivre du tout,
si cette forme d'auto-réflexion devenait monnaie courante.
Depuis
que j'ai écrit « Homo academicus », je me demande souvent
comment j'en suis venu à éprouver le besoin de travailler sur des
personnes (des philosophes, etc.) dont le métier est de réfléchir.
Comment ce que j'ai dit, et que chacun savait plus ou moins, a-t-il
pu provoquer un tel scandale ? « Homo academicus »
était une entreprise bien plus risquée que si j'avais par exemple
écrit quelque chose sur le prolétariat. Pourquoi ? Parce que des mécanismes
de défense collectifs existent. Je vous donne un exemple : la
vie scientifique est très dure la vie culturelle
aussi. La question de la mort ou de la survie revient sans cesse,
les gens se demandent si ce qu'ils font a bien un sens et si cela
en vaut la peine. Cette vie est donc si dure que la pratique de l'auto-réflexion
rendrait la vie insupportable à beaucoup d'entre eux. C'est pourquoi
les uns accordent aux autres le droit de ne pas voir.
Graw :
Ce manque d'auto-réflexion est peut-être vrai pour la sociologie.
Mais dans d'autres champs, comme par exemple la production artistique,
l'auto-réflexion est devenue une sorte de doxa (2), pour utiliser vos propres termes. Là, on pourrait dresser
une liste des réflexes auto-réflexifs : de nombreux artistes
se réfèrent automatiquement à l'histoire des conditions de leur production
et des possibilités artistiques qui s'offrent à eux; ils thématisent
le lieu (la galerie) et leur public, ainsi que la réception de leur
uvre et leur espace social. Ne croyez-vous pas que les conditions
dans lesquelles une tâche aveugle serait à nouveau importante pourraient
exister ? Les féministes débattent et se demandent par exemple
si l'acceptation généralisée de l' «anti-essentialisme» ne rend pas
à nouveau nécessaire un essentialisme à visée fonctionnelle. Les conditions
dans lesquelles l'auto-réflexion est elle-même devenue une doxa pourraient-elles
justifier son interruption?
Bourdieu :
J'ai plutôt le sentiment qu'il ne peut jamais y avoir trop d'auto-réflexion.
Récemment, j'ai écrit un texte pour un magazine allemand. Le thème
de ce texte était l'opposition entre la réflexion narcissique et la
réflexion tournée vers une objectivité. Il existe une phrase de Marx
que j'aime beaucoup, dans laquelle il compare une certaine forme de
réflexion à l'onanisme. Dans cette forme onaniste d'auto-réflexion,
il s'agit de se faire plaisir. L'autre réflexion est tournée vers
l'extérieur et tente de s'auto-examiner ou d'examiner la situation
du groupe, de l'explorer, pour changer, pour ne pas être manipulée
par la situation, pour être sujet de la situation. Bizarrement, les
intellectuels réfléchissent très peu alors qu'ils devraient
en fait être des professionnels de la réflexion dès
lors qu'il s'agit de se demander ce que signifie être un intellectuel
ou d'étudier la relation entre la théorie et le réel. Ils font plutôt
preuve d'une naïveté extraordinaire sans arrogance
aucune de ma part et il faut essayer de comprendre
pourquoi il en est ainsi. Cette naïveté est lourde de conséquences,
car les intellectuels sont plus importants qu'ils ne le croient. Je
pense par exemple à Louis Althusser. Cet homme était très influent
en France, et il est très surprenant de voir dans sa biographie combien
il était aveugle vis-à-vis de lui-même. Que les gens soient si aveugles,
non seulement au monde social, mais aussi à leur propre univers, est
vraiment grave. Il en est ainsi avec les artistes qui sont particulièrement
aveugles à leurs propres intérêts artistiques. Aveugles à ce qu'ils
ne peuvent pas dire. Quand ces artistes démystifient l'acte artistique,
l'action artistique, ils en refont par là même une action artistique.
C'est très grave, car il s'agit de personnes qui très souvent se révèlent
être influentes. Je crois donc qu'il ne peut pas y avoir trop d'auto-réflexion.
Et par cela je n'entends pas l'auto-réflexion qui s'auto-satisfait celle-ci
est terrible. Non, j'entends par là une auto-réflexion qui soit efficace
et productive, mais pas pour faire mal. Il ne s'agit pas d'attaquer.
Dans de nombreuses situations, je m'observe moi-même instaurant une
auto-réflexion; par exemple quand, dans un groupe, je demande ce que
nous sommes en fait en train de faire. Ce genre de question change
tout. C'est comme si le groupe était soulagé. Un sentiment de détente
s'installe. Et l'on pourra parler. Quelquefois, de l'agressivité apparaît.
Graw :
Je crois que réfléchir aux conditions d'une « auto-réflexion
incorporée » et aux fonctions qu'on lui fait remplir peut aussi
être une forme d'auto-réflexion.
Bourdieu :
Et vous avez bien sûr raison. Je ne crois pas qu'il doive y avoir
une bureaucratisation de l'auto-réflexion. Ou qu'elle doive devenir
un automatisme auquel il faille payer tribut. Ce serait une catastrophe.
Et je crois aussi que l'auto-réflexion ne peut être qu'un travail
collectif. Je ne prêche donc pas que chacun remplisse sa fiche et
s'auto-réfléchisse. Les intellectuels l'ont souvent fait, Sartre par
exemple a dit de lui « Je suis un intellectuel bourgeois »,
mais n'en a tiré aucune conséquence, c'était des mots... Le problème
est de créer un état d'esprit tourné vers la réflexion. L'auto-réflexion
devrait être comparable à une épée de Damoclès, suspendue sans méchanceté
aucune au-dessus des têtes de chaque groupe de producteurs culturels.
Pas une menace, mais une attention particulière à ce que l'on fait
parce que l'on prétend être un sujet créateur.
Graw :
Il devrait donc y avoir un regard auto-scrutateur qui fonctionne en
permanence.
Bourdieu :
Exactement. Et ce regard changerait tout. Tous les jours, je lis des
choses et j'ai l'impression d'être celui qui voit, qui voit des choses
obscènes. Les gens écrivent avec une naïveté, et ce sans même que
cela soit analysé. Et ces gens sont lus par d'autres personnes. Il
en est de même avec les débats sur la «culture» que nous avons Bloom
en Amérique, le relativisme, toutes ces choses, les grands philosophes je
me dis, mon Dieu!, si les gens se demandaient au moins ce qu'ils font
quand ils écrivent ce genre de choses. Quels sont les intérêts naïfs
que je pourrais poursuivre avec mes écrits ? Cela ferait
beaucoup de bien.
Graw :
Et pouvez-vous vous imaginer des conditions économiques et politiques
dans lesquelles vos concepts d' «habitus», de «champ», de «reproduction»
seraient devenus des modèles explicatifs allant de soi ?
Bourdieu :
Je peux me l'imaginer, mais ce n'est guère probable. J'hésite et
je suis en train de pratiquer l'auto-réflexion. Que vais-je dire,
une forme subtile de narcissisme ne va-t-elle pas en résulter, ne
vais-je pas prendre le rôle du prophète maudit, un rôle classique
d'intellectuel, et est-ce qu'il ne s'agit pas là d'une fausse modestie
de ma part ?
Je crois cependant pouvoir dire sans tricher que ceci est peu probable,
parce qu'il s'agit d'instruments qui semblent fort innocents et qui
en fait possèdent une grande violence. Parce qu'ils touchent à des
choses essentielles qui habituellement sont protégées. Je ne crois
donc pas que l'auto-réflexion se propagera si facilement. Bien sûr,
il y aura des formes d'utilisation polémiques, et j'y prends particulièrement
garde afin d'agacer les autres.
Graw :
Comment s'y prendrait-on, avec vos concepts, pour établir une relation
entre l'auto-réflexion dans la pratique culturelle et la récession
que l'on ressent particulièrement sur le marché de l'art ? Si
je présumais un rapport entre cette détérioration et la réflexion
sur les conditions matérielles, comment utiliserais-je vos outils ?
Bourdieu :
Il faudrait tout d'abord accomplir un travail historique. L'auto-réflexion
est depuis longtemps présente. Elle est liée au processus d'autonomisation
du champ artistique (3). J'ai déjà esquissé des processus semblables dans la
littérature, la poésie et aussi la musique. Récemment, j'ai lu un
livre sur Schoenberg dont l'auteur un musicologue
français n'est certainement pas une théoricien à
la mode (4). Dans ce livre écrit
en 1947, on montre que le processus de retour à la raison de la musique
sur elle-même a été poussé jusqu'à l'extrême. On avait introduit un
nouvel accord et l'on se demandait ce que son introduction signifiait.
C'est exactement le même processus que celui qui a eu lieu dans le
domaine des mathématiques avec l'axiomatique. De même en poésie et
en musique : on commençait à se dire que l'on doit se demander
ce qui rend possible que l'on puisse dire ce que l'on dit.
Il
faudrait donc élaborer une étude historique et comparative des différents
arts et sciences. Pour la période actuelle, ce serait plus compliqué.
Je crois que le processus d'auto-réflexion dans sa forme extrême existait
déjà dans les années soixante et soixante-dix, alors qu'il n'y avait
pas encore de crise. C'est pourquoi je n'établirais guère un lien
avec la crise économique. La question est plutôt de savoir si la crise
ne pousse pas bien plus les gens à revenir à des choses sûres. Ce
qu'actuellement je remarque par exemple dans divers domaines, en peinture
et en littérature, c'est un retour à des formes très traditionnelles,
archaïques. Nous sommes dans une phase de Restauration. Ceci apparaît
le plus clairement dans le domaine du roman : on régresse
de plus en plus vers une forme d'art antérieure à Joyce et à Virginia
Woolf et au nouveau roman. Ce retour au récit arrive dans le contexte
du conservatisme global qui empiète sur le champ concerné, et pour
des raisons spécifiques, propres au champ spécifique. Je pense là
à des événements comme mai 68 qui a laissé des traces très profondes
dans les têtes des universitaires, de Los Angeles à Moscou.
Graw :
On peut par exemple constater une Restauration de la peinture dans
les galeries New-yorkaises à orientation commerciale (comme par exemple
chez Gay Gorney), qui savent que la peinture est une valeur sûre se
vendant au mieux en temps de crise. Mais il existe d'autres galeries
New-yorkaises qui prétendent de façon « formelle » tenir
compte de la récession en organisant des « actions » hebdomadaires.
Bourdieu :
Le monde de l'art est contaminé par les modèles économiques. Ceci
touche jusqu'aux conservateurs de musées qui sont devenus des agents
très importants dans le champ artistique, et qui en même temps font
fonction d'entrepreneurs avec ces grandes expositions préparées à
grands renforts de publicité. Actuellement, il y a à Paris une exposition
fastueuse qui m'agace tant que j'en ai oublié le nom...
Graw :
Toulouse Lautrec?
Bourdieu :
Oui, c'est typique. Elle a été planifiée comme un événement médiatique.
Graw :
Vous caractérisez toujours le champ artistique comme celui qui ne
reconnaît pas forcément les règles du champ économique. Je ne suis
pas d'accord. Si il y a une chose que l'on peut observer dans le champ
artistique, c'est bien l'intensification des mécanismes économiques.
L'auto-exploitation est par exemple bien plus importante, on s'exploite
volontiers soi-même par idéalisme pour l'art. Le champ artistique
est aussi moins protégé, il n'y a pas d'assurances ou de caisse de
prévoyance-vieillesse. Et les relations d'échange sont plus archaïques,
plus faciles à saisir dans leur ensemble. Les producteurs sont souvent
aussi les consommateurs. On ne peut donc pas dire que le champ artistique
se comporte « extérieurement à l'économique ».
Bourdieu :
Cela n'est pas en contradiction avec ce que je dis. Dans le livre
que je viens d'écrire, je décris les rapports tels que Flaubert les
décrit dans « L'Education sentimentale » : la
relation entre Monsieur Arnaux, qui est un précurseur du directeur
de galerie il dirige un petit journal qui s'appelle
« art industriel » et ses artistes.
Monsieur Arnaux a sa petite cour de peintres, l'un d'eux s'appelle
Pellerin, et Flaubert donne quelques indications sur les rapports
qui existent entre ces personnes. Il dit qu'il les aimait tellement
et qu'il les exploitait admirablement par l'amour. Je crois que rien
ne ressemble plus aux rapports de force du champ artistique et littéraire
que le rapport entre les sexes : un rapport qui est marqué
par le pouvoir symbolique. Il ne s'agit pas d'une exploitation brutale,
économique, reposant sur la force physique, mais d'une exploitation
qui se fonde sur la complicité et l'amour de l'exploité. Ou sur ce
au nom de quoi l'exploiteur exploite l'autre : l'art, la
culture ou peu importe. En même temps, il s'agit du renversement du
monde économique : les gens ne sont pas achetés de manière
mécanique, mais on prend, presque au sens magique du terme, possession
d'eux. Pour comprendre qu'un tel système puisse fonctionner, il doit
y avoir une logique inversée et des personnes qui sont préparées à
dire qu'elles sont prêtes à mourir pour l'art. Ceci n'est pas valable
pour le monde économique dans le monde économique,
les gens travaillent pour leur salaire, mais là aussi il existe des
formes de mystification.
Graw : De
plus en plus. Le travail en dehors du champ artistique devient lui
aussi de plus en plus un travail culturel, dans le cadre duquel on
exige identification et plaisir le travail doit être
intéressant. Presque tous se comprennent comme des travailleurs de
la culture.
Bourdieu : Oui,
vous avez raison. Le modèle est en train de se généraliser.
Graw : Mais
il me semblait tout à l'heure que vous regrettiez l'état commercialisé
du monde artistique, le fait que le champ artistique soit lui aussi
pénétré de Realpolitik économique.
Bourdieu : C'est
que le champ artistique est le lieu où les choses les plus exceptionnelles
de l'humanité se produisent. La liberté, la révolte de Baudelaire
contre l'Académie, les refus opposés des actions
très courageuses. Ma crainte est aujourd'hui qu'avec la réintroduction
de l'économie, on introduise en même temps subalternité et soumission.
Et je crois que le lieu où ce combat sera mené est la sociologie,
même si cela peut paraître bizarre. L'avant-garde devait craindre
pour sa vie pour continuer comme Baudelaire qui touchait
à des choses essentielles , et il en va de même pour
la sociologie. Il y a naturellement le sociologue bureaucrate, tout
comme il y eut aussi l'art bourgeois. Mais les gens qui veulent faire
leur travail voient immédiatement combien la soumission d'un champ
aux contraintes économiques du champ économique fait disparaître jusqu'à
la possibilité de la vérité.
Graw : Empêcher
la soumission d'un champ aux contraintes économiques, est-ce ce que
vous appelez « l'autonomie relative » d'un champ ?
Bourdieu : Chaque
champ, même le plus évolué comme le champ des mathématiques pures,
possède autonomie et indépendance. Les gens ne font que ce qu'ils
veulent, ils se soumettent à des règles qui n'ont rien à voir avec
les règles de l'extérieur. Mais cette autonomie reste, même dans les
cas les plus purs, toujours relative et est menacée par des contraintes
universitaires ou par les contraintes du marché. Ces contraintes réussissent
à pénétrer le champ, à renverser des hiérarchies. Tous les jours,
il y a des anthropologues qui meurent, comme au 19e siècle mouraient
des peintres. Parce qu'ils s'étaient détournés du bon chemin, parce
qu'ils avaient dérogés à des règles, on ne les exposait pas. Et aujourd'hui,
je crois qu'il y a beaucoup de gens, des jeunes, des femmes, des personnes
qui viennent d'ailleurs et que l'on tue avec perfection en les décourageant.
Graw : N'y
a-t-il pas aussi un rapport avec le positionnement dans le champ social
de ceux qui consciemment se mettent à l'écart, ne veulent rien avoir
à faire avec les combats de production et les mécanismes de reconnaissance ?
Bourdieu : Les
sociologues n'en font pas partie. Il est vrai que comme les artistes,
ils sont à l'extérieur et doivent y rester.
Car s'ils étaient soumis aux contraintes du marché, quel employeur
paierait pour apprendre la vérité sur les employeurs ? J'ai
fait une étude sur les évêques et je ne peux pas m'imaginer que des
évêques m'aient chargé de cette étude. Les groupes dominants n'ont
absolument aucune envie d'apprendre la vérité. On a donc besoin d'une
liberté, qui est liée à l'État, et qui s'exprime à travers le fait
que nous sociologues sommes payés par l'État. Dans notre cas, cette
liberté est utilisée pour comprendre les rapports de production ou
les rapports de domination. C'est pourquoi nous sommes particulièrement
dangereux.
Graw : Mais
vous servez aussi, quand par exemple vous montrez que les choses ne
sont pas données aussi naturellement qu'elles voudraient le faire
croire. Par là même, vous servez un capitalisme raffiné qui tient
à disposer d'agents auto-réfléchis qui soient conscients d'eux-mêmes.
Bourdieu : C'est
un problème. Toute pensée critique encourt le risque, à mon avis,
d'être utilisée. Ceci est inévitable. Plus ou moins. Le livre « La
Distinction » a été lu dans des écoles de marketing.
Graw : Je
ne voulais pas tenir ici le discours du « Tout peut être coopté », mais
plutôt demander ce que signifient de telles possibilités d'utilisation
de vos thèses pour votre propre production.
Bourdieu : Vous
abordez un des problèmes les plus agaçants un problème
que j'ai en permanence. Actuellement, je fais par exemple une expérience
qui est aussi scientifique que politique. J'essaie de travailler avec
une nouvelle forme d'interview, qui dure très longtemps et est très
détaillée, et qui est un peu basée sur le modèle de la psychanalyse,
mais opère avec d'autres matrices explicatives. Et je me demande si
cette méthode pourrait me permettre de résister à la contradiction
à laquelle j'ai toujours été soumis. On peut résumer cette contradiction
dans le reproche suivant : ce que tu fais est très bien,
mais cela n'est lu que par les privilégiés. Bon.
Nous avons déjà publié une partie de ce travail d'interviews. Les
analyses sociologiques que nous y avons faites sont très abstraites
et font appel à de nombreux concepts, mais sont présentées sous la
forme d'une histoire, comme de courts romans. Ce sont des gens qui
racontent leur vie.
Et soudain, ces histoires peuvent être lues par n'importe qui, par
n'importe quelle personne qui s'y reconnaît. Cela fonctionne très
bien. Le lecteur absorbe presque sans un bruit les instruments de
la sociologie pour se comprendre lui-même.
Graw : Cela
me rappelle la méthode d'un Hans Haacke. Il empruntait lui aussi à
la sociologie des moyens de comprendre et les plaçait dans des galeries,
il confrontait un public artistique à des questions sur sa position
dans le champ social.
Bourdieu : Hans
Haacke est quelqu'un qui m'a beaucoup appris. Ou : j'ai
beaucoup appris avec lui. Il a attiré mon attention sur des choses
que je ressentais il est vrai de manière confuse, mais que je n'osais
pas exprimer. J'avais par exemple l'idée que le champ artistique devenait
de plus en plus autonome. Et il me disait : attention, on
retombe dans le mécénat...
Haacke est quelqu'un qui a un regard très clair sur ces choses. Lors
de notre interview (5), je lui ai dit que les intellectuels ne
sont pas capables de trouver des stratégies symboliques efficaces.
Si je pouvais, j'engagerais ici Hans Haacke comme conseiller technique
afin de rédiger avec lui diverses prises de position, par exemple
au sujet de ce qui se passe en Allemagne de l'Est. Au lieu de faire
des déclarations abstraites, on devrait demander ce que l'on peut
dire qui soit intelligent, critique et symboliquement efficace. Ces
choses ne peuvent pas être improvisées. Et les intellectuels sont
très mauvais dans ce domaine. Il n'y a pas non plus beaucoup d'artistes
qui soient à la fois porteurs d'une vue intelligente, non-naïve et
critique, et qui en même temps possèdent des instruments d'expression
ayant une force symbolique. Haacke est quelqu'un qui pour moi représente
une sorte d'avant-garde de ce que le travail intellectuel pourrait
être. Et j'ai le problème de me situer dans un domaine scientifique
avec des normes scientifiques. Si je vais au-delà, alors on m'accusera
de non scientificité déjà, mon travail est facteur
de troubles. Une possibilité de tuer mon travail serait de dire qu'il
n'est pas scientifique. Je dois donc rester soumis aux canons scientifiques
et tenter de trouver une force de type artistique.
Graw : si
l'on compare le travail de préparation empirique que vous devez faire
(interviews, questionnaires) à celui d'un critique d'art, alors ce
travail ressemble à la nécessité, parfois propre à l'objet, de décrire
l'art de façon critique. Avec votre notion de « champ artistique », vous
semblez cependant vous distancer ostensiblement de la notion de contexte,
très courante en histoire de l'art et en critique d'art, comme elle
apparaît par exemple chez Wolfgang Kemp ou T.J. Clark.
Bourdieu : Ce
point demande une longue explication. Il y a deux concepts qui semblent
être très proches du mien. « Art world » et « contexte ».
Dans les deux cas, il s'agit de concepts sans vigueur et inconsistants
qui ne font que décrire le fait que les artistes sont eux aussi entourés
d'un univers social avec des institutions.
Arthur Danto, qui a repris ce concept (je vous enverrai des photocopies
de textes dans lesquels je critique ces choses en détails), met tout
dans le « Art world » : les artistes, les marchands,
le public, les galeristes, les directeurs de musée, les professeurs.
C'est bien sûr mieux que de dire que l'art est le produit des artistes.
Mais c'est aussi pire, car cela suppose qu'il y ait des individus
qui aient quelque chose à voir avec l'art. Alors qu'il s'agit d'un
champ, d'un espace avec des rapports objectifs qui sont aussi solides
que les rapports économiques. T.J.Clark, c'est terrible. J'ai vu ce
qu'il a fait sur Manet et cela me donne la chair de poule. Même si
cela a les apparences d'une rigueur sociologique, ce n'est rien d'autre
que la mise en relation brutale de deux substances : d'un
côté les artistes et de l'autre le monde social.
Ce qui manque à ces gens, c'est l'idée qu'il y a un espace, que j'appelle
champ, dans lequel il y a des rapports de force, des structures invisibles,
des dominants et des dominés et des monopoles des
lieux où se concentre le capital symbolique. Un éditeur ou un directeur
de galerie est malgré tout un capitaliste spécifique. Et la première
de couverture fonctionne comme un crédit bancaire. Si je découvre
un brevet pour un ordinateur, j'ai besoin d'une banque qui finance
mes investissements et je dois convaincre cette banque que je m'y
prends de façon intelligente, que j'ai découvert quelque chose de
nouveau. Il en va de même avec un jeune écrivain qui rend visite à
un éditeur. Et d'après quoi l'éditeur jugera-t-il ? Il juge
d'après la personnalité. S'il y croit, alors il est convaincu. Il
décide d'un titre avec l'écrivain, il ne donne pas d'argent, mais
un capital culturel énorme. Et celui qui n'existe pas commence à exister.
Puis vient la critique qui voit que quelque chose a été publié chez
Suhrkamp et en tire des conséquences. Il y a un livre du fils d'Unseld
sur Kafka et ses éditeurs. C'est un très beau livre. Il dit si
j'ai bien compris que pour un auteur, l'éditeur est
Dieu.
Graw :
Comme le galeriste pour l'artiste.
Bourdieu :
Exactement. C'est le Dieu. On est dans le néant, Monsieur Kafka est
totalement inconnu, et hop! on l'amène à exister
d'un pouvoir presque divin. On peut le renvoyer dans les ténèbres
et lui dire que son roman n'a eu aucun succès. Ou l'assurer que l'on
continuera à le publier malgré tout.
Graw : Il
faut comprendre que ces choses n'ont rien à voir avec la soi-disant « qualité » de
ce que l'on fait.
Bourdieu : Il
y a là des aspects sociaux et l'inconscient. Un vieil éditeur éditera
les choses que l'on éditait il y a trente ans et il tuera de jeunes
auteurs qu'il ne voit même pas. Les vieux auteurs tuent les jeunes
écrivains et protègent les écrivains qui correspondant à leurs représentations
en rédigeant pour eux des préfaces les préfaces sont
transmission du capital symbolique. Ceci ressemble beaucoup à la banque : rapports
d'exploitation, rapports de domination et rapports de propriété qui
sont cependant, comme vous le disiez tout à l'heure, encore plus violents,
parce qu'il s'agit d'une violence symbolique.
Graw : Avec
ce vocabulaire guerrier, matérialiste, on oublie quelquefois de demander
s'il est vraiment possible de réduire la production artistique à des
luttes d'auteurs à l'intérieur d'un champ.
Bourdieu : Pas
seulement les auteurs, les éditeurs aussi et les critiques en font
partie. Les luttes se déroulent dans tous les champs. C'est très compliqué
et souvent mal compris parce qu'il y a toujours deux niveaux. J'ai
particulièrement insisté là-dessus dans mon dernier livre, car j'ai
toujours des difficultés à faire comprendre cela. Il y a donc l'espace
réel des hommes qui se situent les uns par rapport aux autres [il
dessine un cercle avec des points] et se combattent. Puis il y a ce
que j'appelle l'espace des possibles [il dessine un second cercle].
Ce qui est faisable à un certain moment, a été fait ou sera fait,
un imaginaire qui s'est constitué socialement. C'est ainsi qu'on dit
que des romans comme ceux de Balzac ne pourraient plus être écrits
aujourd'hui ou que quelque chose est fini depuis Duchamp. Pour pouvoir
parler aux autres et lutter contre eux, il faut maîtriser le langage
artistique du moment. Si vous vous trouvez à côté du champ, alors
vous devenez un douanier Rousseau, un « artiste-objet »
comme je l'appelle : des artistes qui sont objectivement,
mais pas subjectivement des artistes. Des artistes qui sont métamorphosés
en artistes mais ne savent pas en fait ce qu'ils font. Un artiste
contemporain doit être post-conceptuel. Même s'il peint de façon néoréaliste,
il doit savoir pourquoi.
Graw : Il
doit connaître l'histoire de l'art, ses diverses représentations et
différents jugements de valeur, et avoir incorporé dans son travail
les prétendues possibilités et impossibilités artistiques.
Bourdieu : Un
artiste qui est créatif voit un vide. Mais ce n'est pas la seule raison
pour laquelle il fera quelque chose, sinon il serait l'artiste cynique.
L'artiste convaincu fait quelque chose parce que cela le concerne.
Pour en avoir envie, il doit avoir été produit d'une façon qui lui
fasse ressentir cette envie.
Graw : Cela
me fait penser à votre notion de « feel for the game »; j'ai
eu l'impression que le « feel for the game » était peut-être
une possibilité de réintroduire le concept du génie par une porte
dérobée. Peut-être celui qui a aujourd'hui un « feel for the
game » aurait-il été autrefois qualifié de génie. Ce qui toutefois
m'étonne, c'est votre enthousiasme pour ceux qui possèdent le « feel
for the game ». Vous avez beaucoup de sympathie pour le bon joueur
qui a trouvé le juste mélange de soumission et de liberté au bon moment.
Mais quelles sont les conditions qui font de quelqu'un un bon joueur,
et qui décide qu'il est bon ?
Bourdieu : Oui,
c'est un grand problème. Bon, le « feel for the game » est
une chose complexe. Il y a des gens qui possèdent cette compétence
d'une manière cynique et qui se placent de façon à demi consciente
au bon endroit. Je crois que les mondes artistiques et scientifiques
sont des univers très compliqués au sein desquels les gens font presque
sans calcul ce qui est juste et nécessaire. C'est presque une condition
de réussite. Il y a des valeurs comme le sérieux ou l'authenticité
qui sont toujours célébrées chez les créateurs...
Graw : Ou
au contraire : au moins depuis Warhol ou maintenant aussi
chez Koons, c'est l'artificiel, le non-authentique qui est célébré...
Bourdieu : C'est
vrai célébré comme une forme extrême du génie. Mais
en même temps, c'est une possibilité au service d'une authenticité
plus grande. On pense que l'authentique est naïf et s'enorgueillit
d'une authenticité plus authentique qui soit capable de démasquer
le mythe de l'authentique. On n'en sort plus. Ou bien il faut sortir
du jeu et dire que les musées sont de la merde. Mais la merde d'artiste
a déjà été mise en bouteille tous les coups ont été
joués. Il est vrai qu'il y a une conviction qui est une condition
de la participation et de l'appartenance au jeu. Le cynisme tue le
jeu. J'ai trouvé sur ce thème un texte de Mallarmé et j'en suis très
heureux. Mallarmé est d'ordinaire utilisé comme Hoelderlin pour défendre
l'idée selon laquelle l'art est quelque chose de sacré. Ce texte une
conférence qu'il a tenue en Angleterre en français dans un style ultra
obscur est l'un des textes les plus hermétiques de
Mallarmé. Il y dit que l'on doit éviter le démontage impitoyable de
la fiction, ce qui en fait signifie que l'on doit éviter le démontage
de soi-même il est lui-même la fiction. L'on n'a
pas le droit de démonter le jeu car on en perdrait le plaisir que
l'on y prend. Et il dit, chose que j'essaie aussi de montrer dans
mon livre, qu'il s'agit d'un jeu social. Je suis très content d'avoir
trouvé ce texte. C'est comme si j'avais trouvé chez Heidegger un passage
où il dise que le monde social explique le conscient.
Graw : Slavoj
Zizek dit que ce sont les cyniques qui fonctionnent le mieux. Et j'observe
à Cologne des antagonismes au sein des groupes d'artistes qui se reforment
presque chaque année, même si les participants ont reconnu qu'ils
ne font que répéter d'anciennes polarisations entre le pôle esthétique
et le pôle socio-critique. Chacun sait pertinemment que ces antagonismes
sont obsolètes et réducteurs, mais le jeu continue. Je crois que même
l'analyse la plus fine du jeu par ceux qui le jouent ne change pas
forcément le caractère du jeu.
Bourdieu : Vous
avez raison.
Et c'est ce qui explique la notion de champ. C'est qu'il ne s'agit
pas seulement d'individus. Il y a des forces qui sont plus grandes
et qui nous emprisonnent. Des forces qui se trouvent dans la réalité : les
galeries de Cologne qui s'inscrivent dans la tête des gens et sont
intériorisées. La notion de champ est en avance sur celle de « milieu »
car elle inclut l'idée qu'il existe une sorte de machine infernale.
Dès que l'on participe à ce jeu, comme dans la tragédie, on est contraint
d'obéir à ses règles. Et si un joueur veut échapper à ces règles,
on le laissera tomber. Très souvent, sans vouloir jouer au plus fin,
je suis moi aussi forcé, et cela m'est difficile, de tenir compte
du jeu. Supposons que vous ayez voulu me questionner au sujet de ma
place dans la sociologie française. J'aurais été immédiatement très
embarrassé. Et je me serais tout de suite dit que vous ne pouviez
pas penser que je pense vraiment ça. Que vous alliez suspecter une
stratégie, que je me sers de la sociologie pour cacher mon jeu, pour
ne pas livrer mon jeu, pour anéantir mes opposants.
Graw : Que
pensez-vous de la théorie systémique de Niklas Luhmann ?
Bourdieu : Dans
le livre « Réponses », j'ai exposé cela. Il y a aussi eu
un colloque au cours duquel les notions de champ et de système ont
été confrontées... Je crois qu'il existe des analogies. En même temps,
il s'agit de théories totalement opposées. La vision de Luhmann est
idéaliste et hégélienne. Il dit que le système se développe en conformité
avec sa propre logique, sans agents, sans conflits, sans rapports
de force et sans luttes. Il faudrait expliquer cela plus en détails,
mais il s'agit d'un système dangereux parce qu'il a l'apparence de
la vérité.
[NDL'HM :
voir sur ce site Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant : Extrait
de Réponses (1992, Seuil) pp. 78-80 [différence entre un champ et
un " appareil " au sens d'Althusser ou un système
tel que le conçoit Luhmann / Conduite de l'étude d'un champ]
]
Graw : Et
quelle est votre relation à la psychanalyse ? Dans vos livres,
le vocabulaire de la psychanalyse a laissé des traces, mais il semble
que vous ayez des réserves sur l'importance du « sexuel »
en tant que principe explicatif universel.
Pourrait-on comparer la notion d'habitus à celle de l'ordre symbolique ?
Bourdieu : Je
n'ai encore jamais pensé dans ces catégories. Vous avez très bien
résumé ma position. Je suis très intéressé par la psychanalyse et
en même temps, je montre de la réserve par rapport à elle, ce qui
s'explique par les effets du champ. Il y a eu en France une phase
où tous parlaient de façon obsessionnelle du « désir ».
J'ai réagi un peu à l'opposé, parce que les intellectuels ont tendance
à m'énerver. Cependant, l'étude dont je parlais tout à l'heure est
une tentative d'étudier les problèmes d'une façon approfondie à travers
les histoires individuelles des relations aux parents, pour étudier
des structures qui engendrent l'habitus. Je vais vous donner un exemple.
Nous faisons des interviews. Dans 9 cas sur 10, la clé du drame qui
est vécu par les gens réside dans leur relation à la mère ou au père.
Je prends un exemple un peu extrême mais très significatif. Le fils
d'un ouvrier dont le père est syndiqué, qui devrait normalement fréquenter
une petite école de banlieue, a été placé par son père dans une sorte
d'acte de révolte dans un lycée du centre-ville. Il se retrouve là
dans un milieu bourgeois, son niveau scolaire s'effondre, sa famille
perçoit cela comme un échec, toutes les ambitions sont anéanties,
etc. Et tout au long de sa vie, ceci fera fonction de traumatisme
initial, il en restera marqué. Ce modèle est général : les
parents projettent le prolongement de leurs propres chemins, qui ont
été interrompus, sur leurs enfants. Les enfants héritent des échecs
et des ambitions irréalisables de leurs parents.
Graw : Est-il
possible de quitter l'habitus ou de l'élargir ? J'ai l'impression
que vous vous moquez de ceux qui dépassent leur habitus et qui par
exemple s'intéressent au « vulgaire », en particulier quand
il s'agit de gens de bonnes familles, comme l'on dit. À quel point
est-on prisonnier de son habitus ? Ne peut-on pas être blanc,
mâle, hétérosexuel et membre de la classe moyenne, et malgré tout
s'intéresser au rap ? Développer un intérêt d'ordre culturel
qui ne corresponde pas à la position sociale et qui pourtant ne puisse
pas être rabaissé à une forme d'exotisme snob ?
Bourdieu : C'est
un problème. Un grand problème. Mon premier réflexe, socialement fondé,
à un tel phénomène est de le trouver suspect. Ce sont des gens qui
se mentent à eux-mêmes et qui par exemple se servent du rap pour régler
des comptes à l'intérieur de leur champ, comme par exemple Shustermann,
qui se désigne comme un philosophe radical. Ça semble très chic et
unique de faire passer une cassette de rap dans un colloque Nelson
Goodman. C'est un bon coup, tel que le jouent des artistes, mais j'en
reste à un certain soupçon, si ce n'est à un soupçon certain. Je crois
qu'il s'agit là d'un « radical chic » qui est très
souvent dangereux parce qu'il laisse les choses comme elles sont.
C'est du révolutionnarisme verbal. Il y a quelque chose de semblable
chez les gens qui tiennent la langue des ghettos des Noirs pour quelque
chose de merveilleux. Mais voilà, avec cette langue, on ne va pas
à Havard. Face à tant de fascination, on oublie que cette langue n'a
aucune valeur sur la plupart des marchés sociaux. Même si l'intérêt
pour le rap est lié à une véritable sympathie, cela ne sert que trop
nos propres intérêts dans l'univers. Je n'interdis pas les dépassements
à priori, mais ce sont des moments où l'auto-réflexion est très importante.
Graw : J'ai
l'impression qu'il y a une sorte d'infratexte dans tous vos textes : vous
ne pensez pas être un sociologue classique. Dans votre système de
références imaginaire, vous vous comparez plutôt à des écrivains et
à des artistes...
Bourdieu : Dans
la dernière phase de mon travail, dans laquelle je me trouve actuellement,
ce sont vraiment les écrivains et les critiques qui me sont proches
et que j'avais un peu enfouis, parce que j'étais dans un milieu scientifique.
Je suis arrivé à un point où je suis reconnu et où je peux me permettre,
sans me suicider, d'aborder les problèmes que j'avais jusque là étouffés.
Bien sûr, des gens diront maintenant : voyez! Bourdieu nous
l'avons toujours dit ce n'est pas un vrai savant.
Graw : Maintenant,
cela sera encore plus difficile pour ces gens, puisque vous êtes un
érudit officiel et membre de l'Académie française. [ndl'hm : à
notre connaissance, PB n'est membre que du Collège de France]
Bourdieu : Exactement.
Maintenant, je peux me servir de la force sociale que cette position
me donne.
Vous me demandiez tout à l'heure si il y aurait un jour où chacun
utiliserait le terme d' « habitus ». Je ne crois pas.
Mon unique force sociale à côté de l'intellectuelle,
de la cohérence, dont la force sociale est minime, est liée au fait
que je suis professeur dans une grande institution, que mes livres
ont été traduits dans toutes les langues. Si je détruis cela...
Graw : Quelles
seraient les conditions qui rendraient possible une destruction ?
Bourdieu : Si
j'allais trop loin, au sens du dépassement, du « happening ».
Il m'arrive par exemple de plus en plus souvent de gérer des « interventions »
dans des groupes ou des conférences. Ces interventions ressemblent
au happening. Je vais très loin, je gâche le jeu et ensuite je suis
malade pendant trois jours à cause de la dureté de l'expérience. Récemment,
il y a eu un colloque en plein été, ce qui ne me
convenait pas vraiment mais j'y suis allé. Il y avait
des présentatrices de la télévision, et j'ai organisé un happening
extrêmement véhément, j'ai dit à Christine Ockrent une
présentatrice typiquement bourgeoise que je changeais
de chaîne dès que je la voyais à l'écran. J'avais une moitié de la
salle pour moi : les jeunes, les femmes, etc. et le reste
de la salle était entièrement contre moi : s'ils avaient
pu, ils m'auraient tué.
Après quoi on a bien sûr dit de moi que je suis un homme plein de
passions et que ma science n'est que passion, et l'on m'a attribué
des ressentiments. C'est ainsi que je me détruis.
Graw : Vous
vous exposez à la possibilité d'être réduit à quelque chose comme
au terme « passionné ».
Bourdieu : Je
prends le risque de détruire une force sociale qui a de l'importance.
Je crois que ce que je fais est « drôlement libérateur ».
Et je serais content si d'autres personnes qui disposent à titre professionnel
des moyens, reprenaient à leur compte la partie agitatrice de ce travail.
On a donc besoin de professionnels de l'action symbolique et critique.
Graw : Pour
finir, je voulais vous poser une question concernant le projet de
journal européen « Liber » que vous avez initié. Que s'est-il
passé ? Je ne l'ai plus vu depuis longtemps dans le supplément
de la FAZ.
Bourdieu : Au
début, j'avais l'idée que les intellectuels doivent se mobiliser,
ce qui est très difficile parce qu'ils poursuivent des intérêts contraires.
Il était donc utile de les regrouper dans un travail commun le
journal. Mais un travail commun n'est pas ce qui en a résulté.
En ce moment, « Liber » ne paraît pas en allemand, ce que
je regrette beaucoup. Nous sommes en négociation avec différentes
personnes qui pourraient nous soutenir. Je ne veux pas procéder trop
vite, parce qu'au début, nous voulions aller trop vite et trop haut.
Cette entreprise était trop grande et c'est pourquoi elle a échoué,
ce dont je ne suis pas responsable. Je suis responsable de l'utopie
initiale, après cela a été un peu mégalomane. Maintenant, je procède
très lentement, parce que je me dis que nous devrions peut-être nous
associer à une revue, ce qui du même coup en exclurait d'autres. On
doit préparer ce genre de choses très lentement pour que cela soit
réel et puisse durer. Il y a un groupe d'environ 50 « amis de
Liber » en Allemagne qui est composé de sociologues, d'artistes,
etc. et qui se rencontre à Freiburg et Berlin pour faire paraître
une édition en langue allemande : de façon modeste, mais
bien faite. Cela continue donc, de même en Italie, en Espagne, en
Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Suède, en Bulgarie et en Hongrie.
Cela continue.
Notes
:
1. Par habitus, Pierre Bourdieu comprend une matrice d'actions,
de perceptions et de pensées; la loi transmise à chaque individu
par sa socialisation primaire, autrement dit un système de dispositions
durables et transposables. Bourdieu part du principe d'une « conformité
objective des formes d'habitus des groupes et des classes ».
2. « La doxa est constituée par cet ensemble de
thèses postulées de manière implicite et hors d'atteinte de toute
forme de questionnement, et qui, en tant que telles, ne se révèlent
que dans la rétrospective, pour ainsi dire au moment où on les abandonne ».
3. « Dans les sociétés hautement différenciées, le cosmos
social est constitué de microcosmes sociaux relativement autonomes,
de ce que j'appelle des champs, c'est-à-dire des espaces dans lesquels
dominent des relations objectives et qui présentent chacun leur logique
et leur nécessité propres ». (Tiré de : « Sur
la responsabilité des intellectuels »).
4. Bourdieu fit parvenir par la suite l'information selon
laquelle il s'agit du livre « Schoenberg et son école »
de R.Leibowitz, Paris, J.B.Janiin, paru en 1947.
5. Hans Haacke a interviewé Pierre Bourdieu pour la revue
« October ».
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