Pierre Bourdieu |
|||||||||||||||
sociologue énervant |
|||||||||||||||
Des
textes de l'impétrant |
|||||||||||||||
|
Que suis-je ? |
||||||||||||||
Mots-clefs : auto-réflexion ; objectivation ; champ artistique ; art contemporain ; roman ; Haacke ; Flaubert ; pouvoir symbolique ; violence symbolique ; Baudelaire ; le métier de sociologue ; art world ; contexte ; artiste-objet ; feel for the game ; Mallarmé ; Niklas Luhmann ; ordre symbolique ; habitus |
|||||||||||||||
raw
: On dit de moi que je pose régulièrement des questions à des
hommes et des femmes qui « détiennent le savoir », pour
entre autres les amener au domaine de l'esthétique, là où souvent
apparaissent les abîmes d'une théorie ou son conservatisme latent.
Chez vous, je n'ai rien trouvé qui puisse être révélé de la sorte
ou poussé à l'extrême. J'ai décidé de tenir compte de cette nouvelle
situation en essayant de renverser contre vous et contre moi-même
l'ensemble de vos propos sur l'auto-réflexion. Pierre Bourdieu : Je n'ai encore jamais ressenti de façon claire et univoque ce que vous dites là. Mais quand vous le présentez de la sorte, je reconnais bien sûr certaines choses qui souvent me dérangent. Il existe différentes formes d'auto-réflexion. Certaines sont plutôt psychanalytiques, d'autres plutôt critiques. Ce qui est très rare, c'est l'auto-réflexion en sociologie. Il est à la fois étrange et surprenant qu'on n'y trouve même pas un simulacre d'auto-réflexion. Je reconnais bien les signes dont vous parlez l'auto-réflexion est seulement feinte. Je pense qu'il s'agit là d'un mécanisme de défense subtil, d'une auto-réflexion qui provient d'un exorcisme. Freud parle en permanence de mécanisme de défense : face à des remises en question, il existe des mécanismes de défense individuels, et des mécanismes de défense collectifs. Graw : Aux Etats-Unis, c'est par exemple devenu une des habitudes du politiquement correct de se désigner au début d'une conférence en tant que « white male heterosexual », comme si cela suffisait à se définir et à se positionner. Il est vrai que, dans un environnement qui fait abstraction de ces éléments, le fait de nommer « race, gender and class » remplit une fonction politique; mais plus on se définit soi-même de façon purement formelle, plus cette fonction politique faiblit. Bourdieu : Je crois qu'il s'agit là d'une auto-analyse erronée qui fait fonction d'exorcisme. Elle signifie la possibilité de se réconcilier avec une sorte de norme professionnelle, norme qui prescrit la transparence. Après 1968, on interrompait souvent les gens pour leur demander d'où ils parlaient. Ceci est une forme extrême de négation de l'auto-réflexion. Graw : Parce qu'elle est seulement formelle ? Bourdieu : Elle est purement formelle et ne fait pas sens. Si par exemple nous voulions analyser ce que nous sommes en train de faire ensemble actuellement, il y aurait beaucoup à dire. Vous devriez parler beaucoup de vous et moi de moi-même. Par exemple, je vous trouve spontanément fort sympathique, ce qui est forcément en rapport avec le fait que j'ai vu votre revue et que je suis sensible au style humain... Graw : ... à l'habitus ? (1) Bourdieu : ...oui. Sensible à l'habitus que vous êtes. Votre visage y contribue aussi. Et il faudrait se demander sur quoi repose ma sympathie. La réponse serait très complexe. Quelles sont les choses que nous ne pouvons PAS dire, parce que vous ne me les demandez pas ? Et si vous aviez posé les questions, peut-être n'y aurais-je pas répondu. Je crois que la vie intellectuelle changerait profondément et que beaucoup de personnes ne pourraient peut-être plus vivre du tout, si cette forme d'auto-réflexion devenait monnaie courante. Depuis que j'ai écrit « Homo academicus », je me demande souvent comment j'en suis venu à éprouver le besoin de travailler sur des personnes (des philosophes, etc.) dont le métier est de réfléchir. Comment ce que j'ai dit, et que chacun savait plus ou moins, a-t-il pu provoquer un tel scandale ? « Homo academicus » était une entreprise bien plus risquée que si j'avais par exemple écrit quelque chose sur le prolétariat. Pourquoi ? Parce que des mécanismes de défense collectifs existent. Je vous donne un exemple : la vie scientifique est très dure la vie culturelle aussi. La question de la mort ou de la survie revient sans cesse, les gens se demandent si ce qu'ils font a bien un sens et si cela en vaut la peine. Cette vie est donc si dure que la pratique de l'auto-réflexion rendrait la vie insupportable à beaucoup d'entre eux. C'est pourquoi les uns accordent aux autres le droit de ne pas voir. Graw : Ce manque d'auto-réflexion est peut-être vrai pour la sociologie. Mais dans d'autres champs, comme par exemple la production artistique, l'auto-réflexion est devenue une sorte de doxa (2), pour utiliser vos propres termes. Là, on pourrait dresser une liste des réflexes auto-réflexifs : de nombreux artistes se réfèrent automatiquement à l'histoire des conditions de leur production et des possibilités artistiques qui s'offrent à eux; ils thématisent le lieu (la galerie) et leur public, ainsi que la réception de leur uvre et leur espace social. Ne croyez-vous pas que les conditions dans lesquelles une tâche aveugle serait à nouveau importante pourraient exister ? Les féministes débattent et se demandent par exemple si l'acceptation généralisée de l' «anti-essentialisme» ne rend pas à nouveau nécessaire un essentialisme à visée fonctionnelle. Les conditions dans lesquelles l'auto-réflexion est elle-même devenue une doxa pourraient-elles justifier son interruption? Bourdieu : J'ai plutôt le sentiment qu'il ne peut jamais y avoir trop d'auto-réflexion. Récemment, j'ai écrit un texte pour un magazine allemand. Le thème de ce texte était l'opposition entre la réflexion narcissique et la réflexion tournée vers une objectivité. Il existe une phrase de Marx que j'aime beaucoup, dans laquelle il compare une certaine forme de réflexion à l'onanisme. Dans cette forme onaniste d'auto-réflexion, il s'agit de se faire plaisir. L'autre réflexion est tournée vers l'extérieur et tente de s'auto-examiner ou d'examiner la situation du groupe, de l'explorer, pour changer, pour ne pas être manipulée par la situation, pour être sujet de la situation. Bizarrement, les intellectuels réfléchissent très peu alors qu'ils devraient en fait être des professionnels de la réflexion dès lors qu'il s'agit de se demander ce que signifie être un intellectuel ou d'étudier la relation entre la théorie et le réel. Ils font plutôt preuve d'une naïveté extraordinaire sans arrogance aucune de ma part et il faut essayer de comprendre pourquoi il en est ainsi. Cette naïveté est lourde de conséquences, car les intellectuels sont plus importants qu'ils ne le croient. Je pense par exemple à Louis Althusser. Cet homme était très influent en France, et il est très surprenant de voir dans sa biographie combien il était aveugle vis-à-vis de lui-même. Que les gens soient si aveugles, non seulement au monde social, mais aussi à leur propre univers, est vraiment grave. Il en est ainsi avec les artistes qui sont particulièrement aveugles à leurs propres intérêts artistiques. Aveugles à ce qu'ils ne peuvent pas dire. Quand ces artistes démystifient l'acte artistique, l'action artistique, ils en refont par là même une action artistique. C'est très grave, car il s'agit de personnes qui très souvent se révèlent être influentes. Je crois donc qu'il ne peut pas y avoir trop d'auto-réflexion. Et par cela je n'entends pas l'auto-réflexion qui s'auto-satisfait celle-ci est terrible. Non, j'entends par là une auto-réflexion qui soit efficace et productive, mais pas pour faire mal. Il ne s'agit pas d'attaquer. Dans de nombreuses situations, je m'observe moi-même instaurant une auto-réflexion; par exemple quand, dans un groupe, je demande ce que nous sommes en fait en train de faire. Ce genre de question change tout. C'est comme si le groupe était soulagé. Un sentiment de détente s'installe. Et l'on pourra parler. Quelquefois, de l'agressivité apparaît. Graw : Je crois que réfléchir aux conditions d'une « auto-réflexion incorporée » et aux fonctions qu'on lui fait remplir peut aussi être une forme d'auto-réflexion. Bourdieu : Et vous avez bien sûr raison. Je ne crois pas qu'il doive y avoir une bureaucratisation de l'auto-réflexion. Ou qu'elle doive devenir un automatisme auquel il faille payer tribut. Ce serait une catastrophe. Et je crois aussi que l'auto-réflexion ne peut être qu'un travail collectif. Je ne prêche donc pas que chacun remplisse sa fiche et s'auto-réfléchisse. Les intellectuels l'ont souvent fait, Sartre par exemple a dit de lui « Je suis un intellectuel bourgeois », mais n'en a tiré aucune conséquence, c'était des mots... Le problème est de créer un état d'esprit tourné vers la réflexion. L'auto-réflexion devrait être comparable à une épée de Damoclès, suspendue sans méchanceté aucune au-dessus des têtes de chaque groupe de producteurs culturels. Pas une menace, mais une attention particulière à ce que l'on fait parce que l'on prétend être un sujet créateur. Graw : Il devrait donc y avoir un regard auto-scrutateur qui fonctionne en permanence. Bourdieu : Exactement. Et ce regard changerait tout. Tous les jours, je lis des choses et j'ai l'impression d'être celui qui voit, qui voit des choses obscènes. Les gens écrivent avec une naïveté, et ce sans même que cela soit analysé. Et ces gens sont lus par d'autres personnes. Il en est de même avec les débats sur la «culture» que nous avons Bloom en Amérique, le relativisme, toutes ces choses, les grands philosophes je me dis, mon Dieu!, si les gens se demandaient au moins ce qu'ils font quand ils écrivent ce genre de choses. Quels sont les intérêts naïfs que je pourrais poursuivre avec mes écrits ? Cela ferait beaucoup de bien. Graw : Et pouvez-vous vous imaginer des conditions économiques et politiques dans lesquelles vos concepts d' «habitus», de «champ», de «reproduction» seraient devenus des modèles explicatifs allant de soi ? Bourdieu :
Je peux me l'imaginer, mais ce n'est guère probable. J'hésite et
je suis en train de pratiquer l'auto-réflexion. Que vais-je dire,
une forme subtile de narcissisme ne va-t-elle pas en résulter, ne
vais-je pas prendre le rôle du prophète maudit, un rôle classique
d'intellectuel, et est-ce qu'il ne s'agit pas là d'une fausse modestie
de ma part ? Graw : Comment s'y prendrait-on, avec vos concepts, pour établir une relation entre l'auto-réflexion dans la pratique culturelle et la récession que l'on ressent particulièrement sur le marché de l'art ? Si je présumais un rapport entre cette détérioration et la réflexion sur les conditions matérielles, comment utiliserais-je vos outils ? Bourdieu : Il faudrait tout d'abord accomplir un travail historique. L'auto-réflexion est depuis longtemps présente. Elle est liée au processus d'autonomisation du champ artistique (3). J'ai déjà esquissé des processus semblables dans la littérature, la poésie et aussi la musique. Récemment, j'ai lu un livre sur Schoenberg dont l'auteur un musicologue français n'est certainement pas une théoricien à la mode (4). Dans ce livre écrit en 1947, on montre que le processus de retour à la raison de la musique sur elle-même a été poussé jusqu'à l'extrême. On avait introduit un nouvel accord et l'on se demandait ce que son introduction signifiait. C'est exactement le même processus que celui qui a eu lieu dans le domaine des mathématiques avec l'axiomatique. De même en poésie et en musique : on commençait à se dire que l'on doit se demander ce qui rend possible que l'on puisse dire ce que l'on dit. Il faudrait donc élaborer une étude historique et comparative des différents arts et sciences. Pour la période actuelle, ce serait plus compliqué. Je crois que le processus d'auto-réflexion dans sa forme extrême existait déjà dans les années soixante et soixante-dix, alors qu'il n'y avait pas encore de crise. C'est pourquoi je n'établirais guère un lien avec la crise économique. La question est plutôt de savoir si la crise ne pousse pas bien plus les gens à revenir à des choses sûres. Ce qu'actuellement je remarque par exemple dans divers domaines, en peinture et en littérature, c'est un retour à des formes très traditionnelles, archaïques. Nous sommes dans une phase de Restauration. Ceci apparaît le plus clairement dans le domaine du roman : on régresse de plus en plus vers une forme d'art antérieure à Joyce et à Virginia Woolf et au nouveau roman. Ce retour au récit arrive dans le contexte du conservatisme global qui empiète sur le champ concerné, et pour des raisons spécifiques, propres au champ spécifique. Je pense là à des événements comme mai 68 qui a laissé des traces très profondes dans les têtes des universitaires, de Los Angeles à Moscou. Graw : On peut par exemple constater une Restauration de la peinture dans les galeries New-yorkaises à orientation commerciale (comme par exemple chez Gay Gorney), qui savent que la peinture est une valeur sûre se vendant au mieux en temps de crise. Mais il existe d'autres galeries New-yorkaises qui prétendent de façon « formelle » tenir compte de la récession en organisant des « actions » hebdomadaires. Bourdieu : Le monde de l'art est contaminé par les modèles économiques. Ceci touche jusqu'aux conservateurs de musées qui sont devenus des agents très importants dans le champ artistique, et qui en même temps font fonction d'entrepreneurs avec ces grandes expositions préparées à grands renforts de publicité. Actuellement, il y a à Paris une exposition fastueuse qui m'agace tant que j'en ai oublié le nom... Graw : Toulouse Lautrec? Bourdieu : Oui, c'est typique. Elle a été planifiée comme un événement médiatique. Graw : Vous caractérisez toujours le champ artistique comme celui qui ne reconnaît pas forcément les règles du champ économique. Je ne suis pas d'accord. Si il y a une chose que l'on peut observer dans le champ artistique, c'est bien l'intensification des mécanismes économiques. L'auto-exploitation est par exemple bien plus importante, on s'exploite volontiers soi-même par idéalisme pour l'art. Le champ artistique est aussi moins protégé, il n'y a pas d'assurances ou de caisse de prévoyance-vieillesse. Et les relations d'échange sont plus archaïques, plus faciles à saisir dans leur ensemble. Les producteurs sont souvent aussi les consommateurs. On ne peut donc pas dire que le champ artistique se comporte « extérieurement à l'économique ». Bourdieu :
Cela n'est pas en contradiction avec ce que je dis. Dans le livre
que je viens d'écrire, je décris les rapports tels que Flaubert les
décrit dans « L'Education sentimentale » : la
relation entre Monsieur Arnaux, qui est un précurseur du directeur
de galerie il dirige un petit journal qui s'appelle
« art industriel » et ses artistes. Graw : De plus en plus. Le travail en dehors du champ artistique devient lui aussi de plus en plus un travail culturel, dans le cadre duquel on exige identification et plaisir le travail doit être intéressant. Presque tous se comprennent comme des travailleurs de la culture. Bourdieu : Oui, vous avez raison. Le modèle est en train de se généraliser. Graw : Mais il me semblait tout à l'heure que vous regrettiez l'état commercialisé du monde artistique, le fait que le champ artistique soit lui aussi pénétré de Realpolitik économique. Bourdieu : C'est que le champ artistique est le lieu où les choses les plus exceptionnelles de l'humanité se produisent. La liberté, la révolte de Baudelaire contre l'Académie, les refus opposés des actions très courageuses. Ma crainte est aujourd'hui qu'avec la réintroduction de l'économie, on introduise en même temps subalternité et soumission. Et je crois que le lieu où ce combat sera mené est la sociologie, même si cela peut paraître bizarre. L'avant-garde devait craindre pour sa vie pour continuer comme Baudelaire qui touchait à des choses essentielles , et il en va de même pour la sociologie. Il y a naturellement le sociologue bureaucrate, tout comme il y eut aussi l'art bourgeois. Mais les gens qui veulent faire leur travail voient immédiatement combien la soumission d'un champ aux contraintes économiques du champ économique fait disparaître jusqu'à la possibilité de la vérité. Graw : Empêcher la soumission d'un champ aux contraintes économiques, est-ce ce que vous appelez « l'autonomie relative » d'un champ ? Bourdieu : Chaque champ, même le plus évolué comme le champ des mathématiques pures, possède autonomie et indépendance. Les gens ne font que ce qu'ils veulent, ils se soumettent à des règles qui n'ont rien à voir avec les règles de l'extérieur. Mais cette autonomie reste, même dans les cas les plus purs, toujours relative et est menacée par des contraintes universitaires ou par les contraintes du marché. Ces contraintes réussissent à pénétrer le champ, à renverser des hiérarchies. Tous les jours, il y a des anthropologues qui meurent, comme au 19e siècle mouraient des peintres. Parce qu'ils s'étaient détournés du bon chemin, parce qu'ils avaient dérogés à des règles, on ne les exposait pas. Et aujourd'hui, je crois qu'il y a beaucoup de gens, des jeunes, des femmes, des personnes qui viennent d'ailleurs et que l'on tue avec perfection en les décourageant. Graw : N'y a-t-il pas aussi un rapport avec le positionnement dans le champ social de ceux qui consciemment se mettent à l'écart, ne veulent rien avoir à faire avec les combats de production et les mécanismes de reconnaissance ? Bourdieu : Les
sociologues n'en font pas partie. Il est vrai que comme les artistes,
ils sont à l'extérieur et doivent y rester. Graw : Mais vous servez aussi, quand par exemple vous montrez que les choses ne sont pas données aussi naturellement qu'elles voudraient le faire croire. Par là même, vous servez un capitalisme raffiné qui tient à disposer d'agents auto-réfléchis qui soient conscients d'eux-mêmes. Bourdieu : C'est un problème. Toute pensée critique encourt le risque, à mon avis, d'être utilisée. Ceci est inévitable. Plus ou moins. Le livre « La Distinction » a été lu dans des écoles de marketing. Graw : Je ne voulais pas tenir ici le discours du « Tout peut être coopté », mais plutôt demander ce que signifient de telles possibilités d'utilisation de vos thèses pour votre propre production. Bourdieu : Vous
abordez un des problèmes les plus agaçants un problème
que j'ai en permanence. Actuellement, je fais par exemple une expérience
qui est aussi scientifique que politique. J'essaie de travailler avec
une nouvelle forme d'interview, qui dure très longtemps et est très
détaillée, et qui est un peu basée sur le modèle de la psychanalyse,
mais opère avec d'autres matrices explicatives. Et je me demande si
cette méthode pourrait me permettre de résister à la contradiction
à laquelle j'ai toujours été soumis. On peut résumer cette contradiction
dans le reproche suivant : ce que tu fais est très bien,
mais cela n'est lu que par les privilégiés. Bon. Graw : Cela me rappelle la méthode d'un Hans Haacke. Il empruntait lui aussi à la sociologie des moyens de comprendre et les plaçait dans des galeries, il confrontait un public artistique à des questions sur sa position dans le champ social. Bourdieu : Hans
Haacke est quelqu'un qui m'a beaucoup appris. Ou : j'ai
beaucoup appris avec lui. Il a attiré mon attention sur des choses
que je ressentais il est vrai de manière confuse, mais que je n'osais
pas exprimer. J'avais par exemple l'idée que le champ artistique devenait
de plus en plus autonome. Et il me disait : attention, on
retombe dans le mécénat... Graw : si l'on compare le travail de préparation empirique que vous devez faire (interviews, questionnaires) à celui d'un critique d'art, alors ce travail ressemble à la nécessité, parfois propre à l'objet, de décrire l'art de façon critique. Avec votre notion de « champ artistique », vous semblez cependant vous distancer ostensiblement de la notion de contexte, très courante en histoire de l'art et en critique d'art, comme elle apparaît par exemple chez Wolfgang Kemp ou T.J. Clark. Bourdieu : Ce
point demande une longue explication. Il y a deux concepts qui semblent
être très proches du mien. « Art world » et « contexte ».
Dans les deux cas, il s'agit de concepts sans vigueur et inconsistants
qui ne font que décrire le fait que les artistes sont eux aussi entourés
d'un univers social avec des institutions. Graw : Comme le galeriste pour l'artiste. Bourdieu : Exactement. C'est le Dieu. On est dans le néant, Monsieur Kafka est totalement inconnu, et hop! on l'amène à exister d'un pouvoir presque divin. On peut le renvoyer dans les ténèbres et lui dire que son roman n'a eu aucun succès. Ou l'assurer que l'on continuera à le publier malgré tout. Graw : Il faut comprendre que ces choses n'ont rien à voir avec la soi-disant « qualité » de ce que l'on fait. Bourdieu : Il y a là des aspects sociaux et l'inconscient. Un vieil éditeur éditera les choses que l'on éditait il y a trente ans et il tuera de jeunes auteurs qu'il ne voit même pas. Les vieux auteurs tuent les jeunes écrivains et protègent les écrivains qui correspondant à leurs représentations en rédigeant pour eux des préfaces les préfaces sont transmission du capital symbolique. Ceci ressemble beaucoup à la banque : rapports d'exploitation, rapports de domination et rapports de propriété qui sont cependant, comme vous le disiez tout à l'heure, encore plus violents, parce qu'il s'agit d'une violence symbolique. Graw : Avec ce vocabulaire guerrier, matérialiste, on oublie quelquefois de demander s'il est vraiment possible de réduire la production artistique à des luttes d'auteurs à l'intérieur d'un champ. Bourdieu : Pas seulement les auteurs, les éditeurs aussi et les critiques en font partie. Les luttes se déroulent dans tous les champs. C'est très compliqué et souvent mal compris parce qu'il y a toujours deux niveaux. J'ai particulièrement insisté là-dessus dans mon dernier livre, car j'ai toujours des difficultés à faire comprendre cela. Il y a donc l'espace réel des hommes qui se situent les uns par rapport aux autres [il dessine un cercle avec des points] et se combattent. Puis il y a ce que j'appelle l'espace des possibles [il dessine un second cercle]. Ce qui est faisable à un certain moment, a été fait ou sera fait, un imaginaire qui s'est constitué socialement. C'est ainsi qu'on dit que des romans comme ceux de Balzac ne pourraient plus être écrits aujourd'hui ou que quelque chose est fini depuis Duchamp. Pour pouvoir parler aux autres et lutter contre eux, il faut maîtriser le langage artistique du moment. Si vous vous trouvez à côté du champ, alors vous devenez un douanier Rousseau, un « artiste-objet » comme je l'appelle : des artistes qui sont objectivement, mais pas subjectivement des artistes. Des artistes qui sont métamorphosés en artistes mais ne savent pas en fait ce qu'ils font. Un artiste contemporain doit être post-conceptuel. Même s'il peint de façon néoréaliste, il doit savoir pourquoi. Graw : Il doit connaître l'histoire de l'art, ses diverses représentations et différents jugements de valeur, et avoir incorporé dans son travail les prétendues possibilités et impossibilités artistiques. Bourdieu : Un artiste qui est créatif voit un vide. Mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle il fera quelque chose, sinon il serait l'artiste cynique. L'artiste convaincu fait quelque chose parce que cela le concerne. Pour en avoir envie, il doit avoir été produit d'une façon qui lui fasse ressentir cette envie. Graw : Cela me fait penser à votre notion de « feel for the game »; j'ai eu l'impression que le « feel for the game » était peut-être une possibilité de réintroduire le concept du génie par une porte dérobée. Peut-être celui qui a aujourd'hui un « feel for the game » aurait-il été autrefois qualifié de génie. Ce qui toutefois m'étonne, c'est votre enthousiasme pour ceux qui possèdent le « feel for the game ». Vous avez beaucoup de sympathie pour le bon joueur qui a trouvé le juste mélange de soumission et de liberté au bon moment. Mais quelles sont les conditions qui font de quelqu'un un bon joueur, et qui décide qu'il est bon ? Bourdieu : Oui, c'est un grand problème. Bon, le « feel for the game » est une chose complexe. Il y a des gens qui possèdent cette compétence d'une manière cynique et qui se placent de façon à demi consciente au bon endroit. Je crois que les mondes artistiques et scientifiques sont des univers très compliqués au sein desquels les gens font presque sans calcul ce qui est juste et nécessaire. C'est presque une condition de réussite. Il y a des valeurs comme le sérieux ou l'authenticité qui sont toujours célébrées chez les créateurs... Graw : Ou au contraire : au moins depuis Warhol ou maintenant aussi chez Koons, c'est l'artificiel, le non-authentique qui est célébré... Bourdieu : C'est vrai célébré comme une forme extrême du génie. Mais en même temps, c'est une possibilité au service d'une authenticité plus grande. On pense que l'authentique est naïf et s'enorgueillit d'une authenticité plus authentique qui soit capable de démasquer le mythe de l'authentique. On n'en sort plus. Ou bien il faut sortir du jeu et dire que les musées sont de la merde. Mais la merde d'artiste a déjà été mise en bouteille tous les coups ont été joués. Il est vrai qu'il y a une conviction qui est une condition de la participation et de l'appartenance au jeu. Le cynisme tue le jeu. J'ai trouvé sur ce thème un texte de Mallarmé et j'en suis très heureux. Mallarmé est d'ordinaire utilisé comme Hoelderlin pour défendre l'idée selon laquelle l'art est quelque chose de sacré. Ce texte une conférence qu'il a tenue en Angleterre en français dans un style ultra obscur est l'un des textes les plus hermétiques de Mallarmé. Il y dit que l'on doit éviter le démontage impitoyable de la fiction, ce qui en fait signifie que l'on doit éviter le démontage de soi-même il est lui-même la fiction. L'on n'a pas le droit de démonter le jeu car on en perdrait le plaisir que l'on y prend. Et il dit, chose que j'essaie aussi de montrer dans mon livre, qu'il s'agit d'un jeu social. Je suis très content d'avoir trouvé ce texte. C'est comme si j'avais trouvé chez Heidegger un passage où il dise que le monde social explique le conscient. Graw : Slavoj Zizek dit que ce sont les cyniques qui fonctionnent le mieux. Et j'observe à Cologne des antagonismes au sein des groupes d'artistes qui se reforment presque chaque année, même si les participants ont reconnu qu'ils ne font que répéter d'anciennes polarisations entre le pôle esthétique et le pôle socio-critique. Chacun sait pertinemment que ces antagonismes sont obsolètes et réducteurs, mais le jeu continue. Je crois que même l'analyse la plus fine du jeu par ceux qui le jouent ne change pas forcément le caractère du jeu. Bourdieu : Vous
avez raison. Graw : Que pensez-vous de la théorie systémique de Niklas Luhmann ? Bourdieu : Dans le livre « Réponses », j'ai exposé cela. Il y a aussi eu un colloque au cours duquel les notions de champ et de système ont été confrontées... Je crois qu'il existe des analogies. En même temps, il s'agit de théories totalement opposées. La vision de Luhmann est idéaliste et hégélienne. Il dit que le système se développe en conformité avec sa propre logique, sans agents, sans conflits, sans rapports de force et sans luttes. Il faudrait expliquer cela plus en détails, mais il s'agit d'un système dangereux parce qu'il a l'apparence de la vérité. [NDL'HM : voir sur ce site Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant : Extrait de Réponses (1992, Seuil) pp. 78-80 [différence entre un champ et un " appareil " au sens d'Althusser ou un système tel que le conçoit Luhmann / Conduite de l'étude d'un champ] ] Graw : Et
quelle est votre relation à la psychanalyse ? Dans vos livres,
le vocabulaire de la psychanalyse a laissé des traces, mais il semble
que vous ayez des réserves sur l'importance du « sexuel »
en tant que principe explicatif universel. Bourdieu : Je n'ai encore jamais pensé dans ces catégories. Vous avez très bien résumé ma position. Je suis très intéressé par la psychanalyse et en même temps, je montre de la réserve par rapport à elle, ce qui s'explique par les effets du champ. Il y a eu en France une phase où tous parlaient de façon obsessionnelle du « désir ». J'ai réagi un peu à l'opposé, parce que les intellectuels ont tendance à m'énerver. Cependant, l'étude dont je parlais tout à l'heure est une tentative d'étudier les problèmes d'une façon approfondie à travers les histoires individuelles des relations aux parents, pour étudier des structures qui engendrent l'habitus. Je vais vous donner un exemple. Nous faisons des interviews. Dans 9 cas sur 10, la clé du drame qui est vécu par les gens réside dans leur relation à la mère ou au père. Je prends un exemple un peu extrême mais très significatif. Le fils d'un ouvrier dont le père est syndiqué, qui devrait normalement fréquenter une petite école de banlieue, a été placé par son père dans une sorte d'acte de révolte dans un lycée du centre-ville. Il se retrouve là dans un milieu bourgeois, son niveau scolaire s'effondre, sa famille perçoit cela comme un échec, toutes les ambitions sont anéanties, etc. Et tout au long de sa vie, ceci fera fonction de traumatisme initial, il en restera marqué. Ce modèle est général : les parents projettent le prolongement de leurs propres chemins, qui ont été interrompus, sur leurs enfants. Les enfants héritent des échecs et des ambitions irréalisables de leurs parents. Graw : Est-il possible de quitter l'habitus ou de l'élargir ? J'ai l'impression que vous vous moquez de ceux qui dépassent leur habitus et qui par exemple s'intéressent au « vulgaire », en particulier quand il s'agit de gens de bonnes familles, comme l'on dit. À quel point est-on prisonnier de son habitus ? Ne peut-on pas être blanc, mâle, hétérosexuel et membre de la classe moyenne, et malgré tout s'intéresser au rap ? Développer un intérêt d'ordre culturel qui ne corresponde pas à la position sociale et qui pourtant ne puisse pas être rabaissé à une forme d'exotisme snob ? Bourdieu : C'est un problème. Un grand problème. Mon premier réflexe, socialement fondé, à un tel phénomène est de le trouver suspect. Ce sont des gens qui se mentent à eux-mêmes et qui par exemple se servent du rap pour régler des comptes à l'intérieur de leur champ, comme par exemple Shustermann, qui se désigne comme un philosophe radical. Ça semble très chic et unique de faire passer une cassette de rap dans un colloque Nelson Goodman. C'est un bon coup, tel que le jouent des artistes, mais j'en reste à un certain soupçon, si ce n'est à un soupçon certain. Je crois qu'il s'agit là d'un « radical chic » qui est très souvent dangereux parce qu'il laisse les choses comme elles sont. C'est du révolutionnarisme verbal. Il y a quelque chose de semblable chez les gens qui tiennent la langue des ghettos des Noirs pour quelque chose de merveilleux. Mais voilà, avec cette langue, on ne va pas à Havard. Face à tant de fascination, on oublie que cette langue n'a aucune valeur sur la plupart des marchés sociaux. Même si l'intérêt pour le rap est lié à une véritable sympathie, cela ne sert que trop nos propres intérêts dans l'univers. Je n'interdis pas les dépassements à priori, mais ce sont des moments où l'auto-réflexion est très importante. Graw : J'ai l'impression qu'il y a une sorte d'infratexte dans tous vos textes : vous ne pensez pas être un sociologue classique. Dans votre système de références imaginaire, vous vous comparez plutôt à des écrivains et à des artistes... Bourdieu : Dans
la dernière phase de mon travail, dans laquelle je me trouve actuellement,
ce sont vraiment les écrivains et les critiques qui me sont proches
et que j'avais un peu enfouis, parce que j'étais dans un milieu scientifique.
Graw : Maintenant, cela sera encore plus difficile pour ces gens, puisque vous êtes un érudit officiel et membre de l'Académie française. [ndl'hm : à notre connaissance, PB n'est membre que du Collège de France] Bourdieu : Exactement.
Maintenant, je peux me servir de la force sociale que cette position
me donne. Graw : Quelles seraient les conditions qui rendraient possible une destruction ? Bourdieu : Si
j'allais trop loin, au sens du dépassement, du « happening ».
Il m'arrive par exemple de plus en plus souvent de gérer des « interventions »
dans des groupes ou des conférences. Ces interventions ressemblent
au happening. Je vais très loin, je gâche le jeu et ensuite je suis
malade pendant trois jours à cause de la dureté de l'expérience. Récemment,
il y a eu un colloque en plein été, ce qui ne me
convenait pas vraiment mais j'y suis allé. Il y avait
des présentatrices de la télévision, et j'ai organisé un happening
extrêmement véhément, j'ai dit à Christine Ockrent une
présentatrice typiquement bourgeoise que je changeais
de chaîne dès que je la voyais à l'écran. J'avais une moitié de la
salle pour moi : les jeunes, les femmes, etc. et le reste
de la salle était entièrement contre moi : s'ils avaient
pu, ils m'auraient tué. Graw : Vous vous exposez à la possibilité d'être réduit à quelque chose comme au terme « passionné ». Bourdieu : Je prends le risque de détruire une force sociale qui a de l'importance. Je crois que ce que je fais est « drôlement libérateur ». Et je serais content si d'autres personnes qui disposent à titre professionnel des moyens, reprenaient à leur compte la partie agitatrice de ce travail. On a donc besoin de professionnels de l'action symbolique et critique. Graw : Pour finir, je voulais vous poser une question concernant le projet de journal européen « Liber » que vous avez initié. Que s'est-il passé ? Je ne l'ai plus vu depuis longtemps dans le supplément de la FAZ. Bourdieu : Au
début, j'avais l'idée que les intellectuels doivent se mobiliser,
ce qui est très difficile parce qu'ils poursuivent des intérêts contraires.
Il était donc utile de les regrouper dans un travail commun le
journal. Mais un travail commun n'est pas ce qui en a résulté.
Notes : 1. Par habitus, Pierre Bourdieu comprend une matrice d'actions, de perceptions et de pensées; la loi transmise à chaque individu par sa socialisation primaire, autrement dit un système de dispositions durables et transposables. Bourdieu part du principe d'une « conformité objective des formes d'habitus des groupes et des classes ». 2. « La doxa est constituée par cet ensemble de thèses postulées de manière implicite et hors d'atteinte de toute forme de questionnement, et qui, en tant que telles, ne se révèlent que dans la rétrospective, pour ainsi dire au moment où on les abandonne ». 3. « Dans les sociétés hautement différenciées, le cosmos social est constitué de microcosmes sociaux relativement autonomes, de ce que j'appelle des champs, c'est-à-dire des espaces dans lesquels dominent des relations objectives et qui présentent chacun leur logique et leur nécessité propres ». (Tiré de : « Sur la responsabilité des intellectuels »). 4. Bourdieu fit parvenir par la suite l'information selon laquelle il s'agit du livre « Schoenberg et son école » de R.Leibowitz, Paris, J.B.Janiin, paru en 1947. 5. Hans Haacke a interviewé Pierre Bourdieu pour la revue
« October ». |
|||||||||||||||