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  Pierre Bourdieu

 
  

sociologue énervant

 
  

Des entretiens avec l'animal

 
  Le gars Bourdieu

SOCIÉTÉS
Vues d'en bas.

 
  

BALANDIER GEORGES
Le Monde, 26/02/1993.

 
 

 

l commence à s'éloigner le temps où les gagneurs occupaient la scène, où le récit des performances s'imposait à la façon d'une épopée contemporaine. La misère —et les petites misères qui corrodent les existences— semblait alors en voie de disparition ; au moins dans les pays que l'on disait riches, et capables de devenir toujours plus riches. Le paysage social a changé, les malheurs et les maux ne peuvent plus être cachés par les apparences. Ils sont encore apaisables, mais l'effort de l'État-providence et les solidarités privées approchent de leur limite. La nouvelle pauvreté, l'exclusion et la marginalisation, la mise hors travail et le mal-être ne sont plus réductibles à une formule générale qui en fait des abstractions, des problèmes : " malaises sociaux ".

Les politiques le savent, à qui il est reproché de rester trop loin des préoccupations et des difficultés de vie quotidienne des gens ordinaires, de les connaître surtout par des médiations —données statistiques, rapports des commissions et des experts, informations bureaucratiques. L'événement seul les met en relation directe, en situation de connaissance immédiate, et d'urgence. Ils sont régulièrement invités à être présents sur le " terrain ", à accueillir la "parole" de ceux qu'ils représentent, à être attentifs à ce qui se voit d'en bas.

Les sociologues ne peuvent ignorer cet appel qui les concerne aussi en les incitant à briser la clôture du métier et à réduire la distance que leur impose l'exigence scientifique. Ils n'ont pas à être un impuissant remède des défaillances, mais des facteurs de compréhension et d'interprétation tout en préservant la rigueur de la méthode. Ils contribuent à faire apparaître, à rendre manifestes, à multiplier les points de vue que cachent l'accoutumance à l'ordre des choses et le masque des intérêts.  

Aujourd'hui, parce que les situations critiques sont nombreuses, la sociologie retrouve les démarches qui ont été les siennes au temps des grandes crises sociales. Au XIX siècle, lorsque le sociologue se faisait —selon le mot de Gérando, observateur de la condition indigente — le "visiteur du pauvre". Au cours des années 20 et 30 de ce siècle, en Amérique, lorsque la "grande dépression" répandait par contagion les misères individuelles et les violences collectives. Alors, Chicago devenait le site d'une école sociologique influente. C'est le lieu de naissance de l'écologie urbaine, et d'une pratique qui allie la démarche sociologique et l'"observation participante" des anthropologues, qui recueille les témoignages personnels et reconstitue les "histoires de vie".

IL s'agit de rassembler directement, par contacts et entretiens répétés, des observations multiples et de les organiser ensuite à l'aide d'une progression théorique qui en épouse le mouvement. Dans des circonstances différentes, mais sur un même fond de misère sociale, par un recours à des méthodes semblables, mais avec des moyens nouveaux et un équipement théorique élaboré lors de précédentes enquêtes,l'équipe dont Pierre Bourdieu a été à la fois l'animateur et le principal acteur a opéré derrière " les écrans qui cachent les vraies raisons de la souffrance ".
De cette recherche collective, ouvrant nombre de perspectives, il résulte un imposant ouvrage fait pour être lu et vu. C'est un recueil d'histoires individuelles, mises en situation, construites à partir du "discours naturel" de chaque interlocuteur, éclairées par les commentaires qui démocratisent la "posture herméneutique" en la tenant à propos des " récits ordinaires d'aventures ordinaires ". Ces histoires aident à comprendre pourquoi les gens sont ce qu'ils sont, et font ce qu'ils font. Chacune d'entre elles peut se lire comme une petite nouvelle ; Bourdieu a raison de le signaler, d'évoquer à cette occasion Faulkner, Virginia Woolf, et Flaubert qui enseignait d'apprendre à porter sur Yvetot le regard accordé plus volontiers à Constantinople.

Le livre est aussi fait pour être vu, adapté à une culture où le visuel prévaut. Il l'est non pas pour des raisons iconographiques, mais typographiques. La mise en page se transforme en mise en scène ; les récits se lient comme dans un film à personnages multiples illustrantles multiples visages des misères actuelles ; le rythme lui est donné par les changements du caractère retenu pour l'impression, selon la nature du texte, et par les citations en gros corps qui signalent les enchaînements de séquences.
Pour celles-ci, quatre titres principaux : l'espace des points de vue, les effets de lieu, la démission de l'État, les déclins, que conclut un épilogue à la fois scientifique et politique. L'ouverture se fait sur les espaces qui rapprochent, obligent à cohabiter, difficiles à vivre parce qu'ils imposent l'affrontement de "visions du monde" et d'usages mal compatibles —et que l'interaction sociale y révèle quoditiennement la "misère de position". C'est là où les "misères de la coexistence" renforcent les "misères de chacun".
Les étrangers, les jeunes, les chômeurs et les mal-payés, les gardiens de cités pauvres, les travailleurs sociaux et la commerçante "pillée", animatrice d'un comité de défense, en sont des figures illustratives. Ainsi que le sont leurs contradictions : désir d'être entendu, mais "ils" n'écoutent pas ; volonté d'être intégré, mais le racisme exclut ; tentatives d'effacer l'image du ghetto, mais les gens "plus ou moins bien" s'en vont ou rêvent de vivre ailleurs ; tentation d'agir, de retrouver l'initiative, mais les uns sont en attente d'un populisme musclé et les autres sont convaincus que c'est seulement une façon de " déguiser la pauvreté ".

LES lieux dits "difficiles" sont d'abord difficiles à décrire et à penser. Dans une comparaison esquissée entre les situations américaines et françaises, il est mis en garde contre l'effet des fantasmes, des images et des émotions qui conduisent à assimiler les unes aux autres. C'est une invitation à repousser "le spectre du syndrome américain", à voir plutôt dans l'Amérique —comme dans une "utopie négative"— ce qui pourrait se produire. Comprendre ce qui s'observe sur le "terrain" requiert le détour par l'État, la reconnaissance des enchaînements qui vont de ce centre "jusqu'aux régions les plus déshéritées du monde social".
Il faut partir de ce qui compose la "vision d'État" et de sa construction par les médias selon leur propre logique, de ce qui concourt à transformer les problèmes personnels en problèmes de société relevant d'une responsabilité peu localisable. Ensuite, la sociologie de proximité inverse le parcours : elle découvre l'échec scolaire et les ratés de l'institution pédagogique, le malaise des juges et le double jeu institutionnel, le "désordre chez les agents de l'ordre" et la misère de la "police des pauvres", la "double contrainte" subie par les travailleurs sociaux et l'institution placée sous l'effet de la peur des gens dans la rue.
Les "images" de la dernière séquence, les récits de vie qui leur sont associés, sont ceux qui jalonnent les étapes des déclins engendrés par les grandes transformations à l'oeuvre durant les récentes décennies. Illustrations du haut coût social des mutations. Des agriculteurs qui se trouvent en difficulté de vivre, ou d'assurer leur succession en raison des désertions de la descendance. Des ouvriers de la sidérurgie que la fin de leur monde emporte dans son effacement, et tous ceux dont le travail se déqualifie, se réduit à des activités intérimaires, dont le travail n'entretient plus la conscience ouvrière ni le militantisme. Des licenciés pour cause économique, cadres y compris, dont les carrières sont brisées et qui souffrent souvent du "désaveu de leur entourage". Des gens dont les métiers disparaissent, comme les petits commerçants, ou se déclassent alors que les difficultés de les exercer s'accroissent, comme les enseignants confrontés aux violences scolaires. Et tous ceux qui expriment leur certitude qu'"il y a tout qui va pas".

CE n'est pas l'inventaire des complaintes, mais des formes d'un même appel : être vu, entendu, compris ; ne pas être abandonné et anonyme dans le fourre-tout des malaises sociaux. Pierre Bourdieu précise bien qu'il ne s'agit pas de considérer des "cas cliniques", mais de comprendre et d'interpréter dans un même mouvement. Il faut pouvoir se mettre en pensée à la place de l'autre, avoir le "regard compréhensif". Bourdieu va jusqu'à entraîner la méthode dans ce qu'il qualifie d'"exercice spirituel par oubli de soi". Ce qui est aussi une invitation à faire la politique autrement, en échappant à l'"alternative de l'arrogance technocratique" et de la "démission démagogique".
   

 
   

   
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