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  Pierre Bourdieu

 
 

  

sociologue énervant

 
 

  

Des textes de l'impétrant

 
       

 

  

Retour sur l’expérience Algérienne.

  

 

 

 

Avertissement : Le document suivant est un entretien imaginaire. Pierre Bourdieu n’ayant hélas pas pu répondre aux questions que l’exposition ne manque pas de susciter. En revanche, l’interview reprend des propos effectivement tenus par Bourdieu. Si le choix des questions et des réponses est de notre fait, nous nous sommes efforcés de rester fidèle à l’esprit de l’auteur. Les documents utilisés pour construire ce document sont indiqués plus bas. 

L’Institut du monde arabe présente à partir du 23 janvier 2003 et pendant deux mois une exposition intitulée « Algérie 60, P. Bourdieu ». Pouvez-vous retracer en quelques mots la genèse de ce projet ?

J’ai confié à Caméra Austria mes archives photographiques ( plusieurs centaines de négatifs ) issues de mes « investigations » menées en Algérie à la fin des années 50. L’objectif était de rendre accessibles ces travaux dont on peut dire qu’il sont à la fois les plus anciens et les plus actuels…

Vous êtes arrivé en Algérie en 1955 pour faire votre service militaire…

Effectivement. Je venais de terminer mes études et l’on m’appela sous les drapeaux à Versailles avant de m’envoyer en Algérie.

S’agissait-il d’une sanction ?

Un peu, il faut bien le dire. Je recevais France observateur, un journal qui dénonçait la répression et la torture et ne cachais pas mes opinions pro-indépendance sur l'Algérie… Prétendre que la guerre était imposée au peuple algérien par une poignée de meneurs utilisant la contrainte et la ruse, c’était nier que la lutte puisse trouver ses forces vives et ses intentions dans un sentiment populaire profond, sentiment inspiré par une situation objective.

Donc, vous étiez dès le départ très hostile à la guerre pour le maintien de l’Algérie française…

Oui ! Néanmoins, je pense que les Français à l’époque, qu’ils soient pour ou contre l’indépendance de l’Algérie, avaient pour point commun de très mal connaître ce pays, et ils avaient d’aussi mauvaises raisons d’être pour que d’être contre. Il était donc très important de fournir les éléments d’un jugement, d’une compréhension adéquate non seulement aux Français de l’époque, mais aussi aux Algériens instruits qui, pour des raisons historiques, ignoraient souvent leur propre société. En effet, parmi les effets funestes de la colonisation, on peut citer la complicité de certains intellectuels français de gauche à l’égard des intellectuels algériens, complicité qui les incitait à fermer les yeux sur l’ignorance dans laquelle se trouvaient ces derniers vis-à-vis de leur propre société. Je pense en particulier à Sartre, à Fanon… Cette complicité a eu des effets très graves quand ces intellectuels sont arrivés au pouvoir après l’indépendance de leur pays, et ont manifesté leur incompétence.

Dans quelles conditions avez-vous mené vos enquêtes scientifiques ?

C’était la guerre. Si, en tant que jeune intellectuel, j’ai bénéficié de conditions relativement privilégiées pendant mon service militaire ; mes premières enquêtes se sont déroulées dans des régions dévastées par la guerre et qui étaient des places fortes de la guérilla nationaliste : Kabylie, Collo et Ouarsenis. Après mon service militaire j’ai occupé un poste à l’université d’Alger jusqu’en 1960, quand le complot des généraux d’Alger me força à fuir précipitamment pour Paris ( tout en continuant, jusqu’en 1964, à analyser les données de terrain collectées lors de séjours dans l’Algérie rurale et urbaine durant les mois de vacances scolaires). Lorsqu’on travaille en situation de guerre, on se trouve contraint de poser les problèmes de méthode avec une extrême vigilance théorique. On est obligé de réfléchir, radicalement et très vite, à ce que c’est que construire une interrogation, à toutes les implications d’une question, etc.

En publiant dès 1958 un Que sais-je sur l’Algérie, vous vouliez éclairer le débat politique ?

… et scientifique. Cette introduction à une « sociologie de l’Algérie » présentait un premier bilan critique de tout ce que j’avais accumulé par mes lectures et mes observations. À l'époque, tout ce qui se rapportait à l’étude de l’Afrique du Nord était dominé par une tradition d’orientalisme. La science sociale était alors hiérarchisée, la sociologie proprement dite étant réservée à l’étude des peuples européens et américains, l’ethnologie aux peuples primitifs, et l’orientalisme aux peuples de langues et religions universelles non européens. Inutile de dire combien cette classification était arbitraire et absurde. Je me suis donc engagé dans un projet d’ethnosociologie économique…

Sociologie de l’Algérie a été traduit aux États-Unis en 1962 et sur la couverture, c’est un drapeau de l’Algérie indépendante qui est reproduit. Votre travail scientifique avait bien une tournure engagée politiquement.

Que je ne renie pas du tout. Mais il faut insister sur le fait que l’Algérie était bien loin de l’image « révolutionnaire » qu’en donnaient la littérature militante et les ouvrages de combat. Elle était faite d’une vaste paysannerie sous-prolétarisée, d’un sous-prolétariat immense et ambivalent, d’un prolétariat essentiellement installé en France, d’une petite bourgeoisie peu au fait des réalités profondes de la société et d’une intelligentsia dont la particularité était de mal connaître sa propre société et de ne rien comprendre aux choses ambiguës et complexes. Car les paysans algériens -comme les paysans chinois- étaient loin d’être tels que se les imaginaient les intellectuels de l’époque. Ils étaient révolutionnaires mais en même temps, ils voulaient le maintien des structures traditionnels car elles les prémunissaient contre l’inconnu. D’une manière générale, le sous-prolétariat oscillait entre une grande volonté de changement et une résignation fataliste au monde tel qu’il est. Cette contradiction me paraissait extrêmement importante car elle m’avait conduit à une vision plutôt réservée sur les rêves révolutionnaires des indépendantistes.

La politique coloniale n’est pas pour rien dans cette situation contradictoire.

Absolument ! La politique coloniale et la politique de guerre n’ont fait qu’achever, avec une sorte d’acharnement aveugle et méthodique, ce que la colonisation avait commencé : la destruction des structures de la société algérienne. La guerre a fait éclater en pleine lumière le fondement réel de l’ordre colonial, à savoir le rapport de force par lequel la caste dominante tenait en tutelle la caste dominée. Mon intention était de restituer aux agents le sens de leurs comportements, dont le système colonial les avait, entre autres choses, dépossédés.

 

Documents utilisés :
— "Révolution dans la révolution", Esprit, janvier 1961.
— "De la guerre révolutionnaire à la révolution" in l’Algérie de demain, Francois Perroux (dir), PUF, 1962.
— "Retour sur l’expérience algérienne", Awal, n°21, 2000.

Les lecteurs intéressés pourront lire ces documents dans Pierre Bourdieu, Interventions 1961-2001, science sociale et action politique, textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo, Agone, 2002 ainsi que l’article de L.Wacquant, La vie sociologique de Pierre Bourdieu, (Traduction française, par Catherine Lévy et l’auteur, d’un texte rédigé en anglais à la demande de l’International Sociological Association et paru dans International Sociology, 2002).


    

 

 

 

Pierre Bourdieu

  

   
© Jean-François Festas  

   
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