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'ai connu Pierre Bourdieu en 1979, quand j'ai réalisé
avec lui une interview à propos de "La Distinction". De ce
moment jusqu'à sa mort, une complicité personnelle,
intellectuelle et politique nous a liés. J'ai publié
un grand nombre d'entretiens avec lui. Le dernier en date a paru en
mai 2000, et occupait trois pages du Nouvel observateur. Il
a participé à des colloques que j'ai organisés,
et j'ai édité les textes qu'il y avait prononcés,
le dernier étant sa contribution au colloque de juin 2000 sur
"L'infréquentable Michel Foucault", dont les actes ont été
publiés en mai 2001 (Editions EPEL). Pierre Bourdieu me faisait
presque toujours lire les manuscrits de ses livres, comme l'attestent
ses dédicaces. Par exemple, sur mon exemplaire des "Méditations
pascaliennes" (1997) : "Pour Didier, ce livre qu'il a lu et relu,
et dont il m'a aidé à porter la souffrance. Avec toute
mon affection".
Tout au long de ces 22 années, j'eus d'innombrables occasions
de discuter avec lui de la question de la publication : où
publier, quoi, comment, à quel moment, dans quel but, pour
quels effets recherchés… ? Je ne me sens donc pas le plus
mal placé pour évaluer ce qu'il est possible de faire
paraître, et dans quelles conditions (si c'est bien cela le
problème qui est posé, et qui me semble le seul vrai
problème).
À
sa mort, le plus bel hommage qu'il était possible de lui rendre
n'était-il pas de donner à lire un extrait de l'extraordinaire
petit livre qu'il venait de terminer ? Le passage qui en a été
publié par le Nouvel observateur me touchait particulièrement
parce que j'en avais longuement discuté avec lui quand il l'écrivait,
et bien avant qu'il ne m'envoie le manuscrit complet (la référence
à Genet qui y figure est l'une des traces, dans le texte, de
nos conversations).
Pierre Bourdieu m'a envoyé le manuscrit de ce petit livre vers
la fin du mois de novembre. Je lui ai fait, comme d'habitude, mes
remarques et commentaires lors de plusieurs conversations téléphoniques.
Et il a, par exemple, entièrement récrit la page sur
Foucault (que je n'avais pas du tout aimée), m'envoyant la
nouvelle version, par mail, le 10 décembre, pour me demander
si je trouvais cette rédaction meilleure. Quelques jours plus
tard, il a envoyé ce livre à son éditeur allemand,
Surkhamp.
Pourquoi un éditeur allemand ? La raison en est fort simple.
Entre janvier et avril 2001, il a fait son cours au Collège
de France sur la sociologie de la science. La dernière séance
fut consacrée à une analyse sociologique de sa propre
sociologie, ce qu'il appelait une "auto-analyse". Le Monde
a raconté cette dernière séance (qui était
aussi son dernier cours, puisqu'il prenait sa retraite aussitôt
après). Quand il a annoncé qu'il allait publier ce cours
(qui a paru, sous le titre "Science de la science et réflexivité",
dans sa propre maison d'édition, Raisons d'agir, en octobre
2001), son éditeur allemand a cru que tout le livre allait
consister en cette
"auto-analyse" évoquée par Le Monde.
Et a donc inscrit un "Bourdieu par Bourdieu" dans son bulletin des
parutions à venir. Voyant cela, Pierre Bourdieu a d'abord voulu
les détromper. Puis il s'est ravisé et s'est mis à
écrire le livre annoncé. Il a d'abord passé le
printemps et l'été à mettre au point le texte
de son cours. Et a ensuite écrit ce petit livre pour Surkhamp
(entre septembre et mi-décembre, et en y insérant probablement
des fragments rédigés antérieurement).
Voilà l'histoire. Elle est simple. Mais j'aimerais surtout
que, de tout cela, on ne retienne qu'une chose : la beauté
des quelques pages de Pierre Bourdieu que le Nouvel Observateur
a publiées, leur éclat que rien ne saurait ternir et
qui, au contraire, me semble éclipser tout le reste. Formulons
donc un souhait : que tous ceux, innombrables, qui ont été
frappés par ce fragment d'"auto-analyse", puissent disposer
rapidement du texte intégral de ce livre incandescent.
Bourdieu-"Obs":
explication dans "Livres-Hebdo".
Libération, 08/02/2002, p.30.
Alors
que la famille de Pierre Bourdieu s'est indignée de la publication
par le Nouvel Observateur d'un texte inédit du sociologue
sur son enfance de collégien (lire Libération
du 7 février), didier Éribon, le critique et écrivain
à l'origine de cette publication, s'explique ce matin dans
les colonnes du magazine Livres-Hebdo.
Tout en regrettant que cet article ait été publié
à son insu au milieu d'articles "si violemment hostiles"
au chercheur disparu le 23 janvier dernier, didier Éribon
justifie sa décision en expliquant que Pierre Bourdieu avait
écrit ce texte autobiographique pour l'éditeur allemand
Surkhamp, et qu'il le considérait comme "terminé
et prêt pour la publication". Né du dernier
cours du sociologue au Collège de France en avril 2001, rédigé
entre octobre et novembre 2001, l'ouvrage devrait s'intituler Esquisse
d'une auto-analyse.
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