|
e roman, oeuvre d'un
braqueur émérite, semble avoir été lui- même pris en otage par la prestigieuse
collection Terre humaine. Une adresse d'Emmanuel Levinas ; une préface d'un
jésuite naguère « missionnaire dans la brousse africaine », aujourd'hui aumônier de
la prison où séjourne l'auteur, et qui, au terme d'un réquisitoire contre l'iniquité
judiciaire et l'inhumanité de nos prisons, en impute curieusement la responsabilité à
la laïcisation de la société française ; une postface de Jean Malaurie justifiant la
publication de l'ouvrage ; quelques annexes diverses : un cahier photo ; un index des
personnes citées mêlant gaiement Ninette, épouse de Totor, et Emmanuel Kant, P'tit
Michel, proxénète, et Henri Michaux, Gaston Bachelard et Boum- Boum, armurerie ambulante
et preste défourailleur abattu au côté de l'auteur dans un moment d'inattention.
Même s'il a
fourré ce pur diamant noir dans un écrin un peu lourdingue, grâces soient rendues à
Jean Malaurie, directeur de la collection : sans lui, qui accueillit un manuscrit refusé
par l'ensemble de l'édition française, nous aurions été privés d'un grand livre.
Rien de commun
avec la littérature carcéro-voyoucrate ordinaire. Le roman clairement autobiographique
de Claude Lucas est aux antipodes des longues invectives d'un Roger Knobelspiess contre la
société. Lucas n'est ni pour ni contre la société, n'étant pas même dedans.
Son problème se
situe ailleurs : il doute de l'intérêt d'exister. Sa délinquance toujours recommencée
ne résulte pas d'une insurrection. Elle n'est pas seulement divertissement pascalien
suscitant les secousses propres à détourner des fins dernières. Elle représente pour
lui le biais le plus rapide et le moins compromettant pour se procurer les moyens
d'existence nécessaires à la poursuite de son questionnement de ladite existence. On
n'aura garde d'oublier la possibilité de rencontrer la balle qui mettrait heureusement
fin à une quête épuisante. En une occasion, à l'instant d'être arrêté après un
braquage suicidaire, l'auteur tire lui-même cette balle, canon du revolver sur sa tempe,
mais la cartouche fait long feu incident rarissime que même un artisan soigneux de ses
outils ne saurait prévoir. Aussi bien les opérations réussies ne se terminent-elles
pas, selon l'imagerie classique, dans une boîte de nuit ruisselante de champagne. Son
portefeuille garni, Claude Lucas file à Algésiras et passe des heures assis sur un banc
du lugubre parc de la Linea, à la frontière de Gibraltar, devant un bassin à sec où
s'entassent détritus et boîtes de conserve : « Là, cependant, pour moi, tout
prenait sens absurdement. En ce lieu, plus que nulle part ailleurs, j'étais ce silence
accablant qui vous déshydratait le coeur. » L'essentiel de l'activité de cet homme
singulier consiste à se perdre dans la contemplation du plafond d'une chambre d'hôtel ou
d'une cellule de prison, avec, près de l'oreiller, Totalité et Infini,
d'Emmanuel Levinas, son maître à penser. De sa cellule actuelle, il a naturellement
éliminé radio et télévision qui dégraderaient l'enfermement en « doux naufrage ».
Une cellule de
moine ne ferait-elle pas aussi bien l'affaire, tout en soulageant banquiers et policiers ?
L'un des rares moments de bonheur rapportés dans le livre se situe précisément dans un
couvent où le héros, traqué par la police, cherche un refuge qui lui est accordé en
connaissance de sa mauvaise cause (allons, on n'y accueille donc pas que les Touvier...). «
Etre homme, et rien de plus rien de trop , tel est ici l'enjeu unique et suffisant. »
Mais comment, à la longue, ne pas désespérer « au spectacle de la déchirante paix
des autres, de la torturante foi des autres ?...»
La vie de Claude
Lucas avait commencé dans les chuchotements funèbres et les chants d'église. Une jeune
maman bretonne qui aime un collègue de travail marié et père de famille ; ils se
suicideront au gaz quand leur enfant aura dix-huit mois. Cela peut créer un vide. La
jeunesse vécue avec une grand-mère tenant la barre du Café du bassin, à Saint- Malo.
Un collège religieux où l'on réussit très bien. Une crise d'adolescence
particulièrement vigoureuse. Quelques dérapages aboutiront, à l'âge de dix-neuf ans,
au meurtre d'un souteneur. Cette foucade juvénile, qui aujourd'hui vaudrait aisément dix
ans ferme, fut sanctionnée à l'époque (1963) de manière intelligente : cinq ans avec
sursis. C'était faire la part des choses tout en marquant le coup. Un garçon avisé se
fût tenu coi. Lucas était déjà pris en main par son destin. Sursis révoqué après
une deuxième condamnation pour vols et port d'arme. Cinq ans à la terrible centrale
d'Ensisheim. Et ainsi de suite. Dix-huit ans d'enfermement à ce jour. Ce qui fait le
charme de l'ouvrage, c'est son étonnante diversité. Il ne dit pas seulement la geste
d'un truand point par l'angoisse existentielle, « allant je ne sais où, en quête de
je ne sais quoi ». Boum-Boum tient sa partie comme Manu Levinas . La
presse espagnole appela Lucas el gangster filósofo, mais le milieu le surnomme l'Abbé
simplement en raison de son éducation chez les bons pères. Monté sur un coup, il
n'assomme pas ses compagnons de travail en leur citant Kierkegaard à tout bout de champ.
Il se donne à l'ouvrage et joue le jeu sans réticence. Cela nous vaut, alternant avec
des paragraphes où s'exprime dans une langue très tenue l'inlassable interrogation d'un
être, des pages verveuses qui évoqueraient presque les regrettés Simonin et Audiard. On
a rarement lu un livre mêlant à ce point le désespoir le plus noir et la plus franche
gaieté. C'est aussi un instructif reportage sur le monde des voyous, à l'écart de toute
mythologie, car rédigé par un acteur distancié « Etre membre d'un gang me
divertissait surtout de braquer solitairement le regard sur moi. » C'est enfin un
thriller passionnant qui nous révèle à quel point le progrès technologique complique
l'exercice de la profession de gangster, dont on comprend mieux la reconversion largement
entamée dans la délinquance en col blanc.
Claude Lucas
n'est exemplaire à aucun point de vue. Il échappe à la statistique. Vouloir en faire le
porte-parole du peuple carcéral serait un contresens. Grave et poignant son livre nous
attache moins par les réponses qu'il apporte que par la question posée : celle du
mystère d'un homme martyrisant sa vie pour lui trouver un sens. Réinsertion ? Que peut
signifier le mot pour qui ne fut jamais inséré et n'en éprouve à aucun moment le
désir ?
Faut-il donc le
déclarer irrécupérable ? Ce serait tendre une main trop fraternelle à
l'avocat général qui s'apprête à requérir contre lui devant la cour d'assises du
Rhône pour un hold-up vieux de neuf ans. Longtemps, Lucas s'est demandé si « la
prison était la forme sous laquelle [son] existence se donnait à vivre en destin, ou si
elle n'était que l'expression de son ratage ». La cinquantaine venue, et ses
fatigues, le sentiment de ratage n'épargne pas plus les gangsters que les banquiers.
Il semble aussi
avoir découvert que l'amour pouvait être autre chose qu'une tragédie, comme l'en avait
convaincu le drame de ses parents : il a rencontré une femme et l'a épousée en prison.
Cet homme s'est enfin longtemps désintéressé de la vie, tel le héros de Lampedusa, ne
voyant d'intérêt à exister que « pour quelques rares élus de la création
artistique, de la recherche scientifique et du gouvernement des hommes ». Avec
Suerte (chance en espagnol), il est sauvé.
|
|